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La loi juive à l’aube du XXIe siècle

La loi juive à l’aube du XXIe siècle

Ouvrage collectif sous la direction de Rivon Krygier -

Cet ouvrage présente divers articles et responsa   rabbiniques dont l’actualité et l’originalité redonnent à penser sérieusement l’avenir du judaïsme.

La nature des sujets abordés touche aux points sensibles qui font l’objet d’un profond débat communautaire : comment et sur quels critères détermine-t-on la judéité d’un enfant issu d’un mariage mixte ? Que dit vraiment la Loi juive sur les conditions requises pour une conversion ? Quelle place la femme juive a-t-elle occupée dans l’histoire, la Loi et la pratique rituelle ? Est on en droit, en restant fidèle à la Loi, de reconsidérer son statut au sein de la synagogue, compte tenu de son émancipation ? Comment considérer l’émergence d’un intégrisme juif ? Quelle est l’approche de la Loi juive qui permet d’échapper aux formes d’exclusion et de discrimination ? Que penser des fameux « codes secrets de la Tora » qui ont tant défrayé la chronique ?

Cet ouvrage révèle avec force le formidable dynamisme de la « Loi orale », sa souplesse et son évolution et démystifie certaines idées préconçues qui la confinent dans une conception figée et dogmatique. Charles Mopsik a formulé le point de vue défendu dans cet ouvrage, ainsi : « La fidélité à la tradition est une conquête constante et non l’imitation passive de pratiques ancestrales. L’impératif premier est de conjuguer ce que les anciens nous transmettent avec ce que nous sommes en mesure de recevoir, nous tels que nous sommes aujourd’hui et dans nos conditions d’existence sociales, culturelles et politiques locales.

Préface de Charles Mopsik

Le livre édité, et pour une part écrit par Rivon Krygier, est exceptionnel à plus d’un titre. C’est le premier ouvrage en langue française qui traite exclusivement de la loi juive, dans ses aspects juridiques et historiques, et qui associe engagement religieux et souci historico-critique.

Une telle approche était jusqu’à présent très négligée en France et elle ne pouvait guère provenir des milieux de l’orthodoxie   juive, intéressée uniquement à encourager l’obéissance aux règles fixées par ses instances, pas plus qu’elle ne pouvait être développée dans les milieux libéraux ou réformistes uniquement préoccupés à adapter les exigences de la Loi révélée aux normes de la société contemporaine.

Donner à comprendre la méthode qui permet d’élaborer la halakha   lema’asseh, c’est-à-dire la loi applicable ici et maintenant, est une œuvre de salut public que seul le mouvement conservative   était en mesure d’offrir à une large audience. Alors que le maquis de règles, de coutumes régionales ou locales, d’ouï-dire et de pratiques sans fondement connu constitue une masse inextricable à laquelle le public est confronté sans point de repère et sans boussole, cet ouvrage ouvre une nouvelle avenue en contribuant sur plusieurs thèmes sensibles à clarifier la position de la loi.

Mais l’intérêt de cet ouvrage est de plus grande portée encore. Il met en évidence l’existence d’une distance entre la loi et la tradition, entre ce qui constitue la norme formelle et les mœurs telles que l’histoire les a établies.

D’une part, il y a ce que Dieu et la Torah ont permis et ont interdit ; d’autre part, il y a l’histoire des sociétés juives, de leurs décisionnaires, de leurs juges et de leurs conflits. Sur la balance de la vie, il y a deux poids dont l’équilibre instable doit être en permanence rétabli, de peur que l’un emporte l’autre.

Or cet équilibre a été rompu au XIXe siècle par un groupe important de rabbins   d’Europe centrale et orientale, qui a constitué un judaïsme séparé, hostile à l’émancipation, hostile au sionisme naissant, hostile aux sciences humaines (et dans une certaine mesure aux sciences exactes), qui entendait et entend encore prolonger son style de vie conçu comme la réalisation de l’idéal de la Torah (un aperçu historique concernant ce mouvement est donné plus bas, p. 25 et suivantes).

