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Comment le peuple juif fut inventé

Comment le peuple juif fut inventé

de Shlomo Sand -

Voilà un livre qui a au moins un mérite, celui de soulever le débat et même les passions.

Il s’agit d’un essai, ni livre d’histoire, ni ouvrage politique, mais tout au service d’une idée politique. Le propos se veut logique, il apporte des sources et appelle à réfléchir ; mais demeure très manichéen et part à mon avis d’un axiome très faible : que les juifs ont été inventés comme peuple par les sionistes au 19e siècle, alors qu’au départ les juifs ne sont que les adeptes d’une religion. D’ailleurs le titre en français est explicite : « Comment le peuple juif fut inventé », on ne pose pas la question de savoir si les juifs sont un peuple ou non, on part de l’axiome qu’ils n’en sont pas un, que c’est une invention, et on va vous expliquer comment. C’est donc bien un raisonnement idéologique assez spécieux. Même celui qui passe dans une librairie et n’ouvre pas le livre aura au moins retenu cette information sur la couverture : les juifs sont une invention… Mais c’est oublier comment les juifs se sont définis et vécus durant des siècles, c’est-à-dire en peuple (Am Israël, Bnei Israël, Goy   Ehad…), même si dans ce sentiment il y a peut-être une part d’artifice ethnique au sens où Sand cherche à le montrer. Tous les courants du judaïsme, à part l’ultra-réforme du 19e qui voulu jouer à fond la carte de l’intégration nationale, parlaient d’un peuple et voyaient les différentes communautés juives en faire partie. C’est vrai aussi bien dans la Bible, le Talmud  , que chez les rabbins   médiévaux ou encore chez des philosophes assionistes comme Hermann Cohen   ou Rosenzweig… Mais de tout cela Sand se garde bien de discuter, tellement il est convaincu par son propre axiome, qu’il ne démontre jamais vraiment et ne discute pas avec suffisamment de sérieux.

Le grand reproche qu’on peut lui faire c’est que sous prétexte d’une analyse historique, il est tout au service d’une idée politique : les juifs n’étant pas un peuple, sinon « inventé récemment », le sionisme est basé sur un artifice et l’État d’Israël, puisqu’il existe et qu’il faut faire avec cette erreur de l’histoire, ne devrait pas être l’Etat des juifs, mais une république sans identité précise. Shlomo Sand est partisan d’un État binational et c’est son droit le plus strict, mais écrire un livre d’histoire ne devrait pas être un pamphlet politique. Il devient surtout ridicule quand il veut comparer son rêve d’Israël dénationalisé à la Hollande ou bien encore à la Grande-Bretagne [sic] (p.431), mais évite soigneusement d’apporter des exemples pourtant plus plausibles, notamment le voisin proche : le Liban, qui offre l’image pour le moins apocalyptique de ce que serait vite un État binational israélo-palestinien… Son rêve d’Europe aurait pu au moins le conduire à prendre en exemple la Belgique à la stabilité précaire… Avancer de telles idées, plutôt sympathiques au premier regard, montre une bonne dose de naïveté et surtout d’irréalisme car niant toutes les données historiques et politiques du problème, gênant pour un historien.

Il n’en demeure pas moins que certaines critiques et remarques de Sand restent pertinentes et qu’il ne manque pas de lever des pistes de réflexions. C’est pourquoi je ne rejetterais pas en bloc un tel livre, quand bien même son axe reste très idéologique et fragile et que le livre a tout de suite été mobilisé par les différents cercles antisionistes qui ne demandent qu’un tel os à ronger.

L’ouvrage n’est pas construit de façon classique, il ne traite pas d’un sujet unique, mais en mêle deux : la question de l’historiographie juive (19e siècle) et celle de l’expansion juive en diaspora (antiquité). Pour finir enfin sur un débat contemporain sur la nature de la démocratie israélienne.

L’historiographie juive, c’est la façon dont les premiers historiens juifs ont raconté l’histoire du peuple juif. L’histoire juive est née comme discipline au 19e siècle. Bien évidemment marquée par les mouvements idéologiques de l’époque et les problématiques du temps. La situation des juifs n’était pas simple dans l’Europe de l’émancipation partielle, de la montée de l’antisémitisme, de l’assimilation débutante et des pogroms en inflation…

Shlomo Sand dénonce assez méchamment et sans remettre dans le contexte de l’époque une partie de ces historiens, en particulier le grand Heinrich Graetz (cofondateur du mouvement massorti  ), qu’il accuse d’être « l’inventeur du peuple juif », c’est-à-dire de mettre l’accent sur l’idée de destinée commune et d’avoir éveillé chez les juifs d’Europe une conscience de leur destinée nationale historique. Sand montre bien qu’une certaine construction historiographique fut à l’origine d’une conscience nationale et donc du mouvement sioniste qui doit en effet beaucoup aux travaux et écrits de personnes comme Graetz. Ce qu’il dénonce, et ce dont je suis fier comme la plupart des juifs, est vrai, le sionisme fut avant tout un grand mouvement de prise de conscience intellectuelle et la vitalisation d’une conscience nationale. Sans cela, ce mouvement n’aurait pas existé. Ce ne sont ni les disciples du Gaon   de Vilna, pourtant immigrés à Jérusalem, ni un Samson Raphaël Hirsch, ni les rabbins   consistoriaux français de l’époque (à part une ou deux exceptions), ni la réforme allemande, ni l’Agoudat Israël qui permirent l’émergence du sionisme auquel ils étaient tous opposés, chacun à leur manière. C’est bien des intellectuels audacieux comme Heinrich Graetz qui travaillèrent sur l’histoire juive et qui éveillèrent par leurs écrits d’une grande popularité à l’époque, une conscience nationale chez les masses juives européennes. Mais le greffon prit vite et facilement, car le terreau le permettait, ce que Sand oublie d’analyser. Le discours d’un intellectuel n’a de prise que sur une écoute favorable et donc une réalité populaire, tout comme les idées politiques…

