Toutes les religions étaient représentées, y compris l’hindouisme, les Sikhs et même le zoroastrisme en passant bien entendu par les différentes églises chrétiennes et l’islam, y compris l’islam bosniaque. J’étais le seul rabbin , hormis celui de la Grande synagogue de Moscou, la rencontre se tenant dans cette ville.
Il est intéressant d’observer le jeu de la représentation des religions, la plupart affichant des costumes différents parfois très folkloriques, le turban vert mordoré des imams du Caucase, le violet austère des évêques luthériens, le petit col discret des prêtres catholiques, les robes oranges et colorées des asiatiques, la robe noire des chrétiens orthodoxes , la djellaba de l’imam d’origine pakistanaise, le turban sikh et le manque total de tout décorum de la part de certains protestants ou encore des juifs (à part la kippa). Mais la palme revient assurément au Patriarche de Russie qui nous a reçus en grande pompe à la cathédrale de Moscou, chasuble richement décorée et toque en pain de sucre surmontée d’une croix d’or !
En observant ce jeu de costumes et de paraître, certes l’expression de la richesse des diversités humaines, je ne peux m’empêcher de songer que tout cela tranche avec les messages de ces religions : humilité et fraternité humaine et non titre et revendication identitaire. Quel besoin ont les religieux du monde d’afficher leur engagement spirituel par des fanfreluches en tout genre ? Notre judaïsme est plutôt modeste sur ce point, mais aime tout de même parfois les défilés de chapeaux démodés… histoire de se distinguer de la piétaille qui avance tête nue ou à peine couverte d’une modeste kippa…
Mais une fois dépassé le jeu du paraître, tous ces gens sont des personnes de qualité et il est bon de retrouver que derrière les divisions entre castes, chapelles et croyances, il y a des hommes tout simplement. Pour cela, rien de tel que les pauses et la convivialité des repas pris ensemble quand les menus des uns et des autres n’y font pas trop obstacle…
Avant de partir pour Moscou, il faut obtenir un visa. Fort d’un dossier dûment rempli, accompagné d’une lettre d’invitation du « Grand Patriarcat de Moscou et de toutes les Russies » (c’est le titre !), on doit se présenter au consulat de Russie, boulevard Lannes à Paris. Le bâtiment remarquablement stalinien, barricadé de grilles, en impose.
Là, depuis très tôt le matin, une queue de dizaines de personnes attend debout, qu’il pleuve, vente ou gèle n’y change rien, sans abri, ni siège. On laisse entrer par tous petits groupes ceux qui sont en tête depuis des heures. Les autres peuvent attendre dehors. Personne ne vous dit rien, même pour vérifier que votre dossier est correct et que vous n’attendez pas pour rien. Personne à qui parler, pas d’indications, rien que l’attente. Au bout de 3 ou 4 heures et même parfois plus, les gens partent, la porte ne s’ouvrira plus, l’heure fatidique de midi est arrivée, les bureaux des visas ferment… Revenez demain dès l’aube, peut-être aurez-vous quelques chances…
Cela m’évoque les queues de réfugiés cherchant un visa pour fuir l’Allemagne nazie quand on pouvait encore le faire ou ces queues interminables dans les administrations et les magasins soviétiques. Mais nous sommes à Paris en 2011 ! Com me quoi les « bonnes manières » des temps anciens n’ont pas vraiment disparu et manipulent toujours l’individu de la même façon : au cas où vous auriez l’outrecuidance de vous croire un individu spécifique, on vous fait vite sentir autrement, vous réduisant à pas grand-chose avec ce genre de traitement. Ce n’est pas innocent me semble-t-il et cela fonctionne, les gens se plient à l’exercice sans rien dire et au bout du compte, après quelques heures, deviennent mesquins et même agressifs. J’en ai vu en venir aux mains pour une histoire de place dans une queue qui de toute façon n’aboutirait à rien, vue l’échéance imminente de la fermeture.
Refusant catégoriquement de me soumettre deux fois à un tel traitement, je suis prêt à renoncer au voyage. Je me débrouille finalement par avoir mon visa autrement, grâce à une intervention de Moscou et à l’efficace et dévouée Jacqueline Rougé, militante assez aimable pour aller le chercher fort du passe-droit reçu, la veille même de notre départ.
Arrivée à Moscou, une femme douanière peu amène tamponne votre passeport comme elle vous allongerait une baffe. Un chauffeur attend, je suis avec une joviale bonne sœur espagnole en civile vivant au Vatican.
La traversée de Moscou prend plus de deux heures ! Jamais vu de tels encombrements. Des 4X4 partout, des voitures de luxe, allemandes, japonaises, américaines… mais à part quelques vieilles Lada déglinguées, pas de trace de l’industrie communiste. Tout au long de la route s’étalent de grands panneaux publicitaires en russe, mais les marques sont faciles à reconnaître : voitures occidentales, Auchan, Décathlon, Coca Cola, etc… Durant tout mon séjour, je suis étonné par l’absence de trace du passé communiste. A part la statue de Marx ou celle de Lénine près du Kremlin, survivantes des nombreux déboulonnages des années 90, à part l’architecture assez typique datant des années sombres… Le reste est embarqué à fond dans le capitalisme sauvage et les fantasmes de consommation à tout prix.