Cette pétrification de la halakha   a modifié la nature intime de celle-ci : la décision rabbinique (le psaq din) a pris parfois la forme d’un oukase ; au lieu de marquer le rythme de la vie collective et individuelle par les mouvements de métronome de la norme du Sinaï, donnant à chaque musicien la partition qui convient à son instrument, la halakha   a été souvent presentée comme un éternel ressassement telle « bourdonnement incessant » dont parlait Franz Kafka.

Ce phénomène de distanciation de la halakha   par rapport à la vie concrète des Juifs tend à faire oublier ce que le présent Ouvrage rappelle avec pertinence : la vie des hommes dans la culture d’une société donnée produit des effets qui interagissent constamment avec le patrimoine normatif du judaïsme.

Chaque époque et chaque culture exigent qu’un nouveau défi soit sans cesse relevé. La fidélité à la tradition est une conquête constante et non l’imitation passive de pratiques ancestrales. L’impératif premier est de conjuguer ce que les anciens nous transmettent avec ce que nous sommes en mesure de recevoir, nous tels que nous sommes aujourd’hui et dans nos conditions d’existence sociales, culturelles et politiques locales.

Ce qui frappe le plus dans les pages qui suivent, chaque lecteur s’en rendra compte, est un singulier désir de transparence, une honnêteté intellectuelle devenue rare dans les discours auxquels nous ont habitué les autorités religieuses de ce pays.

La vertu cardinale de l’homme de la halakha  , de celui qui prétend décider non seulement pour lui-même mais surtout pour les autres de ce que doit être la Loi, des formes actuelles que doit épouser l’engagement religieux, outre évidemment un savoir et une compétence éprouvés, consiste dans le courage de ne rien dissimuler : ni les divergences entre décisionnaires et leur histoire, ni les réalités culturelles et sociales qui ont présidé aux prises de décision. La confiance dans le sérieux et la sagesse du décisionnaire ne repose sur rien d’autre que sur sa capacité non seulement à énoncer la Loi, mais à démontrer le bien-fondé des règles qui doivent être appliquées. Sans cette démonstration rigoureuse, sans ce travail de clarification visant à emporter la conviction de ceux qui veulent porter le joug de la Torah, les décisions rabbiniques ne peuvent apparaître que comme des choix arbitraires et tendancieux.

Pour beaucoup de lecteurs, ce livre sera une révélation : en mettant en évidence les processus de fixation de la loi, il montre que la religion juive n’est pas la « religion de la Loi » mais la religion de son incessante élaboration, et les portes de la Loi, qui paraissaient hermétiquement closes au héros tragique de Franz Kafka, s’entrouvriront et en laisseront filtrer des rayons de lumière.

Puissent –elles, ces si lourdes portes, devenir des ouvertures qui laisseront passer le Roi de gloire. Puisse ce livre n’être que le premier d’une longue série grâce à laquelle, à l’aube du siècle prochain, chacun pourra découvrir le domaine si méconnu et si passionnant de l’établissement de la décision halakhique.

Charles Mopsik

Charles Mopsik, né en 1956 et mort le 13 juin 2003 (13 sivan 5763), est un philosophe et philologue français qui a renouvelé l’étude de la Kabbale et de la mystique juive.

Il est une des figures majeures du renouveau des études juives en France à la fin des années 1970, renouveau caractérisé par ses conséquences philosophiques, comme l’a illustré parallèlement Benny Lévy. En 1979, il a fondé chez Verdier la collection « Les dix paroles », avec le Guide des égarés de Maïmonide   comme premier volume emblématique.