Sand dénonce les discours mobilisateurs du sionisme et son romantisme, mais sans cela un tel mouvement n’aurait pu exister ! Tout mouvement politique et national se nourrit d’un certain pathos, surtout à ses débuts. Il mérite d’être analysé avec le recul et éventuellement critiqué, mais il n’en demeure pas moins bien naturel. Sand, lui-même, tombe exactement dans le même écueil en mobilisant des données historiques et une certaine méthode à fin de promouvoir ses idées politiques et en fournissant une analyse très partielle et surtout partiale de ce mouvement historiographique juif. Lui aussi donne dans un pathos d’un Proche-Orient laïcisé et tranquille dans lequel tous travailleraient mains dans la main… Quand bien même l’idée est séduisante et mérite réflexion, elle doit être traitée avec sérieux et en apportant tous les éléments du problème, ce qu’il ne fait nullement. Il ne suffit pas de discuter de la capacité juive à l’ouverture, il faut aussi réfléchir à la capacité arabe à la chose, dans binational, il y a « bi », l’affaire n’est donc pas que celle des juifs, mais de toute une région et des Palestiniens au premier chef, de cela Sand se garde bien de parler. Là aussi il faudrait analyser l’historiographie et le pathos d’un discours panarabe ou nationaliste ou encore fondamentaliste musulman… Or c’est bien avec cela qu’Israël doit cohabiter.

L’expansion juive en diaspora s’est faite pour bonne part grâce à des conversions. Fort bien, la chose est connue et nul n’a jamais vraiment affirmé le contraire. Cela invente-t-il le peuple juif ? Sûrement pas. Cela le nourrit et l’élargit, rien de plus. Le fait est que les juifs se sont toujours considérés dans le même devenir. La conversion au judaïsme, contrairement au christianisme, se fait par une forme de naturalisation « ton peuple sera mon peuple ». Toutes les communautés juives, malgré la dispersion, ont maintenu une forme de symbiose assez extraordinaire et des contacts les unes entre les autres… Le regard des non juifs était souvent hostile et percevait les juifs, à tort ou à raison, comme différents…

Il n’y a pas ici invention, mais lente constitution par le biais de différents phénomènes, y compris les conversions et les mariages exogames. Les juifs n’ont jamais été une race et ne se sont jamais définis comme telle, au contraire, la Tora précise bien que de nombreux Égyptiens et autres accompagnaient les hébreux dans leur aventure constitutive. Par contre, ils ont toujours gardé assez farouchement leur spécificité, allant même à développer différentes langues spécifiques (yiddish, ladino, judéo arabe…) exprimant bien par ce curieux phénomène, qu’ils ne différaient pas de leurs voisins que par le rite. Depuis le haut moyen-âge, plus de vagues de conversions et les juifs sont acculés à rester entre eux… Sand en se focalisant sur les mouvements de conversions massives de la période gréco-romaine fait l’impasse sur des siècles de formations des communautés qui aboutiront à la conscience nationale et au sionisme. Il ne s’agit donc pas d’invention, avec tout l’artifice que cela sous entend, mais d’un réel phénomène historique qui mériterait une meilleure analyse que les raccourcis de l’ouvrage.

Sand affirme que les Palestiniens sont descendants des judéens convertis à l’Islam, c’est fort possible pour les ruraux. Dans certains cas, c’est même avéré (certains villageois gardent encore des pratiques judaïsantes comme la circoncision à huit jours). Mais ils se voient comme arabes et c’est ce qui importe. Mais des quantités d’autres, les urbains, sont descendants d’immigrés arabes attirés par l’éveil industriel de la Palestine au 19e siècle… ce qui n’enlève rien à leurs droits politiques. Être un peuple est avant tout conscience collective de soi. Le fait est que tout peuple est ainsi « inventé », sujet d’un certain discours dans lequel il se reconnaît.

Le peuple arabe également est en cela une belle construction historique artificielle. Ce n’est pas quelques guerriers bédouins partis de l’Arabie historique qui ont donné descendance au vaste monde arabe actuel… Faut-il donc alors démanteler la Ligue Arabe ? Je trouve aussi absurde de parler d’ « invention du peuple juif » que d’invention du peuple palestinien ou du peuple français. Tout peuple est le résultat de processus historiques, travaillé par des phénomènes culturels et identitaires complexes ; le résultat est là, il n’est en rien une « invention », mais une réalité humaine respectable. Un peuple n’est jamais du sang, encore moins une race, mais une conscience et une adhésion. En cela mes ancêtres juifs furent de vrais français car ils adhéraient pleinement à la France tout en se sentant juifs. Les Falashas sont de vrais israéliens, les juifs russes également, qu’ils soient juifs de mère ou de père, leur destiné est en Israël… Seuls les racistes affirment le contraire, (racisme hélas présent également parmi certains cercles juifs envers les « faux juifs »).

L’attachement à l’ethnicité que dénonce Sand, mais qu’en fait, il met en avant, est malsain. S’il fallait se baser sur un quasi-discours de la « race » comme il le fait (juifs = convertis = rien à faire en Palestine), qui aurait le droit à un lieu particulier ? Quel Palestinien est vraiment un véritable Cananéen ? Allons jusqu’au bout et réunissons l’humanité au Kenya, là où elle a pris sa source… Ce discours est ridicule et malsain. L’attachement des juifs pour Israël est d’une autre nature.

Des réactions qui en disent long

Enfin, il faut réfléchir aux passions que ce livre soulève. Les réactions sont peut-être plus intéressantes que le livre lui-même.

D’un côté des juifs réagissent à fleur de peau, montrant par là la difficulté à débattre de certains points par crainte d’une délégitimation. Cela prouve qu’Israël se vit encore sur la défensive symbolique, alors qu’il ne le devrait peut-être pas. Cela prouve surtout qu’on est encore obligé de se justifier à exister, même en tant « qu’invention », et donc que Sand oublie trop vite nos plaies encore béantes, qui elles n’ont rien d’une « invention ».

De l’autre, tous les cercles antisionistes se sont rués sur l’ouvrage largement mis en avant sur leurs différents sites et sur l’auteur pour nourrir leurs réunions et « débats » cherchant à délégitimer le sionisme, pour à terme détruire Israël… (dans leurs rêves !). Le grand reproche que je ferais à Shlomo Sand, c’est de se pavaner dans ce genre de cercles dont les motivations humanitaires sont des plus suspectes, mais l’antisionisme et donc la haine du juif (d’un certain juif national en tout cas) bien réel… Shlomo Sand joue ce jeu, ainsi que dans divers entretiens autour de son livre. Soit c’est un acte imbécile de quelqu’un qui ne se rend pas compte où il met les pieds, soit c’est un acte vicieux que de verser de l’huile sur le feu de la haine d’Israël. Il est dans ce petit jeu, il est vrai, en bonne compagnie, souvent juive, mais ce n’est vraiment pas un compliment.

