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Israël Joshua Singer

Israël Joshua Singer

Une erreur vieille de deux mille ans -

« Il n’était pas seulement mon frère mais aussi mon père et mon maître. Je ne lui adressais jamais la parole en premier, j’attendais toujours qu’il commençât », c’est en ces termes qu’Isaac Bashevis Singer parle de son aîné, dans « Perdu en Amérique ». A l’époque, il n’était encore que le « frère d’Israël Joshua Singer ». Aujourd’hui, c’est Israël Joshua que l’on doit présenter par rapport à son cadet.

Israël Joshua Singer voit le jour le 30 novembre 1893, à Bilgoray, au sein d’une famille traditionnelle. Son père, un hassid passionné, était un être rêveur et jovial, mais totalement démuni devant les obligations du quotidien. Sa mère, la fille d’un rabbin   mitnaged renommé, possédait une grande intelligence et était une véritable érudite. Une piété, presque scrupuleuse, régnait au sein de ce foyer. La religion empreignait chaque geste de la vie quotidienne. Le jeune Israël Joshua ressentait cette rigueur comme un carcan. Et dès qu’il en avait l’occasion, il fuyait la maison pour se réfugier dans la campagne. Alors qu’il est encore adolescent, la famille s’installe à Varsovie, où le père devient le rabbin   de la rue Krochmalna. Joshua est fasciné par cette ville et la modernité qu’il découvre. Il apprend le russe, l’allemand, fréquente les bibliothèques….et s’éloigne de la tradition familiale.

Il rejoint bientôt la bohême intellectuelle de Varsovie où il fait vite figure de meneur. En 1917, enthousiasmé par les événements se déroulant en Russie, il part en Ukraine. Là-bas, il prend part aux travaux littéraires du groupe de Kiev. Il sera vite déçu par l’intolérance des communistes. La faim et les pogroms finiront par avoir raison de son enthousiasme. En 1921, il rentre à Varsovie. Pendant plus de 10 ans, il fera partie de tous les mouvements les plus significatifs de l’avant-garde yiddish et polonaise. Il participe à la fondation de la revue Khaliastra. Ces écrits sont, alors, de facture moderniste. Dans ses premières nouvelles, il met en scène la vie des Dorfsyidn, les Juifs qui habitent les campagnes polonaises et se tiennent à l’écart des communautés juives structurées. Il décrit tout un univers au sein duquel la nature et les modes de vie juifs concourent à l’émergence de sociétés préservées du tumulte du monde extérieur.

Dès 1923, il est remarqué par Abe Cahan, fondateur du Forverts, quotidien New Yorkais en langue yiddish. Il commence, alors, une carrière de journaliste en tant que correspondant de presse pour la Pologne, la Galicie, l’Europe centrale et orientale. Cette activité lui permet de prendre conscience des menaces qui pèsent sur la vie collective des Juifs de Pologne. Cela s’est accompagné d’un certain nombre d’évolutions politiques qui l’ont détaché des positions progressistes et avant-gardistes qui étaient celles de ses premiers engagements. Devant l’animosité des écrivains de gauche qui lui reprochaient d’avoir changé de camp sur le plan politique, il décide, en 1927, d’arrêter d’écrire pour se consacrer au journalisme.

Mais en 1932, sous l’influence d’Abe Cahan, il retourne à l’écriture. A travers de grandes fresques historiques et dans un style réaliste, il va explorer la signification historique de l’expérience juive en Europe. Ce monde qu’il connaît et dont il pressent la fin, il va à la fois le rendre mémorable et le contester.

Singer était conscient des richesses de cet univers, mais pour lui elles s’accompagnaient de pesanteurs qui entravaient l’épanouissement des individus. La communauté traditionnelle, se référant à la légitimation verticale de la loi religieuse, induit un fonctionnement social rigide et fermé. Enfant, Singer a souffert de ce système globalisant. Ses griefs à l’égard du monde traditionnel sont nombreux : absence de sentiments véritables au sein des mariages arrangés, domination du mari, communication inexistante entre les sexes, éducation des enfants limitée à l’étude technique des textes, codification de la vie quotidienne, luttes sociales…
En réaction à cette organisation collective, les Juifs vont vouloir s’affranchir de la tutelle religieuse comme de la pression sociale de la communauté. Ils veulent désormais décider de leur vie comme des individus autonomes, expérimenter de nouveaux modes de vie et se confronter à de nouvelles valeurs. Les femmes désirent faire entendre leurs voix et s’émanciper d’une société patriarcale qui les a tenues à l’écart. Et en cette fin du XIX ème siècle, où l’irruption des idéologies bouleverse les sociétés européennes, les Juifs vont s’engouffrer dans les diverses voies qui s’ouvrent à eux.

Mais les protagonistes de Singer finiront broyés dans les secousses de l’histoire. Sous l’effet combiné de l’antisémitisme des différents mouvements sociaux et du rejet de la société polonaise, l’émancipation et l’assimilation seront voués à l’échec.

  I - LE SHTETL : UNE ORGANISATION COMMUNAUTAIRE EN CRISE

Dans son autobiographie « D’un monde qui n’est plus » Israël Joshua Singer évoque son enfance passée dans le shtetl de Lentshin. Son père était le rabbin   de ce petit bourg situé dans la zone de résidence tsariste.

En 1931, près de deux millions de Juifs sur 3 250 000 c’est-à-dire les deux tiers environ de la population juive de Pologne, vivaient dans un shtetl. L’existence du shtetl représente un des phénomènes les plus originaux de la vie juive en diaspora.
Le shtetl de Lentshin était jeune. En mai 1882, le gouvernement russe avait établi des lois réduisant la zone de résidence au sein de laquelle les Juifs avaient l’obligation d’habiter. La police expulsa donc des villages environnants les Juifs qui y habitaient depuis des années. Ces derniers achetèrent au hobereau local un morceau de terre sablonneuse pour y bâtir un nouveau hameau.