La Loi juive (Halakha  ) et nos quatre vérités

Introduction à l’ouvrage par Rivon Krygier

1. La démystification

Depuis quelques années, la communauté juive de France connaît un regain d’intérêt pour le judaïsme et un retour marqué vers la religiosité. Cet enthousiasme est néanmoins contrecarré par un malaise nourri d’appréhensions et d’agacement chez ceux qui décèlent dans le phénomène une dérive grandissante vers la rigidité et ce qu’ils dénoncent comme une nouvelle « ghettoïsation ». Au-delà de la critique de ce qu’il convient d’appeler une crispation de la vie religieuse et de ses institutions, c’est une interrogation sur les règles fondamentales de la vie juive, leur origine, leur sens et leur statut qui nécessairement s’impose.

Mais s’interroger à partir de quoi ? Si de plus en plus d’ouvrages de pensée et d’histoire juive sont écrits ou traduits en français, le domaine de la Halakha   (la loi juive), qui est pourtant l’épine dorsale de la Tradition juive, se trouve étrangement délaissé. Terra incognita, la Halakha   demeure chasse gardée des initiés, de sorte que le public se trouve démuni, sans possibilité de se rendre compte des tenants et des aboutissants, des présupposés idéologiques qui sous-tendent la règle édictée.

Le sentiment de frustration ressenti et exprimé par beaucoup se heurte trop souvent à quantité de clichés qui imposent un silence désarmé : « Nul ne peut discuter le bien-fondé des positions rabbiniques car telle est la Halakha   » ou « telle est la règle du Choulhan âroukh ». Ou alors, on invoque la formule biblique prononcée par les enfants d’Israël au moment de la promulgation de la Loi, au pied du mont Sinaï : « naâssé ve-nichmâ » (Exode 24:7), rendue par : « Nous ferons et (ensuite) nous comprendrons », qui réclame alors l’obéis¬sance aveugle.

Toutes ces formules qui ont leur raison d’être dans la Tradition juive sont utilisées de manière abusive. Jamais, dans l’histoire du droit juif, on a considéré la loi juive, et encore moins un code rédigé à une certaine époque, comme une axiomatique figée et immuable qui déposséderait les décisionnaires de leur jugement et de leur évaluation des situations nouvelles. Une légitimité est accordée dans notre Tradition, y compris dans la tradition légale, au pluralisme, au débat rabbinique et à l’innovation. Le sens littéral du mot Halakha   est « démarche ».

C’est dire qu’on ne peut réduire la loi juive à une collection de règles intangibles. Avant d’être prescriptive, la Halakha   se veut un système juridique. En d’autres termes, elle est une grille de lecture à travers laquelle des décisions légales sont prises par des hommes. Cela signifie qu’en plus des principes internes au droit juif, des considérations méta-halakhiques sont susceptibles d’infléchir les directives pratiques. Le présupposé de sacralité de la Loi ne la rend pas tabou.

C’est cette première vérité si occultée de nos jours qu’il importe de restituer : de tout temps, le décisionnaire a été considéré comme un partenaire de Dieu dans l’élaboration de la Loi. Se fondant sur le texte révélé, il lui incombe de faire « l’interface », de déterminer la norme fidèle à la parole de Dieu. Il est appelé à gérer l’équilibre entre fidélité et créativité, entre devoir d’obéissance et devoir d’ingérence, entre hétéronomie et autonomie de la conscience. De nos jours, la formule « naâssé ve-nichmâ » est devenue un slogan qui vise à figer la pensée, comme si sa seule vocation consistait à corroborer ce qui a déjà été établi .

Du coup, on justifie indistinctement tout ce que le droit juif draine avec lui et on crie au sacrilège dès que la moindre remise en question d’une norme est envisagée. Même des règles ou coutumes, voire de simples normes sociales nées à une certaine époque, et qui en portent la marque circonstancielle, reçoivent l’aura de valeurs éternelles et immuables. Or, si la piété, la rigueur sont honorables, recommandables, une trop grande rigidité peut être des plus préjudiciables. Mais comment faire la part des choses ? Peut-on décider de la loi religieuse à son gré ?