Son débat sur la possible amélioration de la démocratie israélienne, mérite mieux que cela et ce n’est pas dans les banlieues françaises ou autres cercles plus « prestigieux », qu’il faut en discuter, mais en Israël et en Palestine, à condition que la même rigueur critique s’applique à tous et qu’on discute donc dans les mêmes termes de « l’invention des Palestiniens » et de la nature même de la démocratie dans un contexte proche oriental pour le moins délicat…

Invention des Palestiniens notamment dans l’imaginaire romantique des gauchos européens et autres alter mondialistes, car Palestinien de fantasme. Non pas que les Palestiniens en soient un, ils sont les réelles victimes d’un conflit. Mais comme fantasme de la victime par volonté de s’opposer à celui qui tiendrait le rôle de « bourreau » : le sioniste diabolique, donc le juif inventé. C’est bien tout le problème de ces cercles antisionistes qui se fichent dans le fond pas mal des victimes et dansent indécemment sur le sang. Le reste du monde peut bien crever, de l’Afrique à l’Asie, l’essentiel c’est que le juif, ex-victime et rappel insupportable de la culpabilité occidentale, soit démonisé. On se tire à bon compte de son encombrante mémoire collective. Si ce n’était contre Israël, nul ne s’intéresserait au sort des Palestiniens, qui doivent paradoxalement donc beaucoup au « Juif imaginaire »…

Que Sand critique et fasse réfléchir dans un ouvrage documenté et sérieux ne me dérange nullement. Mais que Sand donne dans ces cercles-là, ce qu’il a fait largement pour vendre son livre, est tout simplement, soit le fait d’un inconscient, soit d’un cynique, soit d’un pathétique adepte de l’auto flagellation. En cela il n’est pas seul et bien d’autres juifs en font autant, mais n’en sont pas moins pathétiques. À moins qu’on ne les considère pas comme juifs, selon la définition de Sand, puisqu’ils ne sont pas religieux en général et nient tous l’idée de destin commun et donc de peuple… Mais alors pourquoi un Rony Brauman ne peut-il pas s’empêcher de taper sur Israël quelque soit l’objet du débat auquel il est invité ? On voit que par défaut, bien que juif diasporique contrairement à Sand, il est titillé par une identité qu’il se sent obligé de justifier en faisant bonne figure et en critiquant systématiquement un pays choisi au hasard de ses longues et respectables pérégrinations humanitaires : Israël. Il semble donc que même un Brauman, au-delà de l’idée religieuse à laquelle il n’adhère pas, soit aux prises avec une identité juive bien lourde à porter et donc incarne la preuve que toute la thèse de Sand est fausse. Brauman « s’invente » comme Juif à chaque plateau de télévision, malgré lui, mais par lui-même.

La haute dose d’affect et de passion dans toute l’affaire montre bien que les esprits des uns comme des autres ne sont pas mûrs encore pour des discussions posées et approfondis. C’est dommage car la solution aux problèmes politiques, la paix en particulier, ne peut se faire qu’entre gens intelligents, posés et dépassionnés. Je ne suis pas convaincu que l’ouvrage de Shlomo Sand contribue énormément à la suite du débat, même s’il cherche peut-être sincèrement, à faire bouger un peu les lignes.

Yeshaya Dalsace

Autres critiques de ce livre

Voici la critique cinglante d’Eric Marty contre un livre qui en dit long sur l’air du temps.

Tout le monde se souvient de quelques énoncés qui, jadis, firent scandale : selon une rumeur venue d’Europe, les chambres à gaz n’avaient jamais existé, selon une autre, émanant du monde arabe, le Temple juif de Jérusalem était une invention des colons sionistes, malgré son attestation par le Coran décrivant Jésus y priant "debout".

Mais avec le siècle qui vient, et qui s’annonce comme redoutable, on aura compris que ces négations-là ne relevaient que du détail. Le livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé : de la Bible au sionisme (Fayard, 2008), règle la question de manière définitive. Le peuple juif n’existe pas : divine surprise !

Inutile de faire l’apprenti chimiste pour déclarer l’innocuité du Zyklon B, inutile de jouer à l’archéologue pour faire du Mur des lamentations   une excroissance de la Mosquée Al-Aqsa, car si le peuple juif n’est qu’une invention du XIXe siècle sous le paradigme occidental de l’Etat-nation, alors la question est réglée. Certains pourront en conclure d’ailleurs qu’il est bien naturel qu’un peuple qui n’existe pas invente à l’infini des légendes pour attester sa pseudo-existence.

Ce n’est pas ici le lieu de dénoncer les confusions, et surtout le caractère naïvement massif de la thèse du livre de Shlomo Sand. Des spécialistes l’ont fait. Il s’agit de l’œuvre d’un historien autodidacte dont les informations sont de seconde main, qui mêle les approximations à des choses connues, mais qui sont présentées sous l’angle biaisé de découvertes sulfureuses.

Sand présente le fait qu’il n’y a pas de race juive comme une découverte qui fait du peuple juif une invention historique. Mais ce faisant, il confond deux catégories étrangères l’une à l’autre, celle de "race" et celle de "peuple". La tradition d’Israël n’est pas une tradition raciale comme la Bible l’atteste (l’épouse non juive de Moïse, Séphora, Ruth, l’étrangère, ancêtre du roi David), tradition perpétuée par l’actuel Israël, comme tout visiteur peut le constater en admirant dans le peuple juif son extraordinaire pluralité : juifs noirs, jaunes, blancs, orientaux, blonds, bruns... La substitution race/peuple est révélée par le titre : Comment le peuple juif fut inventé... Or tout le livre consiste à vouloir prouver que les juifs actuels ne sont pas "génétiquement" les descendants des Hébreux.

On dira que le peuple juif n’a jamais cessé d’être "inventé" : par Abraham, par Jacob, par Moïse... Mais aussi par chaque juif. Car l’invention même du peuple juif, loin d’être une preuve de son inexistence, est une preuve radicale - irréfutable - de la singularité radicale de son existence propre. Existence fondée sur le principe abrahamique de son invention ou de sa vocation, puisque cette existence est réponse à un appel.