Le shtetl n’était pas très grand, plutôt un village avec ses 40 familles, soit 200 âmes environ. Les maisons étaient petites, une seule avait un étage. La terre n’était pas pavée. Les boutiques des épiciers, des marchands de tissus…. jouxtaient les ateliers des artisans : tailleurs, savetiers et boulangers. Chaque boutique possédait son enseigne : un grand croissant pour la boulangerie, une botte avec des éperons pour le savetier… Une petite usine produisait du kvas, la boisson fermentée locale. Quatre foires annuelles, les mobilisations de chevaux, et les « saints jours des goyim   » étaient sources de revenus pour le shtetl.

En Pologne et en Russie, ces bourgades à dominante juive ont été le berceau d’une microsociété où les repères étaient nombreux et clairs : l’espace du village était ponctué de bâtiments à vocation religieuse, le temps était rythmé par les prières, les cérémonies, les fêtes.

A Lentshin, la maison du rabbin   se trouvait près de l’enclos de la synagogue où étaient aussi les maisons d’étude, les oratoires, l’asile des anciens, le bain rituel et « toutes les autres bonnes choses habituelles ». Le vendredi, l’homme chargé du bain rituel venait tambouriner aux portes des familles, signe qu’il fallait se dépêcher. Un peu avant qu’on allume les bougies apparaissait le bedeau de la synagogue qui frappait les maisons juives avec un marteau de bois, en appelant les gens sur un certain air : « Hommes, femmes, c’est bientôt le moment d’allumer les bougies ».
Mais sous l’effet de contradictions internes et des transformations qui affectaient la société environnante, l’organisation traditionnelle se fissure.

1- UNE SOCIETE SCLEROSEE

1-1 HOMMES ET FEMMES : DEUX UNIVERS DISTINCTS

Une stricte séparation des femmes et des hommes règne au sein de la communauté, justifiée par les critères traditionnels : mépris des érudits envers les travaux domestiques, méconnaissance rendant la femme quasiment invisible au sein de l’univers masculin, absence de communication entre les sexes, partage absolu des domaines et des lieux : la cuisine pour la femme, le cabinet d’études pour les hommes.

Dans son autobiographie, I-J Singer décrit les relations, strictement ancrées dans la séparation des univers féminins et masculins, qu’entretiennent ses grands-parents.
Le grand-père n’échangeait pas un mot avec la vive petite femme qui lui avait donné une demi-douzaine d’enfants, ils n’avaient rien de commun entre eux. Il avait son cabinet de rabbin   ; elle avait la cuisine, le royaume des femmes. Entre le cabinet et la cuisine, il n’y avait qu’un vestibule. Mais ce vestibule séparait mari et femme davantage qu’une mer sépare deux peuples. On disait à la maison que depuis des dizaines d’années, il n’avait réellement pas dit un mot à sa femme, à moins d’être obligé de lui répondre. Et la petite femme en souffrait.

Le grand-père laissait s’asseoir une chatte près de son fauteuil rabbinique dans son cabinet d’étude et n’autorisait personne à la chasser ; la grand-mère, en revanche, n’était jamais jugée digne de s’asseoir près de la table du grand-père, sauf une fois par an, au seder de Pessah. Le vendredi soir, le kiddoush   avait lieu dans le cabinet du grand-père, toute la famille était réunie. Dès que le grand-père avait béni la brioche et en avait distribué des morceaux à la grand-mère et aux femmes, elles devaient toutes quitter la pièce et aller manger à la cuisine. Des hôtes étaient présents chaque vendredi soir, et le grand-père veillait farouchement à ce que des hommes ne se trouvent pas à la même table que des femmes qui ne seraient pas leurs épouses.

Quant à l’oncle Yoysef, il appelait sa femme Beymé (Béheymé), la vache. La tante Sorélé ne s’offensait pas de ce nom. Elle savait qu’il ne le disait pas par haine ou pour l’offenser, mais parce que c’était sa façon de parler à une femme. Elle était maintenant aussi habituée à ce nom que s’il avait été le sien depuis sa naissance.

I-J Singer laisse entendre que l’union mal assortie de ses parents assombrissait son existence enfantine.

Le mariage arrangé était la règle au sein de cette société. Aussi lorsque le grand-père maternel décida de marier sa fille bien-aimée Bashévé, il voulut pour elle un mari érudit. Les marieurs apprirent que dans la ville voisine le juge rabbinique, Reb Shmuel avait un fils, Pinkhès Mendl, un homme érudit et dévot. Le mariage fut proposé, l’affaire conclue. Sa mère avait 17 ans et son père 21 ans.

Pinkhès, un fervent hassid, était entièrement occupé par ses commentaires de la Torah. Il fuyait les soucis et responsabilités du quotidien et ne se préoccupait aucunement de subvenir aux besoins de sa famille. Pour cela, il faisait confiance à Dieu : « Avec l’aide de Dieu, tout s’arrangera ». Il appliquait fermement les principes de la Loi juive aux cas particuliers qui se posaient à lui. Sa compréhension des tensions sociales et individuelles était limitée par ce cadre prédéfini.

Bashévé ne pouvait pardonner à son mari d’être irresponsable, de ne jamais songer à rien faire de concret pour sa famille. C’était une véritable intellectuelle, elle étudiait la Torah, les Prophètes, les Hagiographes. Elle n’avait aucun centre d’intérêt commun avec les autres femmes du Shtetl et ne se mêlait pas à la communauté pendant les mariages, les circoncisions. Elle souffrait de solitude et se plongeait d’autant plus dans ses livres, notamment le « Shevet musar », « La verge de correction », petit traité détaillant les mille et un supplices qui attendaient les pécheurs. Bashévé passait des journées entières le livre à la main, en pleurant. Dans une société moins traditionnelle, Bashévé aurait pu étudier de façon moins morbide et, peut être même, trouver une activité en adéquation avec ses capacités intellectuelles.

