À chaque fois qu’il tentait d’en poser les fondements, à tel ou tel endroit, la construction s’écroulait. Il décida de passer la nuit sur le lieu même, cher-chant sinon l’aide du rouah ha-kodech (esprit saint), l’inspiration.
Il s’était assoupi quand soudain au cœur de la nuit, un bruit le réveilla en sursaut. Il aperçut une silhouette : c’était un homme chargé de gerbes de blé. Salomon vit qu’il franchissait une barrière pour y déposer les gerbes de l’autre côté. Il répéta la même opération un bon nombre de fois. Le roi Salomon observa ce manège, convaincu qu’il ne pouvait s’agir que du propriétaire du champ d’à côté en train de s’emparer de la récolte de son voisin. ‘‘Demain, décida-t-il, je traduirai en justice ce sombre individu pour vol.’’ Aussi quelle ne fut pas sa surprise lorsque à peine quelques instants plus tard, il entendit un autre bruit et aperçut une seconde sil-houette qui se glissait dans la nuit, chargée également de gerbes de blé. Il avait l’impression d’assister exacte-ment à la même scène si ce n’est que cette fois, le vol semblait se dérouler en sens inverse. C’était, semble-t-il, le voisin d’en face qui cette fois volait du blé en le transportant du côté de son champ. Le roi Salomon, furieux, résolut de traduire également cet individu en justice. ‘‘Quelle scène absurde, se disait-il, « des voisins qui se côtoient et sans doute, se font des politesses le jour, se transforment la nuit venue en brigands pour aller dé-pouiller l’autre. N’est-ce pas là la preuve cinglante de la cupidité humaine, qui rend illusoire tout projet de fraternité ?’’
Le lendemain, Salomon interpella les deux voleurs et les fit comparaître devant son trône de justice ; mais chacun à tour de rôle, de sorte que l’un ne puisse s’instruire des paroles de l’autre et mentir pour sa propre cause. Voici ce que dit en substance le premier : ‘‘je reconnais les faits ; j’ai bien transporté des gerbes d’un champ à l’autre. Mais, ce n’était pas de son champ au mien mais du mien au sien ! Mon voisin est mon propre frère. A la mort de notre père, Arona, ce champ a été partagé en deux. Or, moi je suis seul tandis que mon frère a une femme et trois enfants. Je sais qu’il n’a pas assez de blé pour sa famille, c’est pourquoi je me suis levé la nuit et lui en ais apporté dans la plus grande discrétion pour qu’il n’ait pas de dette envers moi. Mais à ma grande surprise, au matin, j’avais exactement le même nombre de gerbes de blé dans mon champ !’’ Salomon interrogea le second qui lui dit : ‘‘Majesté, je ne suis pas un voleur : les gerbes que je transportais au champ voisin venaient de mon propre champ. Mon voisin est mon propre frère. À la mort de notre père, Arona, ce champ a été partagé en deux. Or, moi, j’ai une femme et trois enfants tandis que mon frère vit seul. Je sais que, de ce fait, il n’a pas assez de main d’œuvre pour ramasser le blé, c’est pourquoi je me suis levé la nuit et lui en ais apporté discrètement pour qu’il n’ait pas de dette envers moi. Mais à ma grande surprise, au matin, j’avais exactement le même nombre de gerbes de blé dans mon champ !’’
Les témoignages concordaient. Salomon comprit alors qu’il s’était complètement fourvoyé en prenant ces deux frères pour des voleurs. C’est à l’intersection de ces deux champs, là où passait la barrière, qu’il décida d’édifier le Temple de Jérusalem. Les fondements ne s’écroulèrent plus. »
(Cette légende tardive existe sous diverses versions : cf. Israël Cousta, Mikvé Israël (Livourne, 1950, Siman 49). La version présentée ici en est une légère adaptation.)