Peuple unique en ce qu’il est fondamentalement logocentrique - lié au langage, lié au nom - et textocentrique, lié à un texte : la Torah. Que la filiation soit constitutive du peuple juif ne peut apparaître comme un élément ontologique. Le principe de filiation n’est que la régulation civile de l’existence historique de ce peuple, des conditions de possibilité d’une perpétuation qui autorise son inscription dans le temps chronologique, dans le temps de l’histoire humaine. Voilà pourquoi il y a un peuple juif, voilà pourquoi il n’y a pas de "race juive", même s’il est patent que les Cohen   et les Lévy du monde entier ont quelques liens incarnés. C’est ce qu’on peut appeler très simplement la facticité juive : le fait d’être juif.

Le livre de Sand manifeste là l’indigence de son "épistémologie". Sand est un "moderne". Il voudrait devenir le Michel Foucault du XXIe siècle. Il espère, en proclamant que le peuple juif est une "invention du XIXe siècle", reproduire, en le mimant, le Foucault de jadis affirmant que l’homme était "une invention récente". Mais, pour Foucault, il était fondamental, à l’intérieur du discours philosophique moderne même, de réfléchir méthodiquement à cette "invention" dans les savoirs - l’homme - et de la déconstruire.

Or c’est sur ce point que le livre de Sand se révèle vide. Car s’il dénie aux juifs une aspiration, qu’ils n’ont jamais eue comme peuple, à se constituer en race, il ne déconstruit pas la notion de race. Au contraire, il lui confère, à dessein ou non, un statut de vérité qui se donne comme vérité ultime. En effet, la conclusion, proprement perverse, de son livre est d’attribuer au peuple palestinien ce qui a été dénié aux juifs, à savoir qu’ils sont - eux, les Palestiniens - les vrais descendants génétiques des Hébreux originaires !

Cet épilogue est le révélateur de la finalité du livre. On y trouve le principe mythologique de l’inversion dont le peuple juif est la victime coutumière : les juifs deviennent des non-juifs et les Palestiniens les juifs génétiques. On peut, dès lors, en déduire qui est l’occupant légitime du pays. En ne déconstruisant pas radicalement la notion d’héritage génétique, en en faisant, au contraire, bénéficier le peuple palestinien, Sand révèle tout l’impensé qui obscurément pourrit ce qu’il tient pour être une entreprise libératrice. Il montre que la méthode substitutive qu’il emploie est tout simplement mystificatrice, et ce d’autant plus qu’elle voudrait être au service de l’entente entre les ennemis.

Nier l’identité juive est une vieille marotte, aujourd’hui parasite obstiné de la pensée contemporaine. D’où vient ce vertige du négatif ? On l’aura compris en lisant le livre de Shlomo Sand : d’un désir obscur de faire des juifs de purs fantômes, de simples spectres, des morts-vivants, figures absolues et archétypales de l’errance, figures des imposteurs usurpant éternellement une identité manquante. Eternelle obsession qui, loin de s’éteindre, ne cesse de renaître avec, désormais, un nouvel alibi mythologique : les Palestiniens.

Eric Marty est écrivain et critique, professeur de littérature à l’université Paris-Diderot

Réponse de Shlomo Sand

Mon livre Comment le peuple juif fut inventé a été, pendant six mois, ignoré par la critique ; ce mur du silence ne l’a, cependant, pas empêché de connaître un étonnant succès en librairie, et il a donc bien fallu y faire référence ! Celle-ci n’a, hélas, pas émané d’un historien mais d’un critique littéraire : Eric Marty, qui s’est invité pour donner son point de vue (Le Monde du 30 mars), avec une véhémence digne d’un militant nationaliste.

Je ne souhaite pas réagir, ici et maintenant, à ses accusations stupéfiantes ! Je ne puis que sourire en apprenant mon statut d’"historien autodidacte" ! A cet énoncé inexact (je suis professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv depuis vingt-quatre ans), il me faut ajouter une seconde correction : je ne suis pas l’auteur de l’hypothèse selon laquelle les Palestiniens seraient les descendants des Judéens de l’Antiquité ; la paternité en revient à David Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël, et à Isaac Ben Zvi, qui en fut le deuxième président. Cette thèse a été, ensuite, formulée à plusieurs reprises par d’autres qui ont observé que la population juive en Palestine fut convertie à l’islam au VIIe siècle.

Je suis fondé à demander si Eric Marty a vraiment lu mon livre. S’il l’a lu, il aura pu mieux comprendre que les grands textes sacrés ne construisent pas des peuples ou des nations, mais donnent naissance à de grandes religions. Malheureusement pour lui, la Bible n’a pas créé un peuple juif, tout comme le baptême de Clovis n’a pas fondé un peuple français.

Dans Comment le peuple juif fut inventé, je ne traite pas directement de l’histoire des juifs mais j’analyse l’historiographie sioniste, en essayant de démontrer que le récit national juif sur le passé relève davantage d’un empilement de mythes mobilisateurs successifs que de l’écriture historique qui nous est familière depuis les trente dernières années. A cet égard, mon livre ne témoigne d’aucune originalité ; j’ai, en effet, appliqué à l’historiographie sioniste des principes théoriques développés antérieurement dans d’autres contextes historiographiques. Je n’ai mis en évidence que très peu de données réellement nouvelles ; je me suis "contenté" d’ordonner différemment un savoir historique déjà existant.

Voici un exemple de "mon manque d’originalité" : il apparaît dans tout manuel d’histoire en Israël, mais également en Europe, que le "peuple juif" a été exilé de sa patrie au premier siècle après J.-C., à la suite de la destruction du Temple. Or, très étrangement, on ne trouvera pas le moindre ouvrage de recherche consacré à cet acte d’exil ! Les Romains emmenaient, certes, des rebelles en captivité mais ils n’ont pas exilé de peuple du Moyen-Orient : la chose est connue de tout historien de métier, spécialiste de cette époque, mais demeure ignorée du grand public.