A la tristesse du foyer succédaient, pour le petit garçon, les rigueurs de l’étude.

1-2 LE H’EDER : UNE STRUCTURE D’APPRENTISSAGE ARCHAÏQUE

Quand Israël Joshua eut 3 ans, son père l’emmena au h’eder de Reb Meir le melamed, pour apprendre l’alphabet et la Torah. Les leçons avaient lieu dans une mansarde aux fenêtres toujours fermées. Dans cette pièce se pressaient quelques dizaines d’enfants âgés de 3 ans à 10 ans. Le Reb Meir, couvert d’une calotte graisseuse sur la tête, ne se séparait jamais de son martinet fait d’une patte de renard avec des lanières de cuir. Il s’en servait pour faire suivre les lignes dans le rituel ou pour punir les enfants d’une prononciation incorrecte.

Les cours commençaient à 8h le matin et finissaient à 20h. Et pendant ce laps de temps, les enfants devaient rester assis et ne pas bouger.

Dès le deuxième jour, Israël Joshua ne voulut plus retourner au h’eder. C’est le fils du maître qui venait l’arracher des bras de sa mère tous les matins. Pour Reb Méir, il fallait l’habituer par force au h’eder : « un gamin doit aimer aller au h’eder, la Torah est douce ». Israël Joshua finit par se rendre au h’eder tout seul, mais jamais il ne l’aima « ni même la Torah qui était enseignée ». A 10 ans, il commença à étudier les lourdes pages du talmud  , mais il les « avalait comme un médicament amer ». Il était même persuadé que Dieu avait créé le shabbat et les jours de fête pour que les enfants n’aient pas à aller au h’eder.

Tout au long de sa scolarité, Israël Joshua eut affaire à différents melamed. Et avec chacun d’eux, il eut une mauvaise expérience, car sans être tous fous « chacun avait son grain ». A cette époque, la fonction de melamed n’était pas occupée par des érudits mais par des individus incapables d’exercer d’autres métiers.

Israël Joshua Singer nous laisse à voir un système d’apprentissage archaïque mêlant châtiments corporels et médiocrité de l’enseignement délivré. L’éducation juive avait pour but unique d’insérer l’individu dans l’enchaînement des générations passées et à venir. Les enfants devaient donc acquérir les savoirs qui leur permettaient d’intégrer la communauté.

Dès qu’il en avait l’opportunité, le petit Israël fuyait la maison et le h’eder pour aller profiter de la nature et s’amuser avec des petits camarades.

1-3 DES RELATIONS SOCIALES CONFLICTUELLES

En tant que fils du rabbin  , il aurait dû choisir ses amis parmi les enfants des foyers bourgeois-hassidiques. Mais il leur préférait ceux des artisans, tailleurs ou cordonniers, des « simples juifs ».

Car cette petite bourgade connaît aussi la lutte des classes. Ce conflit était, ici, doublé d’un conflit religieux : les Hassidim forment la couche aisée du village contre les artisans et les Mitnagdim.

A la synagogue, une ségrégation spatiale des classes sociales était en vigueur. Le mur de l’est était réservé aux notables et aux « beaux juifs », on y parlait Torah et Hassidisme  , tandis que du côté ouest, près de la porte, se tenaient les gens moins bien considérés, et l’on parlait de vaches, de foires…

A Bilgoray, le grand-père maternel, un mitnaged convaincu, allait prier dans la synagogue avec les artisans, les pauvres gens. Et ces « Juifs du commun » en étaient fiers. Leur rabbin   priait avec le peuple et pas chez les Hassidim, et « autre beau linge » dans leurs oratoires Hassidiques.

Dans ce shtetl, il y avait une fabrique de tamis qui employait une centaine de familles juives. Les femmes choisissaient les crins de cheval dont on tissait les tamis, les lavaient. Les hommes étaient assis dans des métiers à tisser de l’aube à tard dans la nuit. Ils en devenaient complètement bossus et à moitié aveugles. En quelques dizaines d’années, on attrapait la tuberculose. Et ce travail si difficile ne permettait pas de subvenir aux besoins élémentaires : nourriture et vêtements. Les Juifs qui avaient travaillé, en famille, toute la semaine n’avaient même pas de quoi fêter Shabbat : tamisiers et tamisières devaient aller quémander des h’allot aux portes des Juifs aisés. Ils vivaient dans des quartiers où régnaient la saleté et les maladies. Personne ne connaissait les noms de familles de ces artisans, on les appelait par leurs surnoms : Berl la nouille, Berl le bouc….

Désespérés, ces Juifs sans le sou intentaient des procès à leurs patrons devant le grand-père. Le principal employeur de la commune était Reb Yoyshiyé Maymon. Les séances de procès étaient houleuses. Les tamisiers dénonçaient leurs conditions de travail « Nous n’avons plus la force de travailler avec femmes et enfants et nous n’avons même pas à manger ». Le grand-père mettait en avant les charges incombant aux Juifs : ils devaient payer le melamed, manger casher  , se reposer le Shabbat, et en appelait à la solidarité juive. Ce à quoi répondait Reb Yoyshiyé Maymon : « Je fais du commerce, et dans le commerce, on s’arrange pour que les coûts soient les plus bas possibles. ».

1-4 LES DERIVES DU HASSIDISME  

Pinkhès, le père d’Israël Joshua, est un hassid fervent, qui avait une foi profonde en ses Tsaddikim. Mais à cette époque le hassidisme   accuse un changement de nature. Ce mouvement spirituel qui a été à l’origine d’un formidable renouveau spirituel est en proie à de nombreuses dérives : transmission dynastique, culte de la personnalité d’un chef charismatique, vénalité liée à la crédulité populaire, polémiques allant jusqu’à la délation auprès des autorités du pays…..