Si j’ai commencé par rapporter cette légende, en ces temps difficiles de tension exacerbée autour de Jérusalem, c’est pour que l’on sache ce que représente le Temple dans la conscience juive. Le livre biblique des Chroniques (I Ch 22,9-10) souligne que le nom même de Salomon (Chelomo) est de la même racine que le mot « paix » (chalom). Ce nom lui a été donné pour signifier qu’il serait un homme de paix avec les ennemis à l’entour . Lorsque Salomon inaugura le Temple de Jérusalem, il invita tout étranger à y adresser ses prières et demanda même à Dieu de leur accorder une attention particulière (cf. I Rois 8:41-43). Dans la même veine, il faut entendre la prophétie d’Isaïe sur l’avenir réservé à ce lieu, partie intégrante de la vocation d’Israël : « car ma Maison sera appelée maison de prières pour toutes les nations » (Isaïe 56:7).
Les émeutes déclenchées par les Palestiniens, au nom de la « souveraineté musulmane sur El-Aksa », méritent que l’on rappelle également un ancien midrach (Gn rabba 22:7-8 sur Genèse 4,8) dont la pertinence est d’une saisissante actualité. Ici aussi, il est question de deux frères se trouvant dans un champ… : « Caïn parla à Abel son frère. Alors qu’ils étaient dans les champs, Caïn se dressa contre Abel son frère et le tua. » (Gn 4,8).
La Bible reste énigmatique sur l’objet du litige. Diverses interprétations ont été proposées. Deux d’entre elles retiennent notre attention :
« Quel fut l’objet de leur querelle ? Allons et partageons-nous le monde, avaient-ils décidé ! Caïn avait pris les terres, et Abel, les biens meubles. C’est alors que l’un (Caïn qui cultivait le sol) dit : Cette terre où tu te trouves est à moi ! Et l’autre (Abel qui élevait du bétail) : Ces habits que tu portes sont à moi ! Enlève ça, jeta l’un ! Pars d’ici, jeta l’autre ! Alors ‘‘Caïn se dressa contre Abel son frère et le tua’’ (ibid.). Rabbi Yehochoua de Sakhnin dit au nom de Rabbi Lévy : En fait, chacun avait pris aussi bien des terres que des biens meubles. Quel fut alors l’objet de leur querelle ? L’un dit : Le Temple sera édifié sur mon territoire ! Et l’autre : Non, il le sera sur le mien ! C’est ce qu’expriment les mots ‘‘alors qu’ils étaient dans le champ’’ — or qui dit ‘champ’ dit ‘Temple’, selon le verset ‘‘Sion (le Temple) sera labouré comme un champ’’ (Michée 3,12). Alors ‘‘Caïn se dressa contre Abel son frère et le tua’’ (Gn 4,8). »
Il ne fait aucun doute que la légende citée plus haut a été inspirée de ce midrach . Ici, le choix de l’emplacement de l’édification du Temple entraîne la guerre. Là, comme en signe de réparation, c’est la paix qui détermine l’emplacement sacré : champ de paix ou champ de ba-taille… N’est-ce pas là très exactement ce qui se joue au Moyen-orient ?
Bien sûr, on ne peut parler, stricto sensu, d’une guerre de religion. Mais il est clair que der-rière les enjeux politiques ou simplement territoriaux, ce sont des valeurs spirituelles portées par des symboles forts de la conscience collective des peuples qui sont en jeu. L’aspect reli-gieux est également présent, pour nous juifs, en cette période d’examen de conscience requis par notre Tradition, à l’abord de Kippour. Il se trouve que le matraquage des médias contribue à instaurer un climat de grande culpabilité. Et c’est là qu’il nous faut prendre garde de ne pas tomber dans une contrition mortifère mais d’examiner sereinement les choses en ramenant les événements à leur véritable proportion et signification.
