C’est le long et fascinant récit d’un face à face qui se transforma en un affrontement radical dont les conséquences perdurent quelque deux mille ans plus tard. Pourquoi les Romains, après la destruction du Temple en 70, ont cherché à éradiquer les Juifs et le judaïsme. « Un tel antagonisme entre deux civilisations antiques qui auparavant avaient coexisté pacifiquement était sans précédent dans l’Empire romain », explique Martin Goodman, professeur à Oxford et spécialiste de l’antiquité romaine et juive, dès les premières pages.
En évoquant explicitement « le choc de deux civilisations », le très respecté académicien britannique se positionne dans le débat contemporain pour montrer que ce conflit n’avait rien d’inévitable. Avec autant de finesse que d’érudition, il démonte l’engrenage absurde qui a porté au pire.
Sujette de l’Empire qui respectait ses particularités religieuses, Jérusalem vivait en ces premières années de notre ère dans une prospère « pax romana ». « S’il est difficile d’apprécier la félicité qui régnait alors en Judée, c’est parce que les événements à venir en ont obscurci le souvenir. Jésus allait être crucifié par Pilate puis nombre de ses disciples jetés aux lions par les gouverneurs romains, le Temple allait être réduit à un tas de gravats. Mais à l’époque nul ne le savait : Hérode avait bâti une ville destinée à durer et Jérusalem pouvait espérer coexister éternellement avec Rome », écrit l’historien.
Les différences sont évidentes entre ces deux cités qui depuis deux millénaires dominent l’imaginaire occidental, « représentant deux idéaux opposés, l’un : la grandeur, l’autre : la sainteté ».
Mais les points de convergence sont tout aussi évidents, y compris dans les communes références à la Grèce, très souvent imaginaires. Elles sont pleinement assumées par les Romains, mais aussi - bien que de façon plus ambivalente - par une bonne partie des élites juives. « On en trouve une trace dans le premier Livre des Macchabées avec l’évocation d’ancêtres communs aux Juifs et aux Spartiates », relève Martin Goodman, montrant ensuite comment des deux côtés l’engrenage des ambitions personnelles et des incapacités entraînent la révolte juive de 66, l’écrasement d’une légion puis une expédition punitive qui s’intensifia en 70 avec le siège et la destruction de la ville.
Une guerre totale, cas unique à l’époque, dont la cause principale a moins été la vigueur de la résistance juive que les appétits de pouvoir de l’empereur Vespasien. Il avait besoin d’une victoire sans appel pour asseoir son règne : « Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’une guerre en terre étrangère servait à déguiser une situation embarrassante à Rome, et de telles pratiques ont encore cours à notre époque. »
Le carnage.
« On aurait pu croire que la montagne du Temple couverte de flammes était en ébullition depuis sa base, mais le sang était encore plus abondant que les flammes », écrivait Flavius Josèphe, notable juif rallié à Rome dont la « trahison », comme l’expliqua jadis Pierre Vidal-Naquet dans une magnifique préface à la Guerre des Juifs, permit ce témoignage direct de la tragédie. Dès lors, tout bascule.
Dans la conscience juive, Rome devient la quintessence du mal, et la destruction du Temple marque le début de l’exil forcé même si, comme le rappelle Martin Goodman avec tant d’autres historiens, la dispersion avait commencé bien avant pour des raisons économiques. De puissantes communautés juives sont éparpillées dans tout l’empire et jouent aussi un rôle essentiel dans la diffusion du christianisme.
Le regard des Romains aussi change totalement. Jusque-là, ils considéraient les Juifs avec un mélange de tolérance et de suspicion, notamment pour leur refus d’adorer d’autres dieux que le leur. Ils deviennent l’ennemi absolu. La Judée change de nom pour s’appeler Syria-Palestina. « En dépit des révoltes de Pannonie, de Germanie et de Bretagne, les Romains continuèrent à utiliser les noms locaux de chaque province. Seuls les Iudae cessèrent d’avoir une patrie en raison de ce qu’ils avaient fait », souligne l’historien britannique. Frappés d’un impôt spécifique, interdits de revenir sur leur terre et de reconstruire le Temple, ils restent considérés comme des adversaires irréductibles de l’empire. Les Juifs sont la « perniciosa gens » dont Tacite déplorait les coutumes viles : « Là est profane tout ce qui pour nous est sacré, légitime tout ce que nous tenons pour abominable. »
« A long terme, le fait le plus significatif de cette hostilité de Rome envers les Juifs qui suivit 70 fut l’émergence de l’antisémitisme chrétien », explique Martin Goodman, soulignant qu’à l’époque de l’empereur Constantin le monde romain était devenu beaucoup plus hostile aux Juifs et au judaïsme qu’il ne l’était trois siècles auparavant : « L’indiscipline des Juifs était-elle en cause, ou leur attachement à leur nation et à leur Dieu ? Payaient-ils leur isolationnisme rigoureux ou le fait qu’ils acceptaient des prosélytes ? Etaient-ils simplement différents ? […] Ou au contraire l’hostilité de Rome envers les Juifs s’est-elle développée par accident, involontairement, alimentée par des événements sur le cours desquels les Juifs n’ont eu aucune influence et dont ils ne pouvaient imaginer les conséquences ? »
Martin Goodman Rome et Jérusalem. Le choc de deux civilisations. Traduit de l’anglais par Michel Bessières, Agnès Botz et Sylvie Kleiman-Lafon Perrin, 656 pp., 28 euros.
Critique de M. Semo parue dans Libé