Le tsaddik Rabbi Motélé de Kuzmir se présenta un jour à Bilgoray pour recueillir de l’argent chez ses partisans. Il fut reçu chez les grands-parents d’Israël Joshua. Pendant le repas, le trésorier du Rebbé se livra à une véritable vente aux enchères : sitôt que le rabbi avait goûté une prune, les restes étaient vendus aux enchères. Puis arrivèrent des femmes et des enfants qui voulaient se faire bénir par le Rebbé. Le trésorier faisait payer à l’avance chaque bénédiction. Enfin, comme le Rebbé boitait, on devait l’aider à marcher, et ce privilège se monnayait aussi.

Un jour, une guerre éclata entre différents groupes de Hassidim polonais. Le Rebbé de Radzin a retrouvé la formule pour la fabrication de la couleur bleue, tkheylès, des tistsits. Et il teinta une frange dans chaque châle de prière de ses hassidim. Puis il ordonna à tous les Juifs d’utiliser son tkheylès. Ce qui déclencha un véritable tollé. Des Hassidim prétendirent que le Rebbé de Radzin était motivé par un intérêt pécuniaire, étant donné qu’il avait acquis le monopole des franges bleues. Une véritable guerre fit rage dans toute la Pologne. Les adversaires en venaient aux mains, se dénonçaient aux autorités. Des Juifs rompaient des fiançailles, des couples mariés divorçaient à cause des franges bleues. Un jour, à Bilgoray, un hassid de Radzin mourut. Ses fils et les hassidim de Radzin voulurent l’enterrer avec son châle de prière qui portait des franges bleues. Mais les membres de la Khevré Kadishé, qui étaient des hassidim d’autres obédiences, s’y refusèrent. Toute la ville fut en émoi. Finalement, les hassidim se soumirent à la décision du grand-père et l’homme fut enterré avec ses franges.

Ces conflits, sociaux ou religieux, ces tensions familiales n’étaient pas les seuls responsables de la fragilisation de la structure communautaire traditionnelle. L’antisémitisme et ses flambées de violences récurrentes entretenaient un sentiment d’insécurité permanent.

2- L’ANTISEMITISME

Le jeudi de l’ascension, les Juifs de Lentshin étaient inquiets car ce jour-là avait lieu une « procession goy   ». Des milliers de chrétiens faisaient le déplacement, et la pompe du cérémonial, « les curés en surplis, les croix et les images saintes colorées », excitait la foule des pélerins. Les Juifs n’étaient jamais sûrs que cela ne dégénérerait pas. Car malgré leur supériorité numérique, les « goyim   » ne se sentaient pas en sécurité en présence de Juifs pourtant bien moins nombreux qu’eux. Ils avaient toujours l’impression que les Juifs se moquaient d’eux et ils finissaient par les accuser de blasphème. C’est pourquoi, ce jour-là, les Juifs barricadaient leurs boutiques et fermaient leurs volets, mettaient des chaînes à leurs portes et se cachaient dans les coins.

Une accusation de crime rituel fut même lancée contre les habitants de Lentshin. A Pessah, bien entendu, car « la saison y est propice ». Le mikvé   n’étant plus casher  , il avait fallu le vider puis le casheriser. Deux frères souabes, les Schmidt, rivalisaient entre eux pour le poste de Shabès-goy  . Mais les juifs préféraient faire appel à l’aîné.

Le plus jeune inventa donc une histoire : les Juifs ont fait venir un enfant chrétien au bain rituel où était rassemblée, autour du rabbin  , toute la communauté. L’abatteur rituel égorgea alors l’enfant et son sang fut porté au boulanger qui l’utilisa pour faire les matsot. La nouvelle se propagea de village en village avec une vitesse effroyable. Cela se passait justement la veille de la Pâque chrétienne, quand les goyim   en voulaient particulièrement aux Juifs d’avoir crucifié leur Dieu, et le sang des paysans ne fit qu’un tour. Des témoins se manifestèrent : ils avaient vu comment l’enfant avait été enlevé. Un Juif dénommé Yenkl s’est fait attaquer par des paysans qui avaient voulu venger le sang chrétien. Une foire tombait le jour de Pessah, les goyim   menacèrent de venir avec des couteaux et « d’égorger les Juifs buveurs du sang chrétien ». Les Juifs vivaient dans la terreur et ils finirent par faire appel au Juge.

Celui-ci chercha à savoir si un enfant chrétien avait disparu. Il ne manquait aucun enfant. Mais cela ne calma pas pour autant les goyim  . Il fut décidé de faire appel à la gendarmerie pour protéger les Juifs. Celle-ci accepta de venir après versement d’un pot-de-vin. Les dix gendarmes arrivèrent la veille de la foire, des groupes de paysans étaient déjà rassemblés dans le shtetl. Un officier convoqua Schmidt au mikvé   et l’interrogea devant une foule de goyim   et de Juifs. Après avoir reçu quelques gifles, Schmidt avoua avoir menti. Les paysans, qui avaient été à deux doigts d’égorger les Juifs, recommencèrent à commercer avec eux comme si rien ne s’était passé.

Mais cette insécurité constante, cette misère vont peut-être avoir une fin car « le Messie viendra en l’année 5666 » : telle était la nouvelle qui se répandait parmi les Juifs de Lentshin.

