Livre de Danielle Rozenberg. Presses universitaires du Mirail, 298 p., 20 €.
Aujourd’hui, en Espagne, selon les estimations les plus optimistes, vivent 40 000 juifs, dans un pays de quelque 45 millions d’habitants. Un chiffre dérisoire qui donne à la question juive un aspect particulier. Tout commence avec le décret d’expulsion du 31 mars 1492, signé par l’inquisiteur général, Fray Tomas de Torquemada. L’exil massif et les conversions qui ont suivi sont restés dans la mémoire collective comme la plus grande catastrophe du peuple juif dans la diaspora, avant la Shoah. Même si en réalité l’exil avait déjà commencé un siècle auparavant.
Du côté des exilés, les sentiments à l’égard de ce "paradis perdu", appelé Sefarad, restent pleins de nostalgie et de méfiance. Côté espagnol, l’ambivalence règne aussi. Si l’Espagne va emprunter tous les chemins classiques de l’antisémitisme européen, parallèlement s’y est développé un capital de sympathie assez pragmatique vis-à-vis de ces anciens habitants sur qui on pense pouvoir s’appuyer pour créer et développer de nouvelles relations commerciales et culturelles. On distingue donc le "juif", au sens religieux ou racial, le plus souvent diabolisé, et le séfarade, mieux considéré parce que descendant des expulsés.
Ce sont ces différents courants historiques et sociologiques que l’ouvrage très documenté de Danielle Rozenberg permet de rassembler pour montrer comment les juifs vont renouer avec l’Espagne moderne. Il aura fallu près de quatre siècles pour que quelques centaines d’entre eux tentent de venir se réinstaller dans le pays, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. A la veille de la seconde guerre mondiale, la montée de l’antisémitisme en Europe et la précarité de la situation internationale vont accentuer le mouvement, les juifs fuyant les persécutions venant s’ajouter à ceux qui, en nombre très modeste, tentaient un retour depuis la Turquie, la Grèce ou les Balkans.
Or les gouvernements espagnols, même s’ils ne sont pas "antisémites", ne sont ni prêts ni disposés à devoir affronter des vagues d’"étrangers indésirables". La période du franquisme et la supposée protection accordée par le général Franco - que l’on a même dit descendant de convertis - aux populations fuyant la barbarie nazie témoigne encore de ces ambiguïtés. Vis-à-vis des ressortissants juifs espagnols à l’étranger, les autorités affichent leur "attitude passive" tout en essayant de protéger les intérêts économiques des personnes visées, refusant tout visa à titre collectif mais en accordant quelques-uns à titre individuel à quelques "pistonnés". On retrouve la même "attitude passive" à l’encontre des réfugiés : des milliers de personnes ont pu transiter par l’Espagne pendant le conflit, ce qui est sans doute à la base de cette légendaire bienveillance à l’égard des juifs. Mais Madrid s’est toujours bien gardée d’admettre une quelconque immigration. À peine 500 personnes se seraient installées dans le pays pendant ces années.
L’Espagne, appauvrie par la guerre civile, ne voulait mécontenter ni les Américains, ni l’opinion mondiale, ni Mussolini, ni Hitler. Le gouvernement du général Franco a donc cherché à ménager les uns et les autres avec un bel opportunisme. A la fin du conflit, plusieurs campagnes de communication ont popularisé l’idée d’un Franco ami des juifs, y compris dans la communauté juive elle-même.
Force est de constater qu’aujourd’hui cette relation ambiguë perdure, fondée à la fois sur une grande ignorance du monde juif et sur le conflit israélo-palestinien. L’Espagne commémore ainsi l’Holocauste. Mais des caricatures de presse tendancieuses ont été dénoncées par la communauté juive et la romancière Rosa Montero remarquait dans une chronique d’ El Pais (12 décembre 2006) : "Je soupçonne que la phobie anti-israélienne est en train de se convertir en nouveau signe d’identité pour une certaine pseudo-gauche."
Martine Silber
Article paru dans Le Monde édition du 10.01.07
Je tiens à ajouter au crédit de Franco, homme fort peu sympathique s’il en est, que deux proches parents, Robert Dalsace et Marcel Dalsace, tous deux juifs et tous deux résistants ont rejoint l’armée de De Gaulle en 1942 par la filière espagnole. Il fallait passer la frontière clandestinement puis du côté espagnol on était en général arrêté, le séjour dans les prisons espagnoles durait environ six mois au bout desquels on était relâché à la frontière de Gibraltar. Ce n’était pas une partie de plaisir mais cela valait mieux que d’être renvoyé à la frontière et livré à la police allemande. Quel que furent ses motivations, Franco a toujours refusé de livrer les juifs en sa possession aux Allemands ; cela représente tout de même un certain mérite.
Yeshaya Dalsace
(responsable de ce site, rabbin de Maayane Or à Nice)
Ci-joint, à défaut de récit qui n’a jamais été fait dans le détail, les lettres qui restent sur cet épisode, un exemple parmi tant d’autres qui suivirent cette filière ou tentèrent de le faire...