D’où viennent, dans ce cas, les juifs apparus en grand nombre, de l’époque romaine jusqu’au Xe siècle ? Il faut y voir le résultat d’un processus de conversions massives qui touchaient des individus isolés mais aussi des royaumes entiers d’où seront issues de nombreuses communautés religieuses. Faut-il les définir comme un "peuple" ?

Au Moyen-Age, ce terme était appliqué aussi aux religions : il était habituel de parler du "peuple chrétien". Dans les temps modernes, le mot "peuple" désigne, en langage courant, des groupes humains qui partagent une même langue, des habitudes de vie et une culture laïque commune. Je recommande, à ce propos, la lecture des Mémoires de Raymond Aron - célèbre "négateur du peuple juif" ! -, qui ne craignait pas de s’interroger : "Que signifie le peuple juif ? Existe-t-il ? Peut-on parler du peuple juif comme on parle du peuple français ? Ou comme on parle du peuple basque ? La seule réponse valable me paraît celle-ci : si l’on parle du "peuple juif", on emploie la notion de peuple en un sens qui ne vaut que dans ce seul cas" (p. 502-503).

Tout historien sérieux reconnaîtra l’impossibilité conceptuelle et l’illogisme d’une telle chose que, précisément, j’ai voulu clarifier dans mon livre. Le sionisme a décrit les juifs non pas comme un ensemble religieux important mais comme un "ethnos" errant, non pas comme une race pure mais tout de même comme un groupe humain relevant d’une origine commune qui lui donne un "droit historique" à une certaine terre.

Le sionisme, encore aujourd’hui, ne voit pas Israël comme une république au service de son "démos", c’est-à-dire de tous les citoyens israéliens qui y vivent mais comme l’Etat des juifs du monde entier. Une telle situation fait planer sur l’avenir d’Israël une interrogation peut-être plus grave, encore, que la conquête des territoires en 1967.

Si l’on a pu affirmer, un jour, que la patrie constitue l’ultime recours de l’impie, on pourrait, aujourd’hui, dire que la Shoah est devenue l’ultime recours des démagogues prosionistes ! Pourquoi se priver d’assimiler mon approche à celle des négateurs de l’existence des chambres à gaz ? C’est direct, plus c’est gros et plus ça passe, et c’est la garantie de mobiliser beaucoup de monde contre mon livre.

Je tiens à souligner qu’en Israël, dans tous les débats tempétueux autour de ce livre, jamais une telle comparaison n’a été évoquée. Mais Paris n’est pas Tel-Aviv. En France, rien de plus facile, pour faire taire des contradicteurs que d’insinuer qu’ils sont antisémites, ou peut-être pire encore : qu’ils n’aiment pas suffisamment les juifs !

On a pu dire, jadis, que la France est toujours en retard d’une guerre. J’ai, aujourd’hui, l’impression que la France a plutôt tendance à être en retard d’une souffrance ! Jusqu’à quand va-t-on, en effet, continuer à dilapider l’héritage moral de la souffrance précédente qui fut, certainement, la plus terrible d’entre toutes ? Là se situe, en fin de compte, le réel danger.

Shlomo Sand

Professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv,

auteur de "Comment le peuple juif fut inventé" (Fayard, 2008)

Traduit de l’hébreu par Michel Bilis

Alors, il existe ou pas ? Par Daniel Sibony

L’autre jour, j’ai reçu une dure nouvelle en ouvrant le journal : “Le peuple juif n’existe pas”. Ça m’a fait un coup, quand même, car je pensais faire partie de ce peuple, et là, on me disait que j’étais tout seul ; qu’on était nombreux à être tout seuls en tant que juifs. Mais j’ai encaissé le coup et je me suis dit : pourquoi la nouvelle arrive-t-elle si tard ? Serait-elle tombée sur les télescripteurs des nazis, sensibles comme ils étaient aux choses de la science (mais oui, c’est vrai !), ils auraient baissé les bras, leur traque devenait sans objet puisqu’ils visaient, eux, le total des Juifs, y compris des grabataires vivant très loin... Bref, cela aurait épargné 6 millions de vies.

Mais c’est ainsi, les grandes nouvelles arrivent quand elles peuvent. Celle-là nous vient, semble-t-il, des nouveaux historiens israéliens (ceux-là alors !..), sous la plume d’un des leurs, Shlomo Sand. Elle doit donc être vraie : ces gens sont des “scientifiques”, ils veulent appliquer la grille de la “science” même à ce qui lui échappe. Ils veulent de la rigueur. Et au fait, le peuple juif, bien sûr qu’il existe - beaucoup l’ont rencontré, depuis des millénaires, certains se sont même acharnés sur lui pendant des siècles ; d’autres ont pris dans son héritage de quoi fonder d’autres religions, d’autres traditions, etc. Cela est vrai, mais nul ne peut nier que ce petit peuple, dès qu’on donne une définition du mot peuple, a la manie de se présenter de travers ; de contrarier la définition. Autant dire que, tout en existant, il n’existe pas, comme les autres, pas comme il faut. Certes, on peut aussi dire qu’un peuple qui n’existe pas depuis si longtemps fait preuve d’une étonnante longévité ; originale en plus, puisqu’il balade son origine d’une génération à l’autre depuis plus de trente siècles. En tout cas, un de mes proches qui rentre d’une tournée dans les pays arabes me dit y avoir souvent entendu dire : ce peuple va bientôt cesser d’exister, car ça fait trop longtemps qu’il existe. On verra bien, rien n’est joué.

Pour ces historiens donc, ce peuple est une pure “invention”. J’aurais bien pris ce mot dans son sens positif, comme on dit qu’Einstein a inventé la relativité ou que Freud a inventé la psychanalyse. Et le peuple juif a peut-être inventé un certain mode d’existence qui, tout en étant très implanté dans le réel de façon efficace et féconde (au point que ça en agace plus d’un), s’enveloppe d’un halo d’incertitude, de précarité, de dissension avec soi-même qui met en doute l’existence. Il est vrai que cette mise-en-doute-de-l’existence est peut-être l’ingrédient nécessaire pour que celle-ci soit plus vivante.