2. La responsabilisation

Notre démarche n’appelle pas à la subversion. Il est certain qu’il faut être spécialiste et habilité pour décider en matière de loi juive. Cependant, il serait erroné de considérer cet espace de liberté, cette responsabilité de validation de la Loi, comme le lot des seuls décisionnaires. Le public des fidèles est appelé lui aussi à se prononcer ne serait-ce que sur le type d’approche auquel il pourrait accorder sa confiance, si tant est qu’il ait conscience de la légitimité de son choix. On oublie (ou occulte) trop souvent que même la démarche la plus autoritaire réclamant l’obéissance inconditionnelle, est dépendante de la volonté initiale du fidèle qui décide d’obéir et à qui obéir. À quel saint se vouer ? « Assé lekha rav » (Fais-toi un maître) enseigne-t-on dans les Maximes des Pères, en insistant sur le choix et l’assentiment incontournables du disciple.

La démission devant la nécessité du choix, c’est aussi la peur du changement. L’idée d’évolution de la Halakha   est souvent perçue comme une trahison de la Tradition. Bien sûr, on ne peut ignorer le danger de dislocation des codes de spécificité dans un environnement des plus assimilateurs. Nous, éducateurs du Mouvement massorti  , sommes les premiers à reconnaître que le risque de brader la discipline traditionnelle justifie la méfiance.

Mais paradoxalement, c’est souvent chez le profane ou celui qui est attaché à la Tradition par simple atavisme, voire même chez celui qui en est franchement détaché, que l’on trouve la plus grande résistance ou réticence à toute innovation. Se sentant viscéralement, voire héroïquement attachés aux rémanences de leur identité, ils cristallisent des tabous, des habitudes qui, dans leur imaginaire, ont force de loi. Le caractère inadapté de certaines normes traditionnelles aux convictions intimes que partagent pourtant ces récalcitrants dans leur vie profane leur confère alors curieusement cette aura, ce cachet d’une antiquité authentique.

C’est, à notre sens, le symptôme même d’un appauvrissement spirituel. Sous couvert d’une défense du judaïsme, le réflexe apologétique nuit à la crédibilité du discours. La langue de bois se substitue à la créativité. Certes, on ne peut nier que certains se moquent éperdument de cette situation. Que d’autres s’en accommodent parfaitement, trouvant dans une vie religieuse repliée sur elle-même ou abandonnée aux « professionnels du culte » le rempart illusoire à l’assimilation.

Mais il est des hommes et des femmes qui ne peuvent souffrir le divorce entre leur quête de spiritualité et un modèle de vie juive qu’ils ressentent comme inadéquat. De fait, ceux qui ne peuvent y trouver leur compte désertent la vie juive. Ce n’est pas seulement, comme le prétendent certains, à cause de l’assimilation ou de l’esprit consommateur et hédoniste, que la synagogue est devenue pour tant de Juifs une réserve « naturelle », un musée que l’on ne fréquente plus que très occasionnellement. Les diatribes à l’encontre de la désertion ne peuvent dissimuler un fait criant et douloureux : le judaïsme proposé n’emporte ni l’adhésion, ni l’enthousiasme. Les rabbins   et les éducateurs ont eux aussi leur part de responsabilité dans cette dislocation de la vie juive.

3. L’inspiration

Contrairement à ce que disent nos détracteurs, les modifications que les rabbins   de la tendance massorti   entendent autoriser ou promouvoir ne visent pas à accroître la commodité ni à « helléniser » le judaïsme en le « colonisant » de l’intérieur. Il ne s’agit pas d’une méthode d’assimilation sans douleur. Bien au contraire. Le souci d’adaptation peut favoriser la survie des valeurs juives, restituer leur pertinence là où elles s’enlisent jusqu’à la pétrification. Ainsi, se mesurer aux défis que posent les découvertes scientifiques ou les révolutions sociales crée de nouvelles exigences, une nouvelle rigueur et non une douce apathie.