La visite de Ariel Sharon sur l’esplanade des mosquées (mais qui est aussi le mont du Temple !) serait ce qui a mis le feu aux poudres. Les médias ignorent-ils que ce n’est pas sa pre-mière visite et que celle-ci avait été organisée en coordination avec la police palestinienne ? Ignore-t-on que le Waqf, organisme musulman gardien des lieux, interdit que les Juifs entrent dans la mosquée ou prient sur l’esplanade, interdiction que Sharon a respectée ? [1]
Il n’y a eu aucune « profanation de lieu saint », ni destruction sauvage comme au tombeau de Joseph saccagé par les Palestiniens, qu’ils reconstruisent à présent pour en faire une mosquée ! En quoi donc cette visite constituait-elle une « provocation » ? En ce qu’elle visait à affirmer que les Israéliens n’étaient pas prêts à renoncer à la souveraineté sur le lieu considéré comme le plus sacré, voire le seul lieu vraiment sacré du judaïsme. Or les Arabes ne sont absolument pas prêts à partager la souveraineté sur ce lieu, et tel est le fond du problème, là où les négo-ciations ont buté. Depuis que les pourparlers ont échoué à Camp David, sur le statut de la vielle ville, les Palestiniens attendaient la première occasion pour déclencher des émeutes. Ce qu’ils ne peuvent arracher à la table des négociations, ils veulent l’obtenir par une campagne violente d’intimidation et une tentative cynique d’attendrir l’opinion internationale sur leur sort.
Israël ne peut être tenu pour responsable de cette dégradation : jamais dans toute l’histoire de ce pays, un chef de gouvernement n’a été aussi loin dans les efforts et les concessions pour la paix, au point de s’aliéner une très grande partie de la population israélienne. Après que Rabin ait reconnu l’OLP comme interlocuteur, E. Barak a accepté d’échanger la quasi-totalité des territoires contre la paix, allant jusqu’à compenser les parties occupées par des implanta-tions juives par des territoires israéliens (tels que Um el Fahem !). Barak a consenti à ce qu’un Etat palestinien voie le jour aux côtés d’Israël, à ce que la souveraineté sur certaines colonies soit abandonnée, à ce que Jérusalem soit partagée, et juste avant le déclenchement des émeu-tes, à ce que la capitale du nouvel Etat palestinien y soit instaurée ! Même le mont du Temple ne devait plus être totalement sous souveraineté israélienne. Là est la véritable « provocation » qui a déclenché l’embrasement : le partage. Les Palestiniens veulent l’exclusivité de ce lieu saint, pour l’Islam, la seule sainteté qu’ils reconnaissent. Doit-on expliquer que les Juifs ont eux aussi le droit à une sensibilité et une susceptibilité religieuses ?
La manière dont les médias français rendent compte des événements au Moyen-orient a de quoi faire frémir, tant la vision en est simpliste et manichéenne. Nous avons à nous interroger sur ce schéma réducteur et caricatural qui présente les Israéliens comme les colonisateurs brutaux et les Palestiniens comme des opprimés « acculés au désespoir ». Tout est permis aux dé-sespérés, y compris les pires forfaitures : la profanation d’un site religieux, détenir un soldat blessé et le laisser se vider de son sang. La mort des Palestiniens, et en particulier celle des enfants, est scandée et comptabilisée au jour le jour. Un reportage sur France 2 opposait la dé-tresse palestinienne à la situation « bucolique » des colons juifs. Cette démonisation frôle la caricature antisémite la plus abjecte : le peuple juif est présenté comme avide et sans scrupules, ne reculant devant rien pour défendre ses intérêts, jusqu’à pratiquer une sorte de « crime rituel » sur les enfants palestiniens. S’étonnera-t-on si dans les manifestations pro-palestiniennes qui se sont tenues dans les rues à Paris et ailleurs en France, on ait scandé des « Mort aux Juifs » ?
Il n’est pas jusqu’au président de la république, grand ami des Juifs mais pas de l’État d’Israël, pour déclarer : « on n’oppose pas les tanks à l’émotion d’un peuple… » De quel peu-ple ? Il épouse si complètement la thèse arabe qu’il a fait capoter l’accord obtenu à Paris entre Barak et Arafat, en persuadant ce dernier de continuer à exiger une commission internationale.
Des tanks contre des pierres ? Curieusement, ce sont les Palestiniens qui sont en position d’attaque, s’en prenant aux postes de l’armée et aux colons. Contre quoi luttent-ils ? Contre la colonisation ? Mais il est pourtant patent que Israël ne mène pas une guerre pour gagner du terrain ou anéantir l’ennemi mais empêcher que celui-ci décide de l’avenir de la région, par les émeutes au lieu de le régler par la négociation ; une négociation où il est justement ques-tion de leur donner terre et dignité ! Oui, le combat est inégal car il ne s’agit pas d’une guerre conventionnelle mais psychologique. Le but est d’augmenter le capital de sympathie des pays européens (« la commission internationale ») pour contrer les Américains et obtenir ainsi la maîtrise absolue sur le mont du Temple. L’arme tactique consiste à faire démonstration de désarment pathétique « en opposant des pierres aux tanks » .
