Il nous est ordonné d’apporter de l’huile pour « faire monter une lumière toujours » sur la Menorah du Sanctuaire (Lévitique 24, 2). Comme si Dieu avait besoin de notre lumière – et de l’huile qui la soutient et la porte – pour éclairer son Sanctuaire. A-t-il besoin de nos lumières ?
Cette lumière – qui est le symbole de toute lumière – est particulière : ce n’est pas une lumière qui descendrait du ciel, du monde des idées, pour éclairer le monde de la génialité de notre intellect et de son universalité englobante et glorieuse. Non. C’est une lumière qu’il faut faire monter à partir de la matérialité d’une huile bien travaillée et qui doit s’alimenter de cette huile pour monter et élever avec elle ce qui la porte sans perdre contact avec lui. C’est à partir de la concrétude du réel que l’intelligence peut s’élever et prendre son envol, sans jamais oublier ce qui la rattache à cette concrétude et en soutient l’élan.
Mais cette lumière ne vit pas pour elle-même : elle fait face à la table des « pains à visage » (Exode 35, 13), pour l’éclairer. Ces pains étaient présentés devant la Transcendance pendant une semaine, puis ils étaient consommés par les prêtres. Comme si le travail de l’étude et de l’intelligence n’avait pas sa fin en lui-même, mais devait viser au souci de la faim des autres et à la prise en compte de leurs besoins matériels – qui sont mes besoins spirituels, comme disait Lévinas en citant le Talmud . L’étude et le travail de l’intelligence qu’elle suppose, enracinés dans la concrétude de la corporéité qui les suscite, ne visent donc pas à faire échapper l’homme au réel et à ses responsabilités, mais au contraire, elles le poussent à éclairer le réel d’une autre manière, à l’élever à un autre niveau de perception où les besoins des autres deviennent mes préoccupations spirituelles incessantes, le lieu même du culte rendu à Dieu comme témoignage de sa présence dans l’histoire.
Mais il y a belle lurette que le Temple est détruit, et qui parvient encore aujourd’hui à s’élever à un tel degré d’humanité et de témoignage face à la Transcendance ?
Yedidiah Robberechts
La Torah au temps du corona (8)
Emor (Lévitique, 21,1 – 24,23 )
15 Iyar 5780/9 mai 2020
Corona Torah serait la latinisation de Keter Torah, « La couronne de la Torah », expression qui, entre autres usages, donne son titre à un long poème de Isaachar Bär ben Judah Carmoly, rabbin alsacien du 18è siècle, pur génie quant à l’érudition, l’intelligence et la créativité.
Keter, dans l’arbre de vie kabbalistique, est la plus élevée des sephirot et celle qui porte le plus haut degré d’abstraction. Irréelle telle … un virus.
Bref, il n’est pas vain de saisir le moment pour considérer le texte toraïque de la semaine et voir ce qu’il nous fait lire/entendre quant à notre présent pandémique et confiné.
Notre parasha continue de traiter du thème de la sainteté en l’appliquant aux kohanim puis au temps. Après l’espace, il était normal que le temps, dimension essentielle de l’expérience humaine, soit considéré dans cette perspective. Le vivant est un – à l’instar du divin – et, pour le judaïsme, il sera sanctifié en tant que tel. Pas de domaine réservé, pas de confinement ici, le tout du vivant est à sanctifier : le shabbat sera sanctifié mais le comportement humain au quotidien pas moins. Avec des degrés – comme les marches devant le Temple – et des différences – Israël, les Leviim et les Kohanim, par exemple – mais dans un même élan.
La sainteté du temps se marque notamment par le calendrier rituel, celui des fêtes et la parasha se charge de les énumérer. Avec effroi, nous nous apercevons que de même que nous avons célébré Pessah dans le confinement, avec toutes les frustrations et les adaptations conséquentes et corollaires, nous allons célébrer Shavouot similairement (du 28 mai au soir au 30 mai au soir). Admettre et accepter que le passage de Pessah à Shavouot, le passage de la libération matérielle à la libération spirituelle, se fasse dans le confinement, nous obligeant à trouver en nous-mêmes les espaces à parcourir.
49 jours entre Pessah et Shavouot, marqués par le compte du omer (prémices de la récolte de l’orge), qui correspondent aux 49 degrés d’impureté et aux 49 degrés de pureté établis par la tradition mystique. Or le lexique rapproche deux versets par une expression commune :
Lévitique, 23, 15
וּסְפַרְתֶּם לָכֶם, מִמָּחֳרַת הַשַּׁבָּת, מִיּוֹם הֲבִיאֲכֶם, אֶת-עֹמֶר הַתְּנוּפָה : שֶׁבַע שַׁבָּתוֹת, תְּמִימֹת תִּהְיֶינָה
Puis, vous compterez chacun, depuis le lendemain de la fête, depuis le jour où vous aurez offert l’ômer du balancement, sept semaines, qui doivent être entières. (Bible du Rabbinat)
Lévitique, 15, 28
וְאִם-טָהֲרָה, מִזּוֹבָהּ—וְסָפְרָה לָּהּ שִׁבְעַת יָמִים, וְאַחַר תִּטְהָר
Lorsqu’elle (une femme] sera délivrée de son flux, elle comptera sept jours, après quoi elle sera pure. (Bible du Rabbinat)
A noter : impureté et pureté à prendre dans ce dernier cas comme marqueurs de socialité : la femme a le droit périodiquement et symboliquement à affirmer sa liberté et sa souveraineté par l’exercice d’une séparation. Et dans le cas des 49 jours entre Pessah et Shavouot, il s’agit d’une condition morale ou idéologique des Hébreux qui étaient encore empreints des valeurs perverses de l’Egypte.
Le rapprochement des deux versets indique que le passage de l’impureté à la pureté est un processus. Pas de recette miracle ou de coup de baguette, pas de sorcellerie ou de prise de la Bastille. Et pas d’intervention du divin.
Un retour sur soi, un exercice de conscience, une volonté de transformation qui appartiennent à un sujet libre et volontaire. Un retrait du social et de ses impératifs aide à fournir à l’individu le calme propice à accompagner sa métamorphose, l’accès à sa liberté. Si le confinement peut aider, acceptons-le. Et ne sortons pas de chez nous le temps nécessaire.
Ce qui permettrait de jeter un éclairage spécifique sur un épisode énigmatique de la fin de la parasha :
10 Il arriva que le fils d’une femme israélite, lequel avait pour père un Egyptien, était allé se mêler aux enfants d’Israël ; une querelle s’éleva dans le camp, entre ce fils d’une Israélite et un homme d’Israël. 11 Le fils de la femme israélite proféra, en blasphémant, le Nom sacré ; on le conduisit devant Moïse […]. (Lév. 14, 10-11 ; Bible du Rabbinat)
« Etait allé », litt. « était sorti » (וַיֵּצֵא). Question évidente, puisque le texte ne précise pas : sorti d’où ? Les réponses divergent, selon Rashi : sorti de sa vie future, sorti du passage précédent (il se moquait de l’offrande des gâteaux de fleur de farine, Lév. 14, 5-9), sorti du tribunal de Moïse.
Sans épiloguer sur la portée du blasphème, on en retiendra que parfois sortir n’est vraiment pas conseillé.
Et que, en sortant, se mettre en danger ou mettre autrui en danger équivaudrait à blasphémer, c’est-à-dire à rejeter le modèle éthique représenté par le divin.
Prenez soin de vous, prenez soin des autres, soyons unis par le cœur et l’esprit, soyons vaillants pour préserver la lumière du judaïsme et de la paix.
Alexis Nuselovici,
Président, Or Chalom