Cela dit, il y a d’autres existences problématiques qui ne s’en portent pas plus mal. Dieu par exemple - si l’on arrive à dépasser le bas niveau de la question : alors il existe ou pas ? Toutes les preuves qu’on a données de son existence sont narcissiques : “Dieu existe, je l’ai rencontré” ; ou “je l’ai trahi...” Mais vous qui le dites, est-ce que vous existez ? D’autres disent aussi : puisqu’il a laissé faire telle horreur, et telle autre..., alors je lui dénie l’existence ; ils le débranchent. Même la fameuse preuve ontologique (Anselme, Descartes...) est narcissique : elle dit que l’idée que j’ai d’un être absolument parfait entraîne forcément l’existence de cet être, sinon, cela contredit sa perfection. Mais n’est-ce pas plutôt la perfection de mon idée que cela contredit ? Et si notre idée de la perfection était imparfaite ?

Pourtant, cette existence précaire de Dieu irrigue toutes sortes de questionnements ; et il se peut que l’êtredivin, comme perturbation du verbe être, existe ou pas, mais pas-comme-on-croit. Et qu’en plus de ses attributs habituels, il soit aussi... inexistant. Toujours est-il que ceux qui prônent son existence pleine et entière nous assurent que le monde en sera meilleur, et que même notre existence sera mieux fondée. Puisqu’ils le disent...

Cela nous ramène à Shlomo Sand. J’ai pris son livre, car j’aurais bien aimé savoir “comment le peuple juif s’est inventé”, au sens positif du mot - puisque s’il s’est inventé, avec dans la foulée cet incroyable Dieu biblique que d’autres ont tenté de rebricoler - on doit reconnaître que l’invention a bien tenu. Et voilà que le livre de Sand me tombe des mains car il n’éclaire en rien cette énigme passionnante - celle d’un peuple qui chaque fois se redéfinit par sa transmission symbolique. Ce qui intéresse ces historiens c’est d’étudier comment le sionisme moderne, datant de Hertzel, a cherché à se brancher sur l’énergie millénaire du peuple juif pour faire aboutir son projet, la création d’un Etat. Si l’on est malveillant, on peut voir dans ce branchement toutes sortes de manipulations. Et si l’on est plus neutre ou bienveillant, on peut s’émerveiller de voir comment des gens totalement mécréants ont pu prendre appui sur cette intense transmission, sachant que ce qui les obsédait c’était de créer un espace de souveraineté pour les Juifs ; partant de l’idée qu’ailleurs ils seraient toujours la cible de l’antisémitisme. On sait qu’au départ certains d’entre eux pensaient faire un Etat juif en Ouganda (!), ne voyant pas que la transmission symbolique, qui a maintenu le peuple juif, inscrivait de génération en génération l’idée d’une Terre d’Israël, faisant de cette région un lieu quasiment “possédé” par cette parole qui traverse des millénaires. Dans la foulée, ils ont même nourri le fantasme d’un homme nouveau, d’un Juif qui rejetterait ses liens avec l’exil, la diaspora, le ghetto, la misère, l’humiliation, le passé, les racines...

Et l’homme nouveau qu’ils ont produit, et que j’ai eu l’occasion d’observer il y a longtemps, ayant voyagé là-bas tout jeune, c’est un type d’homme lisse, sans faille et sans exil, si normal et fonctionnel, si pratique et concret qu’il en devient une peu abstrait, coupé qu’il est de ses origines, de sa transmission identitaire (de son identité comme transmission). C’est seulement maintenant que des jeunes là-bas renouent avec leurs racines refoulées, retranchées.

Ce n’est pas le cas des hommes nouveaux comme Shlomo Sand. Il ne renoue pas avec ses origines, il les nie : ça n’existe pas. Alors qu’il traite d’un sujet très limité (comment les sionistes se sont branchés sur l’idée du peuple juif à des fins politiques ?), il croit rétablir une vérité plus générale qui statue sur toute l’histoire : ce peuple est un pur fantasme, une lubie. Mais certains détails résistent, des détails infimes. Tenez, ce monsieur, son père a dû l’appeler Shlomo en pensant comme beaucoup au roi Salomon, c’est-à-dire à l’un des ancrages bibliques du peuple juif. Et lui, il trouve ce peuple purement factice, il a la haine non pas de soi mais de cet acte du père qui l’a ancré dans l’élan millénaire de son peuple. Il fait partie de ceux qui ne cessent de “tuer le père” et d’y échouer, donc de recommencer. Ça les fait un peu exister. Mais quand l’idée de peuple juif les persécute de l’intérieur, ils peuvent devenir méchants et se contredire : par exemple, la place - selon eux - inexistante - du peuple juif, ils veulent l’offrir aux Palestiniens. Est-ce vraiment indiqué ?

Au fond, le peuple juif est une forme d’existence (ou d’inexistence) singulière, identique à sa transmission, et qui, à son insu, offre aux autres peuples le cadeau d’une incessante mise en doute. Sa transmission est faite de coupures-liens, à l’image de cette petite blague : un fils rabbi succède à son père rabbi et se comporte de façon très différente. Les disciples s’étonnent, questionnent, alors il leur répond : je fais comme mon père, de même qu’il n’imitait personne j’essaie de ne pas l’imiter.

Bref, ces Juifs-narcisses qui nient leur peuple en font partie.

(1) Psychanalyste, écrivain. Publie en mai Marrakech, le départ chez Odile Jacob - www.danielsibony.com

Critique de Nicolas Weill - Le Monde

Un an et demi après sa première parution, voici l’essai-pamphlet de Shlomo Sand, spécialiste dans l’histoire de la Belle Epoque et du cinéma français, en format poche. Depuis lors, la polémique n’a pas faibli. Mais on se demande si cette réception tumultueuse n’est pas d’abord l’effet d’un titre provocateur. Car le contenu de l’ouvrage lui-même, entièrement de seconde main, a de quoi laisser perplexe. Y compris celui qui adhérerait aux partis pris de l’auteur.

Imprégné du jargon d’une sociologie critique apparemment très en vogue à Tel-Aviv, le livre ne fait, malgré son épaisseur, que ressasser une proposition unique : le "peuple juif", loin d’être une réalité dont on peut suivre les pérégrinations, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, n’est qu’une "invention" des historiens juifs du XIXe siècle, en particulier de l’Allemand Heinrich Graetz (1817-1891). La méthodologie de Sand, qui se réclame des penseurs contemporains de la nation comme processus de modernisation (Ernst Gellner) et comme imaginaire organisé (Benedict Anderson) se résume, sous sa plume, à du Bachelard pour classe de terminale : "Rien n’est donné, tout est construit"...