On déplore et on s’émeut, à juste titre, de la mort d’enfants. Mais s’est-on demandé pour-quoi les Palestiniens envoient leurs enfants en première ligne, jeter les pierres et assaillir les soldats. Un enfant interviewé dit qu’il va combattre pour délivrer El-Aksa. Il va faire la guerre sainte et mourir en martyr. On ne peut à la fois dire et faire croire que c’est un soldat coura-geux, comme un adulte, et s’indigner qu’il puisse mourir, en étant un enfant. N’y a-t-il pas quelque chose de terriblement cynique à utiliser les enfants comme chair à canon, et ensuite vouloir émouvoir le monde de leur mort ?
Oui dans la guerre psychologique, les armes sont inégales et le sensationnalisme et la dé-magogie des médias participent activement à la bataille. Sans compter qu’aux côtés des pier-res, il y a désormais les fusils des policiers palestiniens obtenus par les accords de paix avec Israël ! Oui, le combat psychologique est inégal car la « toute-puissance » d’Israël est souli-gnée et présentée comme arrogante et criminelle tandis que la menace du nationalisme et de l’islamisme arabes qui pèse sur la sécurité d’Israël est minimisée, comme s’il ne s’agissait que de pauvres enfants de la rue, désœuvrés. Sait-on ou veut-on ignorer que les manuels scolaires nouvellement fabriqués par l’entité palestinienne nient la légitimité de l’État d’Israël et prô-nent la libération de la Palestine tout entière ? Faudrait-il alors qu’Israël riposte de manière plus faible, voire inefficace pour que ses droits soient pris en considération ? Faut-il que les Juifs soient en position de victimes pour qu’ils aient droits à de la compassion, à de la chari-té ? Là aussi, le Midrach est particulièrement instructif :
« Rabbi Yohanan commenta : Abel était plus fort que Caïn. En effet, le texte en nous disant ‘‘Caïn se dressa’’ nous laisse entendre qu’il avait le dessous. Nous ne sommes que deux au monde, lança Caïn, [si tu me tues] que pourras-tu dire à notre père ? Et comme Abel se prenait de compassion, Caïn se redressa et le tua. De là vient le proverbe : Ne fais pas trop de bien au mauvais, et rien de mauvais ne t’arrivera. ‘’Et il le tua.’’ Avec quoi ? Rabban Chimôn ben Gamliel dit : II le tua avec un roseau, comme l’indique : ‘‘Ai-je tué... un enfant par mon coup’’ (Gn 4:23) — avec un objet contondant. Les rabbis dirent : II le tua avec une pierre, comme l’indique le verset : ‘‘Ai-je tué un homme par ma plaie’’ (ibid.) — avec un objet qui taillade. Rabbi Azaria, et Rabbi Yona-than ben Haggaï au nom de Rabbi ltshak dirent : Caïn avait discerné par où son père avait égorgé le jeune tau-reau [pour ce sacrifice] dont parle le verset ‘‘cela sera plus agréable pour Dieu qu’un bœuf ou qu’un jeune tau-reau’’ (Ps 69:32) » (ibid.).
Aujourd’hui, en Israël et dans le monde juif, même les colombes parmi les colombes sont désabusées : A. B. Yehouchouâ, Yossi Beilin, ou encore le père de Nahchon Waksman, assassiné par les terroristes qui l’avaient enlevé. Il n’y a ni gagnants ni perdants dans ce type de confrontation : il n’y a que l’odeur et la couleur du sang des palestiniens et des israéliens : et ce sont les mêmes. C’est la paix de tous qui perd. Nous ne crierons pas « Mort aux arabes ». Nous continuerons à aspirer à la paix mais pas à n’importe quel prix, pas au prix de la négation d’Israël.