3- LE MESSIANISME

Cette attente du Messie, inscrite au plus profond de la tradition juive, répond à la situation précaire et difficile qui a toujours été celle du peuple juif.
Et notre période était riche en événements dramatiques : le pogrom de Bialystok (14-16 juin 1906), la Révolution de 1905, la guerre russo-japonaise. Tous ces événements étaient interprétés comme « les douleurs de l’accouchement » précédant les temps messianiques. Mais ce n’était pas tout : des taches rouges étaient apparues dans le ciel. Que pouvaient-elles signifier d’autre que l’arrivée du Messie ? Et la guerre entre les Russes et les japonais ? C’était la guerre entre Gog et Magog qui devaient se battre avant que le Messie n’arrive ! Mais plus signifiant encore : tous les versets de la Torah, tous les aphorismes du Talmud   contenaient des allusions à l’année 5666 comme devant être l’année de la rédemption. Le père d’Israël Joshua, Pinkhés, était le plus grand expert du village pour dénicher de telles allusions. Il débordait de joie et allait partager ses découvertes avec les autres Juifs qui le croyaient sur parole : « Juifs, il est clair comme le jour que la fin des temps est proche, disait-il en montrant les versets qui l’indiquaient ; quelque calcul qu’on fît à partir de ceux-ci, dans quelque sens qu’on les tournât et même si on les lisait à l’envers, ils conduisaient tout droit à l’année 5666. ». Les Juifs n’étudiaient plus, ne faisaient plus de commerce, ils ne faisaient que parler de la Rédemption. Chaque jour, ils attendaient le Messie. Un Juif, nommé Yoyshiyé Glusker, décida qu’il était inutile qu’il fasse des réparations sur son toit pour l’hiver : « De toute façon, nous partirons bientôt pour la terre d’Israël, pourquoi me mettre martel en tête ». Que le Messie viendrait en 5666, c’était une évidence pour tous les Juifs de la bourgade. Mais comment viendrait-il, comment vivrait-on en Israël ? On se tournait donc vers Pinkhès. Il n’était pas très sûr de la manière dont le Messie viendrait, il y avait plusieurs avis à ce sujet dans les livres : les Juifs s’envoleront pour la terre d’Israël sur un grand nuage, ou bien on arrivera là-bas par un saut dans le temps et dans l’espace… Le Temple redescendra aussi sur terre et le culte et les sacrifices reprendront. La Torah s’éclaircira et il n’y aura plus de questions insolubles. Les Juifs qui l’écoutaient étaient moins enthousiastes que lui. Epuisés par leur vie de misère et de labeur, ils avaient imaginé une autre rédemption : l’or, l’argent, le vin, les festins, la musique…

Le dernier mois de 5666 arriva. Chaque jour, la tension montait. Tout au long de Rosh   Hashana, les Juifs gardèrent les yeux au ciel. Mais le Messie ne vînt pas. Les Juifs étaient déçus, désorientés. Des pluies automnales s’abattirent sur le village et Yoyshiyé Glusker répara son toit.

4- PRESSION DU MONDE EXTERIEUR ET REVENDICATIONS INTERNES AFFAIBLISSENT LE SHTETL

Cette organisation sociale et communautaire englobante est ressentie par beaucoup comme un carcan. L’individu veut émerger de la communauté et revendique son autonomie par rapport aux multiples lois imposées dans la vie quotidienne. Il veut pouvoir s’habiller comme il veut, il veut pouvoir épouser qui bon lui semble. Le shtetl, en cette fin du XIX ème et début du XX ème siècle, est aussi confronté aux bouleversements politiques et économiques qui enflamment tout le continent européen. Les confrontations avec le monde extérieur se multiplient et contribuent à affaiblir ces communautés déjà fragilisées.

4-1 UN BESOIN DE LIBERTE COMMENCE A POINDRE

Certaines femmes rejetaient les mariages arrangés et voulaient conduire leur vie personnelle et amoureuse comme elles le désiraient. Dans la propre famille d’Israël Joshua, sa cousine Fradl rejetait le schéma traditionnel. Elle était la fille aînée de son oncle Yoysef, de son premier mariage. Depuis la mort de sa mère, elle vivait chez ses grands-parents maternels à Zvihil. Elle étudiait dans un lycée de filles, parlait le russe et s’habillait comme « une demoiselle de la noblesse ». Elle portait d’ailleurs chapeau et bottines vernies lorsqu’elle venait rendre visite à son père. Entre eux, les disputes étaient incessantes. L’oncle Yoysef ne cessait de répéter que la fréquentation des écoles goy   était inutile, et que sa fille devrait rester au shtetl pour épouser un jeune homme de bonne famille. Fradl éclatait d’un rire « comme on n’en entendait jamais dans la pieuse Bilgoray ». Elle répondait à son père qu’elle préférerait se jeter du haut du pont. Et lorsque son père, interdit, lui demandait ce qu’elle voulait, elle lui assénait fièrement « Etudier et devenir docteur, dentiste ». Fradl possédait une tare supplémentaire, elle fumait ! Pour les hassidim de Bilgoray, opposants farouches du grand-père, c’était à cause de son mitnagdisme que ce dernier avait hérité d’une telle petite-fille « une goy  , une convertie, une voyouse qui parlait goy   ».

En plus des "dysfonctionnements" à l’œuvre au sein de sa propre famille, le grand-père était confronté au « dévergondage » qui s’immisçait au sein de sa communauté. Un jour, il apprit qu’à un mariage, une danse mixte avait lieu. Il se précipita pour vérifier par lui-même si « un tel péché se commettait en Israël ». A l’arrivée du rabbin  , les jeunes gens s’enfuirent par les fenêtres.

A Lentshin, le mariage de la fille du notable Reb Yoyshiyé avait fait fort impression aux habitants et à Israël Joshua. Le père de la mariée avait choisi pour gendre un jeune érudit originaire des environs de Bialystok et le mariage fut célébré en grande pompe. L’assistance ne pouvait détacher les yeux des parents du fiancé qui portaient des redingotes demi-longues et des serveurs en vestes courtes. Quand les invités du marié furent seuls, les jeunes gens dansèrent avec les jeunes filles des valses et des polkas, puis ils n’hésitèrent pas à s’étreindre et à s’embrasser. Israël Joshua, dissimulé dans un coin avec des camarades, envia à ces étrangers leur liberté et leur insouciance qu’il opposa à la piété oppressante des habitants de Lentshin.