Pour Shlomo Sand, les historiens jouent un rôle décisif dans le processus de création de la nation (en l’occurrence d’une nation juive moderne), en prétendant asseoir sur des bases ethniques, voire raciales, une continuité entre les Hébreux de l’ancien Israël et les juifs d’aujourd’hui. Conséquence : au nom de cette "fiction" érudite, qui a transformé la Bible en roman national et en titre de propriété, un "viol" aurait été commis contre les seuls véritables autochtones, les Palestiniens. Conclusion : Israël doit choisir : soit demeurer une "ethnocratie" juive, soit devenir un Etat vraiment démocratique, celui de tous les Israéliens, quelle que soit leur religion.

Ce qui est problématique dans cette entreprise, c’est moins cette prise de position idéologique que la prétention de l’étayer par l’autorité de la recherche et l’administration de la preuve. Car Sand le reconnaît lui-même : les historiens sionistes ou nationalistes auxquels il s’en prend, tous formés à l’érudition allemande, ont excellé dans leur travail sur les sources. Or dans ce registre-là, c’est peu de dire que son livre à lui déçoit.

Ainsi, radicalisant des hypothèses récentes, Sand veut-t-il montrer que les "Judéens" (la population juive vivant sur le territoire d’Israël) n’ont jamais été "exilés" ni "expulsés" après la destruction de leur Temple par les troupes romaines commandées par Titus en 70 après J.-C. Et donc qu’ils n’ont aucune consanguinité avec la diaspora. A la suite de l’historien Israel Yuval, Sand voit dans ce "mythe" de l’exil une pure et simple intériorisation juive d’une conception chrétienne : l’errance comme punition pour la Crucifixion.

Soit. Mais, dès lors, d’où peuvent bien provenir les juifs d’Europe et d’Afrique du Nord ? Pour Shlomo Sand, essentiellement des conversions résultant d’un prosélytisme juif fort actif dans l’Antiquité - avant le repli imposé par le christianisme triomphant au IVe siècle. Autres réservoirs évoqués : les royaumes berbères, yéménite, etc., passés par le judaïsme à diverses époques. Là où le bât blesse, c’est qu’aucun argument convaincant n’est apporté à l’appui de cette audacieuse théorie censée révoquer en doute le grand récit "sioniste". Il faut attendre la moitié du livre pour obtenir une évaluation - des plus vagues - sur l’ampleur du mouvement de conversion supposé avoir entraîné dans l’Antiquité la formation d’une population "de centaines de milliers voire de millions de juifs sur l’aire sud-orientale du bassin méditerranéen". Pour appuyer cette assertion, pourtant essentielle à son raisonnement, Sand se rabat sur quelques piques d’écrivains romains se plaignant de l’influence juive. Il a pourtant, quelques pages plus tôt, dénoncé la tendance grecque et latine à l’exagération quand il s’agissait de reprocher à Flavius Josèphe d’avoir chiffré à plus d’un million le nombre des juifs jetés sur les routes en 70...

Mystérieux royaume khazar

Autre exemple : Shlomo Sand reprend à son compte la fameuse thèse défendue par Arthur Koestler dans La Treizième Tribu (Calmann-Lévy, 1976), selon laquelle la plus grande partie des juifs ashkénazes descendraient du mystérieux royaume khazar, converti au judaïsme aux alentours du IXe siècle. Mais en l’absence de documents et de traces laissés par ces cavaliers nomadisant entre le Caucase et la Volga, dont on ignore partiellement la langue, aucun indice n’a apporté de l’eau au moulin koestlérien. La contorsion intellectuelle qui consiste à voir dans le yiddish une langue slave par la syntaxe (donc peut-être aussi khazare), alors qu’elle est composée à 80 % de mots d’origine allemande, suggérée par Sand, est plus romanesque que convaincante.

Finalement, la méthode même de l’auteur torpille son projet. N’est-il pas obligé de s’adosser à ce qu’il entend rejeter, l’idée d’une "authenticité juive", pour réfuter celle qu’ont imaginée les historiens "sionistes" ? Pour Sand, une telle identité devrait être fluide et limitée aux valeurs religieuses. A le suivre, il pourrait y avoir des juifs laïques qui se sentent tels en tant qu’individus, mais une collectivité juive séculière, en Israël comme en diaspora, est soit impensable soit nécessairement "ethnoraciste". Sa définition crée donc de l’exclusion et, paradoxalement, rejoint les positions des orthodoxes   les plus ultras... Encore un effort, a-t-on envie de lui dire, pour sortir de l’identité !

Nicolas Weill Article paru dans l’édition du 12.02.10

Conférence de Georges-Elia Sarfati

Cet universitaire israélien analyse le déni.

http://www.akadem.org/sommaire/them...

La vue génétique

La question génétique est à prendre avec prudence, mais elle existe et d’intéressantes études ont lieu.

Voici un exemple à regarder avec esprit critique, une approche bien différente de celle de Sand.

Messages

Comment le peuple juif fut inventé

Je l’ai terminé récemment.

Dire comme Daniel Sibony que Sand nie ses origines juives est vraiment de mauvaise foi : au contraire, la judéité de Sand apparaît en filigrane dans son ouvrage et parfois même explicitement, dans les premières pages du livre qui sont de toute beauté. Indéniablement, dans son ouvrage, Sand s’interroge sur l’identité juive.

Dire que quelque chose a été inventé, c’est précisément dire que cette chose existe ! Sand ne dit donc pas que le peuple juif n’existe pas, il s’interroge sur les conditions historiques, sociales, politiques qui ont amené ce peuple, cette religion, cette communauté, bref ce point d’interrogation à se définir comme peuple, et à revendiquer dès lors son droit à un Etat.
D’ailleurs le titre original du livre - on se demande pourquoi Fayard l’a tronqué... - est Comment et pourquoi le peuple juif fut inventé.

