Son vrai nom : Jessaja Szajka Granach.
Comment Isaïe fut la conséquence d’une nuit d’amour de ses parents partis pour divorcer. Comment « un petit lutin édenté de troisième catégorie » ayant pris possession de lui, la sorcière accoucheuse mit au four un pain rempli de soufre et alla suspendre la couronne à une croix de pierre à la sortie du village. Le chien du voisin mangea le pain, si bien qu’on la jeta en prison pour l’avoir tué, et le bébé agité ne s’en porta pas plus mal. Ainsi commence, par des contes, la vie de l’acteur Alexander Granach, né Isaïe en 1890 en Galicie orientale.
Brecht, qui avait été accueilli été 1941 à Los Angeles par Granach, exilé depuis 1933 (via l’URSS et les geôles staliniennes), n’aimait pas les souvenirs galiciens de son ami. Il les trouvait trop beaux pour être vrais. Mais Granach, dont la route avait été si longue et difficile, et qui avait si souvent fugué malgré l’amour qu’il portait à son père, était fidèle. Il n’avait eu de cesse de voir « le vaste monde », et pourtant ne voulait pas oublier d’où il venait. Un peu comme l’autre célébrité locale, l’écrivain Soma Morgenstern, son contemporain, dont Etincelles dans l’abîme (éditions Liana Levi) évoque les temps révolus.
Lorsqu’Alexander Granach revient dans son village natal en 1917, à la fin de ses mémoires, il note : « L’armée tsariste avait appris à la population galicienne comment on organise des pogroms. » Dans son enfance, les liens étaient nombreux avec les chrétiens. La sœur, Rachel, sortait avec le goy Ivan, dont le frère débile, « Grâce à Dieu », était le meilleur ami d’un petit Granach handicapé, « Brin de pitié ». La semaine se passait sans dommage, mais « chaque dimanche venait nous rappeler que nous étions juifs ». Les voisins s’amusent à courser Brin de pitié, qui tombe dans le puits. Grâce à Dieu meurt gelé, couché sur la tombe de son camarade qu’il avait voulu réchauffer.
Le monde d’hier n’a rien d’idyllique.
Les familles juives ont un enfant par an, qu’elles ne peuvent pas nourrir.
Le plus âgé des frères Granach « détestait la pauvreté ». Les plus jeunes ne se rendent pas compte, ils partagent une paire de bottes, jouent, chapardent. La famille déménage, le père entre à l’usine d’allumettes, avec ses fils âgés de plus de 8 ans. Puis il se fait boulanger, quand il voit que ses enfants ont les os malades. Plus tard, le premier cachet d’Isaïe devenu Alexander, à Berlin, sera pour s’acheter un revolver, au cas où l’opération destinée à redresser ses jambes torses ne réussirait pas. Il mourra des suites d’une banale appendicectomie, à New York, en 1945.
Il n’a pas 13 ans qu’il travaille dix-huit heures par jour. Comme il sait lire et écrire, il devient le secrétaire de l’association des boulangers. Apprend les vertus de la grève, « l’arme de la solidarité » et de la fierté ouvrière. Se retrouve dans le pétrin. Est recueilli par une maîtresse de maison, d’où le titre français, Mémoires d’un gardien de bordel, pour Da geht ein Mensch, « Un homme marche là ». « Un homme n’est pas un arbre », nul besoin de racines. Si un homme est fait de tous les hommes, la chance du comédien est de cumuler les vies qu’il interprète. Le théâtre ? « Oui, c’est là qu’on peut tout raconter et montrer et ressentir, et les autres ressentent tout avec vous et participent à tout, et personne n’est seul au monde. » Le père, les frères, le rabbin , les voisins : il n’est personne qui ne puisse exister sur scène. Alexander Granach, 16 ans, part pour l’Allemagne. Il est engagé par Max Reinhardt, au prestigieux Deutsch Theater.
Grâce au cinéma, on peut voir Granach dans Nosferatu, de Murnau. En exil, dans Ninotchka, de Lubitsch, il joue un des trois Soviétiques en goguette que Greta Garbo est chargée de surveiller ; dans Les bourreaux meurent aussi, il est un chef de la gestapo.
Fritz Lang donnait les rôles de nazis à des émigrés, de manière à ce que leur accent donne une idée de ce que peut être une occupation étrangère. Dans Fuir pour vivre (1938), Erika et Klaus Mann, enfants de la bourgeoisie, écrivent : « Nous envions les gens qui ont appris dans leur enfance une autre langue que l’allemand. L’acteur Alexander Granach parle yiddish, et le yiddish est une langue utilisée dans le monde entier […]. Granach est aussi puissant et déchaîné que les éléments naturels. Cela dit - et ce n’est pas rare chez les hommes du peuple -, il peut avoir des réactions complexes - voire pathologiques. Il vit maintenant aux Etats-Unis, il a appris l’anglais, son ambition est de devenir un acteur américain. »
Claire Devarrieux © Libération
Alexander Granach
Mémoires d’un gardien de bordel
Traduit de l’allemand par Pierre Galissaires.
Anatolia, 388 pp., 22 euros.