Le séjour d’un groupe de jeunes compagnons, engagé par les négociants en bois pour la fabrication de bardeaux, causa de grands bouleversements au sein du petit bourg. L’influence de ces artisans sur les apprentis tailleurs et apprentis cordonniers du shtetl se manifesta assez rapidement : les compagnons locaux cessèrent de prier, commencèrent à se raser la barbe, à porter des cols et plastrons durs et à raccourcir leurs caftans. En outre, ils se retrouvaient le shabbat, ils buvaient de la bière, dansaient et chantaient des chants profanes. L’une de ces chansons se moquait des hassidim....

4-2 LES TENSIONS POLITIQUES ACCENTUENT LE SENTIMENT D’INSECURITE

Après l’échec de la révolution en 1905, les autorités suscitèrent une vague de violences antisémites qui fut à l’origine de nombreux pogroms : 800 morts à Odessa...Les revendications nationalistes, les mouvements révolutionnaires continuaient de proliférer. Et une guerre opposait le pays à la Russie.

La rumeur de ces événements parvenait jusqu’aux shtetls et provoquait de grandes inquiétudes. A Lentshin, pendant les foires, on entendait parler d’insurrections, de rébellions, de révoltes, et particulièrement d’une révolte de Polonais qui voulaient recréer un Etat polonais....

Parfois le shtetl était directement confronté aux soubresauts qui agitaient l’empire tsariste.

Un jour que le village sommeillait sous la chaleur, un groupe de chariots remplis de gens "bizarres" s’arrêta sur la place. En descendirent des étrangers habillés à la citadine avec de hauts cols raides. Ils avaient les joues rasées et portaient des moustaches. La surprise fut grande parmi les Juifs présents quand ils entendirent ces gens parler yiddish. Ces nouveaux venus étaient des Juifs ! Le hobereau local les avait fait venir pour repeindre les salons de sa demeure et les images saintes de l’église. Pendant les travaux, ils seraient logés et nourris au domaine. Les habitants de Lentshin étaient stupéfaits et un peu inquiets : des Juifs allaient manger de la nourriture impure et peindre des Jésus, cela ne pouvait rien donner de bon. Israël Joshua et les autres enfants, quant à eux, étaient fascinés, et cherchaient la compagnie de ces artistes. En réaction, les pères alternaient gifles et descriptions des châtiments de l’enfer pour tenter de les éloigner.

Mais bientôt la police débarqua dans le shtetl et arrêta tous les nouveaux venus. La raison de cette arrestation fut rapidement connue : " Ils ont mal parlé du Tsar, ils pourriront dans les chaînes.". Ce n’était là qu’une juste punition pour avoir enfreint la Loi.

La venue d’un autre étranger permit au jeune Israël Joshua de prendre conscience des événements qui bousculaient le pays. Un jeune Juif Lituanien, aux vêtements coupés courts et avec une grosse casquette russe sur la tête, arriva à Lentshin. Ce garçon était logé chez Israël et il lui raconta les sionistes et les socialistes, les grèves, les révolutionnaires qui tiraient sur les policiers et même sur les généraux et les Tsars...

La presse était un vecteur d’informations important. Le gendre de Reb Yoyshiyé apprit un matin dans son " Hatsefira" (" L’aurore", premier journal hébreu édité à Varsovie) qu’il y avait eu un pogrom à Bialystok. Les habitants de Lentshin furent bouleversés par le récit du massacre : meurtres, viols, enfants et vieillards abattus à la hache...

Des rumeurs alarmantes se mirent alors à circuler : les autorités ont fait venir des Russes de la "Russie profonde" pour attaquer le shtetl.

Les mauvaises nouvelles se faisaient de plus en plus fréquentes. Les commerçants qui allaient à Varsovie chercher de la marchandise racontaient les événements dont ils avaient été les témoins : les barricades et les manifestations, les jeunes gens et les jeunes filles circulant avec des drapeaux rouges, et des histoires d’esprits forts prétendant que le Messie ne descendait pas de David mais que c’était le Dr Hertzl...
Dans le shtetl, l’inquiétude était à son paroxysme et le soir, entre Minha   et Maariv  , "les Juifs se serraient les uns contre les autres et parlaient des malheurs juifs et des dangers qui guettaient.".

4-3 LES DEPARTS SE SUCCEDENT

Un double meurtre eut lieu dans la forêt jouxtant Lentshin : des voyous goy   tuèrent Reb Moyshé Kruk et sa femme. Tout le monde les connaissait, ils vivaient là " comme un couple de colombes". Malgré l’arrestation des meurtriers, le village et les alentours étaient plongés dans l’angoisse. Reb Yoyshiyé, le principal employeur du bourg, fut tellement bouleversé qu’il quitta le shtetl pour s’installer dans une communauté plus nombreuse, et donc plus en capacité de se défendre. Après lui, d’autres notables partirent.

L’espoir de voir s’agrandir le shtetl est abandonné. Les difficultés économiques rendent la vie quotidienne difficilement supportable. De plus en plus de familles quittent le village pour essayer de trouver du travail dans les villes. " Le shtetl s’effiloche" constate tristement la mère d’Israël Joshua.

Finalement, la famille Singer quitta elle aussi Lentshin pour Varsovie.

Le shtetl se vide. Pour Israël Joshua Singer les raisons de cette impasse apparente sont nombreuses : les pogroms, les paysans polonais, l’amour du profit chez les hassidim exploiteurs, la misogynie traditionnelle de la société juive, un certain esprit de secte. Mais peut-être doit-on chercher une racine plus profonde dans l’exil lui-même.