Sand fait la promotion de son livre dans certains cercles peu fréquentables ? Peut-être...mais est-ce que le CRIF ou l’ambassade d’Israël l’inviterait à en parler ? Il est souvent considéré à tort comme un paria, un traître, un négationniste... Je suis persuadé que si Maayane Or l’invitait, il accepterait.
Brauman et Sand sont peut-être irritants à jouer les "Juifs de service" des anti-sionistes (il y a aussi des "Arabes de service" du camp sioniste...) mais en face, dans le camp sioniste, personne n’a le courage de poser une critique d’Israël, on se fait traiter de traître, de négationniste ou de pro-Hamas dès qu’on le fait (j’ai eu droit à ces qualificatifs élogieux pour avoir affirmé mon opposition aux frappes sur Gaza cet hiver), les intellectuels auto-proclamés de la communauté rivalisent de ridicule ou de propagande. Alors tant que la situation est ainsi, je suis assez heureux qu’il y ait des Sand, Brauman, Warshawski, Gidéon Lévy, Amira Hass, etc...je me sens bien plus proche d’eux que d’un Goldnadel.

Le mérite de Sand est notamment de déconstruire certains mythes antisémites qui essentialisent les Juifs, en font un peuple fermé sur lui-même, raciste, sectaire, refusant les nouveaux venus...autant de stéréotypes racistes qui nous ont tant coûté et que certains de nos coreligionnaires, hélàs, reprennent voire propagent : ainsi de ces "chercheurs" juifs qui pensent isoler un "ADN juif" ou d’autres qui croient qu’on peut reconnaître un Juif à son physique, ou d’autres encore qui sont intimement persuadés que 2000 ans auparavant leurs ancêtres étaient au temple de Jérusalem alors que statistiquement, avec les conversions (beaucoup plus fréquentes avant l’apparition du christianisme) et les mariages mixtes (inévitables) ce n’est pas certain du tout...et de toute façon qu’est-ce que ça change ?

Si les Juifs ne sont pas qu’une religion, il semble clair que jusqu’à la Haskala  , ce qui définissait les Juifs était l’adhésion aux préceptes de la loi mosaïque. La non-adhésion à ces préceptes entraînait des mesures de rétorsion et d’excommunication (Spinoza). A ma connaissance, la notion de "Juif athée" ou "Juif agnostique" n’est apparue qu’avec les Lumières.

Certes, Sand ne montre pas en quoi "l’invention du peuple juif" diffère de "l’invention du peuple français" ou "du peuple allemand". C’est un des éléments qui m’a gêné dans sa démarche. Mais il rétorque qu’à la différence des Français et des Allemands, l’ensemble des Juifs ne vit pas sur un même territoire (alors que depuis 1948 cela est possible), et il me semble que cet argument n’est pas à rejeter d’un revers de la main. Le fait est que 2/3 des Juifs de la planète préfèrent appartenir à d’autres peuples que le peuple israélien (qui lui-même n’est composé qu’à 75 % de Juifs).

Au final, un livre dont les thèses mériteraient d’être discutées posément, sans passion excessive, par des gens qui l’ont lu, et Sand mérite du respect et non pas le lynchage énervant et manichéiste dont il est victime dans une large partie de la communauté.

Comment le peuple juif fut inventé

Belle réaction !
Enfin quelqu’un qui sait lire entre les lignes...

Juif ou sémite ?

Je ne comprends pas la complaisance nombriliste de monsieur Sybony. Le juif ou le sémite, de quoi parle-t-on ? Le juif est-il celui qui pratique le judaisme comme religion mise en forme en 622 à l’époque du roi Josias et dont la notion du Dieu unique fut conçue au 4ième siècle avant J.-C ou le juif en tant que race ? S’il y a une race juive, y-a-t-il aussi une race arienne ? (mon propos se veut uniquement provocateur car je penche vers aucune "raceS"). Le sémite alors, celui qui a droit à n’importe quelles religions de son choix comme au super-marché, juive, chrétienne, musulmane, païenne, ne semble-t-il pas plus juif au sens sémite du terme et non religieux que le juif ? Puis, quel rapport si ce n’est jouer avec les concepts de la psychanalyse parce qu’on n’a rien à dire sur le sujet de croire (car là, il n’y a que croyance non pensée) que Shlomo Sand désire tuer son père ?
Sinon, ma question est celle-ci : un juif dit d’"origine", s’il ne pratique pas, est-il toujours juif ou devient-il sémite comme un palestinien l’est ? Sibony sait certainement ce que juif signifie.
Puis "peuple juif", est-ce un état le Juif comme la France pour le français ? Qu’est-ce donc que les peuple français ou allemand ? Une république pour tous les français venus de tous horizons comme moi comme Sibony, comme Sarkozy, comme Flaubert ? Peuple, qu’est-ce donc ? Voilà une deuxième question. La rigueur exige plus de calme je suppose. Merci.

L’obsession du ventre

Je vous rapporte cette anecdote qui m’est arrivée récemment car il me semble (dites-moi si je me trompe) qu’elle a un lien avec ce que vous écrivez et avec le livre dont nous discutons. Une femme que je connais depuis quelque temps, qui sait que je suis religieux (elle est moins pratiquante que moi), qui m’a vu faire les berakhot, avec qui j’ai parlé en hébreu etc... m’a demandé d’où venait ma mère, qu’elle ne connaît absolument pas. Je lui ai répondu en lui indiquant la région puis elle m’a demandé à brûle-pourpoint (avec un regard que je qualifierais d’inquisiteur) :"Mais elle est juive ?". La réponse importe peu : le judaïsme est avant tout questionnement, et cette question lourde de sous-entendus donne à réfléchir sur la mentalité de ceux qui la posent.

Comment le peuple juif fut inventé

J’avais appris a la Yeshiva que le Judaïsme faisait toujours référence au passé pour mieux comprendre le présent.
Malheureusement , la majeur partie du temps , les gens oublient la fin de la sentence.
Faire référence a la Shoa pour tout et n’importe quoi n’ a plus de sens.
Etant habitant du Galil, dans un « yeshouv » entoure de milliers d’Arabes, ce qui m’a
Marqué dans ce livre , c’est la comparaison de l’auteur entre le Galil et le Cosovo.
Si déjà on doit apprendre quelque chose de la Shoa , c’est qu’il faudrait se réveiller avant
Qu’il ne soit trop tard.
La différence que fait l’auteur entre « tarbout Yehudit » et « tarbout Israelite » est aussi très juste
Ainsi que le problème que nous pose l’intégration de plus en plus marquée des Arabes dans cette « tarbout Israelite ».

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