Le lendemain, je cherche dans notre quartier, relativement populaire et commerçant, des foulards russes à l’ancienne, peine perdue… On trouve dans des petits magasins populaires des habits de mauvaise qualité bon marché sans intérêt particulier, il est clair que tout le monde ne roule pas en 4X4… Je vais même dans un grand centre commercial : modèle occidental typique avec toutes les marques habituelles et la même mode stupide et uniforme… triste mondialisation.
Peu de clients cependant, ce doit être un peu cher pour le russe moyen, mais il doit en rêver tout de même. Je trouverai finalement quelques foulards typiques pour une poignée de roubles dans la cave d’un monastère au milieu d’objets pieux, d’encens, de cierges… sorte de boutique monastique tenue par une veille femme qui n’a pas dû bouger d’ici depuis la révolution d’octobre.
Le patriarcat orthodoxe nous reçoit somptueusement, étalant moyens, efficacité et amabilités. Il possède un immense hôtel luxueux où nous sommes logés. Partout les églises sont rénovées et repeintes. Dieu, celui de l’église russe orthodoxe , semble avoir repris ses droits sur le Parti et en impose, la vraie Russie lui appartient et il n’a pas l’intention de rester dans l’arrière cour. Cela ressort constamment, y compris dans les discours du Patriarche et de ses prêtres. Les églises visitées, superbes dans le style, reçoivent un défilé de pèlerins allumant cierges et multipliant génuflexions, signes de croix à la russe et demandes à une série d’icones ou reliques de saints sous verre !
Le clou de la démonstration de force fut l’expédition en car pour visiter une synagogue, une mosquée et une église dans la foulée. Le patriarcat, inquiet de notre emploi du temps chargé et incompatible avec les embouteillages, convoquât une voiture de police qui, sirène hurlante, nous fit traverser Moscou en 20mn, le bus précédé de la voiture Lada hululant à l’américaine, prenant les avenues en sens inverse, brûlant les feux et se faisant saluer militairement par chaque policier en superbe casquette immense, digne héritage de l’armée rouge. Jamais je ne m’étais rendu si vite dans une synagogue, ni si officiellement !
Il est curieux d’apprendre que l’argent de l’église orthodoxe russe vient en grande partie de taxes sur les ventes de cigarettes (!) et que le patriarche est un des protecteurs de Loukachenko, l’aimable dictateur sévissant actuellement en Biélorussie…
Le portrait du patriarche Kirill est omniprésent dans tous les lieux relevant de l’église, y compris l’hôtel où nous longeons et il vous fixe d’un regard pas commode (il n’a pas l’air de l’être en effet, à juger à notre rencontre durant laquelle j’ai préféré garder mes distances, malgré l’insistance d’un sbire pour une poignée de main et photo avec le patriarche). Ce culte de la personne semble inhérent aux mœurs d’ici : sous le communisme les Tsars rouges ont remplacé les Tsars impériaux, aujourd’hui un père des peuples en remplace un autre, gout de l’icône et culte des saints, c’est ancré dans la culture et tout cela appelle le régime autoritaire.
La mosquée, sobre et sans images, comme il se doit, est fréquentée par des musulmans caucasiens ou des asiatiques originaires des steppes, des gens discrets et aimables. Je suis frappé par la beauté remarquable de jeunes filles longilignes, au teint clair, certaines carrément blondes, les yeux gris mais légèrement bridés, ayant la grâce discrète des femmes orientales pour qui la pudeur n’est pas un mot creux, mais une réelle touche esthétique et le signe de leur dignité, un avantage que les occidentales ont oublié depuis longtemps. Curieux mélange entre la Russie et la steppe lointaine qui a créé un physique si spécial ; entre modernité (elles sont en jeans et teeshirt) et tradition tribale mêlé d’islam bon enfant ; pour entrer dans la mosquée, elles se couvrent élégamment d’un foulard (un peu à l’indienne) qui ne fait que donner de l’éclat au visage.
Il y a quelque chose en commun dans cette attitude avec quelques Russes chrétiennes vues dans les églises où les femmes se couvrent également, mais avec moins d’élégance. Je pense à ce rabbin du Talmud qui disait une bénédiction quand il voyait une jolie femme… pourquoi une partie de l’islam et du judaïsme est-il tombé dans une telle négation de la sensualité, une austérité si sombre ?
Le rabbin de la grande synagogue de Moscou, Adolf Solomonovich Shayevich, également Grand rabbin de Moscou et de Russie (concurrencé par une organisation Loubavitch dissidente qui importe des rabbins américains et israéliens) assiste à plusieurs de nos réunions et me reçoit à bras ouverts dans un très bon hébreu à fort accent. Comme tous les rabbins du bloc de l’Est à l’époque du rideau de fer, il a fait ses études au séminaire néologue (les Massorti hongrois) de Budapest. Il m’explique sa proximité avec le mouvement Massorti et les difficultés très particulières du judaïsme russe. Comme tous les Juifs russes que j’ai connu, il émane de lui une certaine tristesse, une sorte de long soupir jamais vraiment expiré… Nous discutons autour d’une tablée de harengs, cornichons et vodka, le paradis pour moi.