Le cas du féminisme est à cet égard des plus typiques. Celui-ci est dénoncé par les cercles réfractaires à la modernité comme une contamination occidentale. Le féminisme traduirait l’incapacité des femmes à s’assumer en tant que telles ; elles chercheraient alors par mimétisme à conquérir une virilité qui n’est pas dans leur « nature ».

S’il est vrai que de telles dérives existent, l’aspiration émancipatrice de nombreuses femmes est loin d’être aussi caricaturale. On gonfle le féminisme en baudruche pour se donner ensuite la gloire de le pourfendre. L’analyse historique montrera que le droit juif a été lui-même sensible à l’évolution sociale du statut des femmes et que des changements très profonds ont, par le passé, amélioré leur condition.

Dans la vie civile moderne, les femmes ont désormais accès aussi bien aux professions libérales qu’aux plus hautes responsabilités publiques et culturelles qui étaient jadis l’apanage du sexe « fort » : elles sont médecins, avocats, juges, ministres, professeurs et chercheurs dans les universités. Leurs qualifications ne sont plus à démentir. Y aurait-il matière à contester leurs compétences dès lors qu’il devient question de notre propre spiritualité ? Sinon le mépris, n’y aurait-il pas une des plus graves méprises de notre temps dans le fait de barrer la route à la prise de responsabilités des femmes dans le domaine religieux alors qu’elles sont investies dans tous les autres domaines de l’existence ? Faut-il vraiment que le judaïsme futur ait à souffrir de ce repoussoir et du déficit humain qu’il entraîne ?

Aussi, de nos jours, que des femmes expriment le désir de s’investir davantage dans la vie juive, culturelle ou cultuelle, à des postes de responsabilité, n’est-ce pas là une bénédiction, une occasion d’épanouissement qu’il serait navrant, préjudiciable, voire injuste de brider ? De manière générale, ces voeux d’adéquation de la Halakha   aux opportunités qu’offre la modernité ne sont ni des lubies, ni des phénomènes de modes et sont tout le contraire de la subversion. Il ne s’agit pas de brader la Tradition, pour une prétendue « facilité » mais de lui permettre d’investir les champs nouveaux qui s’ouvrent à nous et réclament la mobilisation de tous.

En fait, le seul moyen de favoriser l’épanouissement du judaïsme, de s’assurer que les changements proposés ne sont pas des commodités déguisées mais des aiguillages, est de se réapproprier l’étude, le savoir juif. Non seulement pour redécouvrir une histoire qui atteste la « diversité, la souplesse, la créativité de la loi juive » (pour reprendre le sous-titre du célèbre ouvrage du rabbin   Louis Jacobs, L’arbre de vie, voir bibliographie), mais aussi pour restituer la sève, le parfum, le goût même de la vie juive, de son élan vital.

C’est par l’étude de la Tora, de la littérature rabbinique et de la culture juive en général, à travers le temps et sous toutes ses formes, que l’esprit cesse de s’ankyloser dans des idées reçues et des « prêt-à-penser », et que s’éveille le désir d’identification, la soif intarissable de réaliser la volonté divine. En somme, pour nous, c’est en cela même que se révèlent les indices véritables de la religiosité. La piété authentique ne se mesure pas à l’aune du pointillisme sourcilleux de la vie rituelle et de ses prétendus accoutrements, mais à l’aune de l’humilité, de la sincérité, de la probité et du sens de l’humanité.

4. La revitalisation

Comment être fidèle à la loi et à la Tradition juives de manière non-dogmatique ? Voilà énoncé en une phrase tout l’enjeu de la démarche du mouvement massorti   (conservative  ). Ce défi est particulièrement saillant dans les temps que nous vivons.

Si un certain nombre de normes ne peuvent être conservées telles qu’elles, c’est pour une bonne part en raison des bouleversements sociaux que l’époque moderne a provoqués. Le plus fondamental se résume au fait que nous ne vivons plus dans une société cloisonnée comme celle de l’Antiquité ou du Moyen Âge.

