"Ecoutez ceci, les Anciens,
Prêtez tous l’oreille, habitants du pays !
Est-il de votre temps survenu rien de tel,
ou du temps de vos pères ?
Racontez-le à vos fils,
Et vos fils à leurs fils,
Et leurs fils à la génération qui suivra."
La plaque en hommage aux justes inaugurée au Panthéon sacrifie à ce devoir de mémoire, dont Primo Levi dit que l’idée de "laisser en témoignage" ne lui est venue qu’après coup, quand il comprit qu’il faut "graver dans son cœur" et "répéter à ses enfants".
A Auschwitz, nous dit Elie Wiesel, "dans les cendres, s’éteignirent les promesses de l’homme", et André Malraux, "pour la première fois, l’homme a donné des leçons à l’enfer". Ce n’est pas sur la fin de l’histoire que débouchent Auschwitz et les autres camps d’extermination, c’est d’abord, sur nos responsabilités.
Parce que le crime est toujours là, qu’il revêt encore des formes extrêmes, si unique qu’ait été la Shoah, l’urgence demeure de l’affronter pour le vaincre. Dire qu’après Auschwitz on ne peut plus penser l’avenir serait donner raison à Hitler, qui a voulu ôter tout avenir au judaïsme, et qui déclarait, au début de la guerre avec l’URSS, vouloir détruire le christianisme et le bolchevisme, ces "deux enfants du juif".
Oui, il faut que la mémoire soit transmise et que les générations nouvelles sachent que la force faible de ceux que cette plaque honore parce qu’ils ont sauvé des vies leur a permis de vaincre la force forte des nazis et de ceux qui les avaient rejoints. En un sens, le témoignage est une extension de la mémoire ; il doit lui être associé : ce serait mourir vivant que ne pas témoigner avec la gravité d’un serment. La plaque qui doit être inaugurée jeudi entretient la mémoire et témoigne.
"C’ÉTAIT LA CHOSE À FAIRE"
Là ne se limite pas sa portée. Son inauguration par le président de la République revêt une autre dimension, qui fait d’elle un événement historique.
Le monument sur lequel elle est apposée a été voué par la Constituante, en 1791, à l’accueil des restes des "grands citoyens". D’où l’inscription placée sur le fronton : "Aux grands hommes la Patrie reconnaissante". Le Livre de la Sagesse dit du "Juste" qu’il doit "être humain" (XII, 19), et le Livre de Tobie (qui fut déporté en Assyrie) qu’il est un homme bon et charitable (IV, 5-9 et XIV, 8-9).
Les attributaires de la "médaille des Justes" ne sont pas des "grands hommes" au même sens que Mirabeau, Cuvier ou Jean Moulin, mais des femmes et des hommes, en grande majorité issus des milieux humbles de la population, dans le coeur desquels est enfouie la bonté la plus élémentaire, cet absolu simple sans qui, s’il manque, rien ne compte. Placés devant le mal et le bien, la mort et la vie, ils ont choisi en toute simplicité la vie, quels que soient les risques que cela comportait pour eux et pour les leurs. A la question : "Pourquoi ?", ils répondent : "Parce que c’était la chose à faire", "Parce que nous aurions eu honte si nous ne l’avions pas fait", "Parce qu’il s’agissait d’enfants", ou même : "Parce qu’il suffit de vouloir. Nous sommes tous des Justes en puissance."
Les "Justes" n’ont pas, comme les déportés, "parlé avec la mort" (Charlotte Delbo) : ils lui ont arraché des vies humaines. Agissant ainsi, ils ont simplement été des hommes "normaux", pour lesquels être un homme tient à la capacité à aimer ce monde et à aimer les autres. Par-delà leurs personnes, cette plaque consacre la bonté humaine, cette "force faible" vraie "force de Présence" tendue vers l’Autre. Dans la devise républicaine, elle donne à la fraternité, en deuxième position entre la liberté et l’égalité, son rôle plein d’expression de ce que "l’homme", ce sont immédiatement "les" hommes.
Sur notre médaille, il est écrit "quiconque sauve une vie sauve l’univers entier". La force faible, qui nous a permis de le faire, procède de l’esprit. Il peut la rendre invincible. Il faut que, le sachant, les générations nouvelles s’imprègnent de cette vérité, afin d’être à même de faire face aux barbaries toujours renaissantes et, comme nous l’avons fait, gardent l’Espérance.
Henri Bartoli est un Juste parmi les nations.
Cet hommage a été publié dans Le Monde