 II- DE LA COMMUNAUTE A L’INDIVIDU

Les Juifs s’étaient maintenus en Pologne sous la forme de sociétés très structurées. En ville ou dans les shtetls, la communauté avait son espace, ses instances religieuses et administratives. Mais ce système était, de plus en plus, rejeté par les individus qui voulaient s’émanciper de la communauté. On désirait s’ouvrir au monde, on voulait construire sa vie et ne pas la recevoir déjà toute tracée.
Les femmes, tout particulièrement, observent l’évolution de la société et participent à ses changements.

1 - LA LIBERATION DES FEMMES - MALKA LA REBELLE

Malka est une des héroïnes du roman « Yoshe le fou ». Elle illustre la situation des femmes dans la société traditionnelle et nous montre la violence des révoltes qu’elle peut engendrer.

Descendante d’une famille rabbinique, Malka est orpheline et a été recueillie par son oncle, Reb Mecheleh. Sa mère, qui avait été mariée à 14 ans, s’était enfuie à Budapest avec un officier de cavalerie. Son père en mourut de solitude et d’humiliation. Sans dot, Malka n’a aucune chance de trouver un mari. Mais lorsque le rabbi Melech de Nyesheve décide de se marier pour la quatrième fois, il demande sa main à son oncle. L’idée de consulter la jeune femme ne traversa l’esprit d’aucun des deux hommes. Et ce d’autant plus qu’une orpheline, sans dot, ni avenir, ne pouvait que se réjouir de devenir la femme du grand rabbi de Nyesheve.

Malka accepte le mariage mais impose ses conditions. Pour ne pas subir l’humiliation de s’afficher, dans sa ville natale, au bras de son mari grisonnant, elle obtient que la cérémonie ait lieu dans un village éloigné. Le jour même du mariage, elle inflige à son mari sa première déconvenue. A la cour de Nyesheve, la coutume était de raser le crâne de la mariée la veille des noces. Malka ne se laissa pas faire. Dès qu’elle vit la paire de ciseaux, elle s’enfuit dans un coin de la pièce et hurla « Je ne vous le permettrai pas ! Vous me couperez les mains d’abord ! » . Le rabbi tenta de raisonner la jeune femme « Vous aurez la tête rasée aujourd’hui, car telle est ma volonté. ». A la stupeur des matrones présentes, Malka répliqua « Personne ne me rasera la tête aujourd’hui, car telle est ma volonté ! ». Rabbi Melech capitula.

Lors de la nuit de noces, Malka se glissa hors du lit et resta au milieu de la pièce. Devant le regard, rempli de mépris, de sa jeune épouse, le rabbi est déstabilisé. Il devrait lui parler mais il ne sait pas discuter avec une femme. Avec ses autres épouses, il s’est toujours contenté de commander. Il finit par se coucher et Malka viendra le border.

A la cour de Nyesheve, Malka s’ennuie. Elle est horrifiée en imaginant la vie qui l’attend dans cette maison aux murs de guingois, sans miroir….à côtoyer des « hassidim crasseux ». Et si elle s’échappait et s’enfuyait à Budapest ? En imaginant le scandale qui éclaterait si elle partait, Malka éclata de rire. La domestique accourut, paniquée : « J’ai eu si peur….. Les autres, elles ne riaient jamais…. ».

La vie de Malka bascula quand elle croisa Nahum, le mari de l’une de ses belles-filles, Sourele. Elle tomba immédiatement amoureuse du jeune homme et, pour profiter de sa présence, se lia d’amitié avec Sourele. Les trois jeunes gens se retrouvaient pour prendre le thé ensemble et Malka en profitait pour adresser quelques mots à Nahum. Sourele était effrayée par l’attitude de sa belle-mère. Une épouse ne parle pas la première à son mari et Malka s’adresse à Nahum naturellement, sans la moindre trace de timidité apparente. Elle l’appelait même par son prénom, alors que Sourele n’avait pas encore osé le faire. Malka s’enhardit jusqu’à rester seule quelques minutes avec Nahum. Or un homme n’avait pas le droit d’être seul dans une pièce avec une femme, surtout si elle était mariée.

Puis Malka voulut autre chose, plus d’intimité. Elle essaya de le rencontrer en-dehors de l’appartement de Sourele. Nahum prit peur et chercha à l’éviter. Rappelé par sa mère, il quitta temporairement la cour de Nyesheve. L’absence de Nahum plongea Malka dans une grande détresse.

Rabbi Melech, de son côté, ne comprenait pas l’attitude de sa femme, qui refusait toujours de s’installer dans la chambre commune. Il avait pourtant fait pour elle. Quelles pouvaient bien être les causes d’un tel comportement ? « Ce sont les démons qui me jouent un tour » finit par admettre le rabbi. Ce dernier, prisonnier de sa conception du monde traditionnelle, ne pouvait faire appel qu’à la superstition pour expliquer cette situation inédite.

Nahum finit par revenir mais il évita sa belle-mère. Un jour, où le désespoir la submerge, Malka va commettre un acte insensé. Après avoir erré des heures dans les champs, elle s’arrêta devant la grange de la cour et en franchit le seuil : « Dans cette crasse nauséabonde, Malka reconnut l’horreur de la cour rabbinique de Nyesheve. La cour, la grange et le village se mirent à tourbillonner…. Envahie par la haine, elle lança la chandelle dans un tas de paille ». Quand les habitants aperçurent les flammes, le feu commençait à se propager hors de la grange. Le premier cri ne fut pas « De l’eau » mais « Juifs ! Sauvez les rouleaux de la Loi ». Quand ils furent à l’abri, personne ne tenta de maîtriser le feu. Les Juifs ne savaient pas quoi faire, ils n’avaient aucune habitude de l’action. Ils en étaient réduits à pleurer, crier, se lamenter.