Avec l’Émancipation, notre peuple est entré de plain-pied dans l’histoire universelle.

Avec le sionisme et l’édification de l’État d’Israël, il est entré dans le concert des Nations. Désormais les clivages entre les religions, les nationalités, les disciplines du savoir, les sexes, se sont estompés sans tout à fait disparaître. Tous les genres et les catégories se côtoient, se mêlent, se rencontrent. Ils se débattent pour leur existence et leur droit à l’expression, provoquant à la fois créativité et confusion, pour le meilleur et pour le pire.

L’homme moderne vit dans une société sans cloison et donc sans garde-fou où il est très difficile de maintenir une spécificité. Le « décloisonnement » comporte des risques majeurs que l’on ne peut ignorer : assimilation, conversion à d’autres religions et doctrines, confusion identitaire, fragilisation de la famille.

Mais le repli sur soi est un aveu de faiblesse, d’incapacité à se mesurer aux défis du temps. La crispation est un réflexe de défense qui ne protège qu’à très grand prix de la réalité environnante : on contourne l’information gênante, on occulte, on cultive l’ignorance et la mystification, voire la démonisation de tout ce qui fait l’autre. Mais tôt ou tard, l’information filtre et la démystification entraîne le désenchantement, voire l’indignation qui conduit à rejeter tout en bloc ou pire encore : à la haine de soi et des siens.

La vie juive, pareille à un organisme, doit, pour survivre, réaliser une homéostasie, c’est-à-dire construire ce difficile équilibre entre ouverture et fermeture. Certes, elle a besoin d’une membrane pour se donner corps et se protéger. Telle est la raison d’être de nombreuses mesures rabbiniques contre l’assimilation, la déperdition.

Mais cette membrane ne peut être hermétique sous peine de suffocation. Il lui faut éviter les dérives du verrouillage et de la sclérose autant que celles de la dilution et de la dégradation des codes identitaires. Les uns vivent en état d’hiber¬nation, ankylosés, emmitouflés dans leur gaine protectrice. D’autres ont voulu faire éclore le judaïsme dans le printemps mythique de l’âge des Lumières. De précieux repères ont fondu au soleil ou sont en voie de se dessécher, parce que l’on n’a pas pris les précautions de survie.

Le mouvement massorti   tente de naviguer dans cet entre-deux, dans ces eaux tumultueuses. Non, ce n’est pas la position idéale et confortable de l’équilibre parfait. Le navire tangue, penche parfois excessivement d’un côté ou de l’autre. Situé au centre de l’échiquier religieux, le mouvement massorti   n’échappe pas aux déchirements ni à certaines des dérives qui traversent le monde juif. Mais la conscience que de cette trajectoire médiane dépend la survie de l’équipage rend l’aventure indispensable et exaltante.

L’analogie avec la vie organique est des plus pertinentes quand il s’agit de décrire le fonctionnement de la Halakha  . Notre thèse fondamentale est que le judaïsme tel qu’il est, tel qu’il s’est forgé au cours de l’histoire, recèle en suffisance des ressources, des outils qui doivent lui permettre d’affronter la modernité, sans qu’il soit nécessaire d’opérer des réformes radicales qui remettraient en cause le système juridique lui-même.

Lorsqu’un décisionnaire ou un tribunal rabbinique juge nécessaire de modifier une règle établie, c’est en premier lieu de manière douce qu’il se doit de trouver une issue appropriée. Il évitera de toucher aux organes vitaux (les lois fondamentales de la Tora dites midé-orayta) et privilégiera un régime particulier (l’insistance sur certains points, la réactivation d’une règle ou sa neutralisation).