Rien que son histoire personnelle en dit long sur la situation actuelle des Juifs en Russie et les intrigues politiques : né en 1938, il a grandi au Birobidjan et fut, comme rabbin de la grande synagogue de Moscou (seule synagogue officielle à l’époque), une sorte de grand rabbin officieux sous le régime communiste. Il incarne la résistance spirituelle juive contre le régime communiste dans les conditions que l’on sait.
Mais, après la perestroïka et l’accession de Poutine au pouvoir, il fut proche de l’opposition au régime semi dictatorial de Poutine comme la plupart des Juifs en vue à l’époque et notamment du magna de la presse Vladimir Gusinsky, il s’est donc attiré les foudres du régime actuel. Le Kremlin a en effet créé une fédération juive alternative avec l’aide du mouvement Loubavitch très actif en Russie et auprès de Poutine. Le Kremlin a alors nommé directement sur ordre express de Poutine le rabbin américain Salomon Lazar (né en Italie dans une famille Loubavitch , mais éduqué au séminaire Loubavitch à New York et arrivé en Russie en 1990 comme tout jeune rabbin ) au poste de deuxième Grand rabbin de Russie (poste qui n’existait pas) et lui accordant la nationalité russe pour qu’il puisse remplir cette fonction !
Le rabbin Lazar est proche de l’oligarque, homme d’affaire magna du pétrole, du gaz et de l’aluminium Roman Abramovitch (propriétaire du club de foot de Chelsea…) proche de Poutine. Poutine a depuis poussé en avant Lazar et fait en sorte que Shayevich, toujours en disgrâce du fait de ses amitiés dans l’opposition mais toujours officiellement Grand rabbin , ne soit plus invité à aucune cérémonie officielle, contrairement à Lazar, le Grand rabbin au goût de Poutine !
Bref, je comprends que si les Juifs russes ne vont pas beaucoup à la synagogue, les rabbins sont éminemment liés à la politique et je constate que les Loubavitch sont, à Moscou comme ailleurs, d’une redoutable efficacité pour se mettre dans les petits papiers des puissants quitte à écraser le judaïsme historique en place.
Ce voyage m’a permis de revoir le très sympathique leader Sikh Bhai Sahib Mohinder Singh dont j’avais fait la connaissance lors d’un congrès similaire à Birmingham en Angleterre en 2007 et dont je garde un souvenir inoubliable, notamment pour son accueil chaleureux dans ce qui est le plus grand temple Sikh hors du Pendjab. A Moscou, il m’a notamment raconté sa jeunesse dans le Kenya colonial où sa famille avait migré à partir de l’Inde.
J’ai également fait la connaissance de l’ambassadeur européen (fonctionnaire de l’Union Européenne à Bruxelles) chargé du « Dialogue avec les religions, les Eglises et les communautés de conviction » venu en observateur. Diplomate d’origine portugaise, polyglotte, il m’a impressionné par son jeu politique discret mais ferme et nous avons beaucoup discuté en aparté de la laïcité et des questions de la place des religions dans la société actuelle, leur rôle positif mais aussi leurs limites, ainsi que de l’Europe et du jeu diplomatique qu’elle implique. Discuter avec un homme si fin et cultivé, grand connaisseur du monde, fut une expérience très enrichissante.
Il y a bien sûr bien d’autres personnalités avec qui le contact est riche, avec parfois le poids de l’histoire juive en arrière fond, comme avec cet élégant prêtre catholique polonais activiste de Solidarnosc pour qui la Pologne est clairement avant tout une terre catholique et nationale, ou ce jovial vieux pope polonais qui me raconte ses souvenirs de la Pologne d’avant, et à quel point les Juifs étaient une partie du paysage humain des campagnes de son enfance.
Ou plus simplement, les échanges avec des voisins parisiens : l’aimable évêque de Créteil avec lequel je me trouvais en table ronde quelques semaines plus tôt, ou encore Mehrézia, musulmane du 19e arrondissement, portant le voile, véritable routarde du dialogue interreligieux, rencontrée régulièrement et avec qui il fait vraiment bon discuter tellement elle pétille d’intelligence, d’ouverture et de connivence.
Voilà l’intérêt premier de ces rencontres officielles : les coulisses, les liens personnels qui se nouent, les petits gestes et les petites phrases. L’ouverture sur une Europe véritablement cosmopolite et riche d’une belle humanité, de religions qui sont une réelle richesse dans leur diversité. Bien entendu, il y a des interventions et des débats publics, mais cet aspect plus politique et assez consensuel reste à mon avis moins intéressant.
Yeshaya Dalsace
Pour une démonstration du décorum de l’église russe et le rôle du Patriarche, voyez le film suivant qui en dit plus que des discours :