Une inscription sur une dalle noire se détache sur l’épais tapis de neige. "Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, en majorité des juifs de divers pays d’Europe, soit à jamais pour l’humanité un cri de désespoir et un avertissement." Cette résolution, écrite dans vingt et une langues, est gravée au pied du mémorial sur le site d’Auschwitz-II-Birkenau.
Bientôt, la neige fondra et la terre dégèlera. Les ruines des baraques en bois et des chambres à gaz et crématoires seront alors, une fois de plus, soumises aux mouvements du sol. Il faut les protéger pour éviter, à terme, qu’elles ne s’effondrent.
Ce n’est qu’un des nombreux travaux indispensables à la préservation de l’ancien camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. En janvier, le Musée d’Etat Auschwitz-Birkenau, qui gère les anciens camps, les visites et les expositions, a rendu publics ses besoins : 60 millions d’euros pour parer au plus urgent, 120 millions pour le financement total de la conservation. Si rien n’est fait, le site est tout simplement menacé de disparition.
Or le budget du musée s’élevait en 2008 à 6,8 millions d’euros. C’est juste assez pour des "rafistolages", comme l’explique Jacek Kastelianec, responsable de la collecte des fonds. De cette somme, seuls 400 000 euros arrivent de l’étranger. Le reste provient pour moitié des revenus du musée (livres, publications - l’entrée du site est gratuite) et pour moitié du gouvernement polonais.
Car le musée est une institution d’Etat, financée depuis sa création, en 1947, par le ministère de la culture. Ce n’est qu’après l’ère communiste, dans les années 1990, qu’il a bénéficié d’aides étrangères ponctuelles pour sa restauration.
Le musée vient donc de créer une fondation chargée d’accueillir un fonds doté, dans l’idéal, de 120 millions d’euros à récolter, et dont les dividendes annuels (entre 3 et 5 millions) permettraient de subvenir aux besoins de restauration.
Pourquoi avoir attendu si longtemps ? "Peut-être en raison de l’imprévoyance de l’ancienne direction", avance Serge Klarsfeld, vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et nouveau membre du conseil de la Fondation Auschwitz-Birkenau. "Mais aussi du manque d’intérêt des gouvernements polonais. Ils ont pris conscience de cette nécessité récemment, avec l’augmentation du nombre de gens qui viennent." Wladyslaw Bartoszewski, ancien déporté, secrétaire d’Etat chargé du dialogue international et directeur du Conseil international pour Auschwitz (IAC), conseil consultatif qui veille sur le devenir du site, offre une réponse complémentaire. "La génération des déportés arrive à la fin de sa vie. Il faut protéger cet endroit, le seul des camps inscrit au Patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco. C’est une obligation pour ceux qui partent."
Dans l’atelier de conservation du site, financé par la Fondation Lauder, une équipe de dix personnes veille depuis 2003 à préserver objets et lieux. Sur une table, deux piles de feuilles jaunies attendent. Ce sont les rapports de l’institut d’hygiène SS, dans lesquels sont consignées les expériences médicales pratiquées sur les déportés. La restauration de ces feuilles, payée par le Land allemand de Rhénanie-du-Nord- Westphalie, coûte 600 000 euros et prendra trois ans. Le travail des conservateurs est difficile. Il ne s’agit pas de rendre beau, comme dans un musée d’art. Il s’agit de "conserver en l’état", explique l’une d’eux. "Le but n’est évidemment pas de construire Disneyland, résume M. Bartoszewski. On veut garder le lieu authentique." C’est aussi le travail du spécialiste chargé de la conservation végétale : sur la base d’archives, il fait en sorte que le paysage ressemble autant que possible à ce qu’il était à l’époque.
Dans une autre salle, des blocs rouges et blancs sont numérotés. Ce sont des essais pour reproduire à l’identique les sols de certains bâtiments. Car dans les baraques en brique aux murs décolorés, le sol est abîmé. Il y a des trous. Il faut donc recréer les matériaux utilisés dans les années 1940. Parfois, il faut aussi remplacer des planches de bois gonflées d’humidité ou usées par le temps.
Ailleurs encore, on tombe sur une reproduction du portail "Arbeit macht frei", qui remplaçait l’original pendant sa restauration ; ou sur une grande fresque qui se trouvait, à l’origine, dans l’ancienne cantine des SS.
Parmi les premières tâches à effectuer, le conservateur Rafal Pirio cite la sauvegarde des baraques en bois et en brique de Birkenau et des onze bâtiments d’Auschwitz-I qui abritent l’exposition principale. Cette dernière, qui conduit les visiteurs à travers onze baraques, doit aussi être rénovée. Car elle est inchangée depuis... 1947. Dans ces salles, où l’affluence est grande, sont montrées, derrière des vitres, des tonnes de cheveux de déportés et des chaussures d’enfants. Les chaussures seront restaurées, mais le musée a choisi de laisser les cheveux tomber en poussière.
Le site comprend 155 bâtiments et 300 ruines sur près de 200 hectares. En arrivant à Birkenau, le visiteur reste sidéré par l’étendue des lieux. Les vestiges des baraques-dortoirs, encadrés de fils barbelés qui rouillent et de leurs poteaux en béton qui s’érodent, s’étendent à perte de vue. Les ruines des baraques en bois ponctuent le long quai où arrivaient les trains.
La préservation d’un lieu de mort n’est bien sûr pas dénuée d’ambivalence. "J’ai souvent eu un sentiment un peu mitigé devant l’idée qu’il fallait restaurer un lieu comme celui-ci, dit Richard Prasquier, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et membre du Conseil international pour Auschwitz. D’un autre côté, si l’on ne restaure pas, cela disparaîtra. Auschwitz est un signal pour l’Europe et pour le monde. Il ne peut pas disparaître physiquement."
Au fil des ans, le statut d’Auschwitz a changé. Il est devenu le symbole par excellence de la folie nazie. Les chiffres de fréquentation le confirment : jusqu’en 2003, le nombre annuel de visiteurs tournait autour du demi-million. Ils étaient en 2008 1,3 million. Piotr Cywinski, le directeur du musée, relate une anecdote qui illustre cette évolution. "Fin avril 2008, un homme est venu, un juif qui, enfant, avait survécu aux camps. Son père était mort. Il m’a dit : "Je devais venir à Auschwitz, parce que mon père a été tué à Bergen-Belsen." Pour lui, Bergen-Belsen était symboliquement inscrit à Auschwitz."
Il paraît impensable que la communauté internationale refuse de participer à la conservation d’Auschwitz-Birkenau. Pourtant, Piotr Cywinski reste prudent. "En général, je dis que ce qui arrive de l’étranger, ce sont surtout des bons conseils", plaisante-t-il. Pour Richard Prasquier, il n’est pas normal que ce soit la Pologne qui finance le site : "Je trouverais tout à fait choquant que l’ensemble des pays d’Europe ne paient pas."
Le site vient d’obtenir 4 millions d’euros de fonds européens, pour la conservation de deux baraques d’Auschwitz-I. Les Allemands se sont déjà manifestés auprès de la Fondation.
Wladyslaw Bartoszewski est optimiste. "Quand j’étais au collège, dans l’entre-deux-guerres, il me semblait que Verdun, c’était une histoire fermée, qui n’intéresserait rapidement plus personne. Il s’est écoulé exactement soixante-dix ans depuis mon bac. Les gens s’intéressent toujours à Verdun."
Clara Georges pour Le Monde du 26.02.09.