Nous pourrions nous étendre longuement sur cette gradation et sur cette panoplie de moyens dont le décisionnaire dispose, comme sur les précautions à prendre. Mais nous ne voulons pas déflorer ce qui sera l’objet des articles de l’ouvrage. Évoquons seulement l’ampleur de la latitude dont les décisionnaires ont effectivement disposé au cours de l’histoire et la lourde responsabilité qui a toujours été la leur, avec ce mot saisissant de Maïmonide   (Hilkhot mamrim 2:4) :

« Si un Tribunal rabbinique estime nécessaire de suspendre temporairement une injonction (commandement positif de la Tora) ou de permettre la transgression d’un interdit de la Tora (commandement négatif de la Tora) dans le but de ramener de nombreux Juifs à la Tradition ou de les sauver [de la perdition] en les empêchant de verser dans d’autres pratiques, il fera ce que [la gravité de] l’heure exige. De même qu’un chirurgien doit parfois amputer un bras ou une jambe afin de sauver une vie, il arrive de temps à autre qu’un Tribunal rabbinique ordonne de transgresser certains commandements temporairement afin de maintenir la vitalité de l’ensemble des commandements. »

Quelques mots concernant la teneur de cet ouvrage :

C’est, au premier chef, à une prise de conscience de la souplesse du système halakhique et de son fonctionnement que cet ouvrage invite. Mais plus ambitieux encore, il présente au public francophone les travaux de rabbins   et historiens du mouvement massorti   (conservative  ) dont la caractéristique majeure est précisément qu’ils ont pris acte de l’historicité et du dynamisme de la Loi .

Cette démarche qui vise à conjuguer Tradition et innovation s’exprime ici par un ensemble d’analyses et de résolutions originales dont le dénominateur commun est qu’elles abordent les questions de modernité qui sont actuellement les plus débattues au sein de la communauté juive de France, comme d’ailleurs dans la plupart des communautés juives à travers le monde, à savoir : le statut de la judéité des enfants issus de mariages mixtes, la régulation des conversions et la place de la femme au sein de la synagogue. La démarche du mouvement massorti   ne se limite pas bien sûr à ces seuls domaines. Mais c’est délibérément que nous avons voulu traiter en priorité de ces questions où la paralysie de la Loi se fait le plus cruellement sentir.

Grâce à la réédition du présent ouvrage, sous les auspices des éditions Biblieurope, nous avons pu étoffer certains aspects restés succincts tels que celui de la mixité dans les synagogues. Elle nous a également donné l’opportunité de développer diverses considérations concernant le rôle éminemment fécond du sens éthique et pluraliste de la controverse dans l’élaboration de la Loi.

Enfin, l’inquiétante montée en puissance de l’intégrisme et de l’intolérance nous a conduit à ouvrir un quatrième volet traitant de dérives diverses : abus de pouvoir et de confiance, phénomènes d’exclusion tant à l’égard de Juifs prétendus hérétiques qu’à l’égard des non-Juifs . Nous avons considéré de notre devoir d’affirmer avec vigueur que l’authenticité du judaïsme s’incarne dans le profond respect de l’altérité et dans la lutte sans complaisance contre les perversions qui le dénaturent. Nous avons voulu montrer que c’est aux sources de la Halakha  , envisagée dans une perspective historique et critique, mais aussi engagée, que le judaïsme humaniste du XXIe siècle pourra s’abreuver.

Puisse cette modeste compilation faire œuvre de réconciliation avec notre Tradition pour tous ceux qui, désespérant d’elle, l’ont crue « lettre morte ». Que se réalise le sens des versets que nous exprimons inlassablement, de Chabbat en Chabbat :

« Car c’est un précieux enseignement que Je vous donne, n’abandonnez pas Ma Tora » (Proverbes 4:2).

« Elle est un arbre de vie pour ceux qui s’y tiennent, s’appuyer sur elle apporte le bonheur » (Proverbes 3:18).

« Ses voies sont des voies pleines de douceur et tous ses sentiers conduisent à la paix » (Proverbes 3:17).

« Ramène-nous à Toi, Éternel, et nous reviendrons, renouvelle nos jours comme au temps jadis » (Lamentations   5:21).

Rivon Krygier

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