Pendant ce temps, Malka était allée chercher Nahum. Celui-ci céda devant la volonté de la jeune femme. Ils s’enfuirent dans la forêt et succombèrent à leur passion.
Puis la vie reprit son cours. Malka tomba enceinte, et tous les hassidim crurent que le père était le rabbi. Mais Malka mourut en couches, son bébé encore dans son ventre. La mère et l’enfant devant être enterrés séparément, des femmes tentèrent en vain d’extraire le bébé du corps de la morte. Un tribunal de trois rabbis fut convoqué pour vaincre la résistance de la mère. Malka résista une dernière fois. Les yeux ouverts, elle fixait le tribunal.

Malka est issue du monde traditionnel, elle en connaît tous les codes, mais elle en conteste les règles. Par rapport à Nahum, il s’agit d’une contestation active. L’amour les a conduits à la transgression des lois traditionnelles mais le prix en sera la mort de la femme portant la vie.

2- DU MONDE ANCIEN AUX MONDES NOUVEAUX

La société traditionnelle était de plus en plus contestée, ses structures se défaisaient, ses valeurs étaient rejetées. Les difficultés économiques rendaient la situation des Juifs très précaire. De nombreux artisans se trouvaient sans emploi. Prolétarisés, ils tentaient de trouver un emploi d’ouvrier dans les usines qui s’installaient. La misère régnait donc dans les villes et les shtetls.

En Russie, la révolution d’octobre de 1917 a renversé le vieil ordre féodal et promet l’instauration d’un monde nouveau. Cet espoir s’est répandu au-delà des frontières de l’ancien empire. Un nouveau monde est donc possible.

Chez les Juifs, plusieurs nouveaux mondes furent envisagés. La diversité de cette société induisait de nombreux projets : rétablir l’égalité économique, abolir les discriminations, développer la culture juive, redevenir un peuple comme les autres.
Certains Juifs construisirent de grands empires économiques et amassèrent des fortunes énormes. Cette réussite représentait le renversement du monde connu jusqu’alors : le Juif, pauvre et stigmatisé, détenait dorénavant le pouvoir. Mais cette revanche ne pouvait concerner que quelques-uns.

Les Juifs de la société traditionnelle n’étaient pas habitués à l’organisation politique ni à la lutte des classes. Mais l’exigence de justice était une valeur essentielle de leur conception du monde. Leurs conditions de vie qui se dégradaient de jour en jour les rendaient attentifs aux revendications des syndicats et aux changements proposés par les partis politiques.

L’importance et la multiplicité des utopies démontrent l’énorme activité intellectuelle et sociale des Juifs du début du XX ème siècle.

2-1 LE NOUVEAU MONDE ECONOMIQUE : MAX LE ROI DE LODZ

Israël Joshua commence la rédaction des " Frères Ashkenazi" en Pologne en 1933 et l’achève en 1934 aux Etats-Unis. Le livre se présente comme une grande fresque historique, qui de la fin du XIX ème siècle à la deuxième Guerre Mondiale, retrace l’irrésistible ascension d’un fils de famille juive. Il met en scène une rupture avec la tradition qui va s’orienter vers l’assimilation et la recherche de la richesse.

L’univers ancien de la première partie du livre laisse place au monde moderne qui disparaîtra lui aussi. L’ordre patriarcal est évoqué par de multiples signes liés à la vie traditionnelle et à l’exercice d’un capitalisme encore peu rationalisé. La gestion à l’ancienne des fabricants juifs est plus proche de l’univers des marchands que de celui des industriels. La fabrique de foulards de Hayim Alter était juive à 100 % : mezouzah à chaque porte, port obligatoire des tsitsits  , interdiction de se tailler la barbe, un pupitre permettait aux ouvriers de lire leurs prières de l’après-midi et du soir sans quitter les lieux. Etre un « bon Juif » et un patron efficace lui semble aller de pair.

Avrom Hersh Ashkenazi est directeur des ventes dans une grande usine de tissage et président de la communauté juive, honneur qui lui revenait en raison de sa richesse, de son érudition et de sa piété. Il lutte pour préserver sa communauté des influences extérieures pernicieuses. Et pour cela, il n’hésite pas faire à appel aux autorités municipales pour empêcher les jeunes apprentis juifs de travailler pour des fabricants chrétiens. Cela aurait signifié la profanation du shabbat.

Cet ordre sera aboli par l’ascension et la prise de pouvoir du propre fils d’Avrom, Simha Meyer.

Lorsque lui naissent enfin deux fils, des jumeaux, Simha Meyer et Yakov Bunem, Avrom est le plus heureux des hommes. Les deux frères se révèlent, dès leur enfance, différents en tous points et, une rivalité les opposera l’un à l’autre toute leur vie.

Simha Meyer étudie à la yeshiva, c’est un élève brillant mais cela ne l’intéresse pas. Il préfère aller à l’usine dans laquelle son père travaille. Et là, il rêve à son avenir. Lui aussi possédera un grand bureau. Mais il ne portera pas la calotte, il ira tête nue comme les marchands allemands qui faisaient des affaires avec son père et on s’adressera à lui en allemand, pas en yiddish.

On va bientôt le marier à Dinelé, la fille du riche homme d’affaires, Hayim Alter. Les deux jeunes gens se connaissent depuis l’enfance. Mais Dinelé n’a jamais aimé Simha, l’élu de son cœur, c’est Yakov Bunem. La jeune fille suit des cours dans une institution pour jeunes filles chrétiennes, elle apprend le piano, la danse et les bonnes manières. Son temps libre, elle le passe à lire des romans qui parlent de princes, de duels et d’histoires d’amour. L’idée d’épouser un hassid en caftan lui est donc insupportable et elle tenta de s’opposer au mariage. Mais Hayim Alter, tout à sa joie d’avoir pour gendre un érudit, ne fléchit pas. Il n’avait d’ailleurs pas compris le refus de Dinelé. Pour lui, les filles devaient épouser un Juif savant, recevoir une belle dot et donner des fils à leur mari. « Dieu l’avait voulu ainsi et c’est ainsi qu’il devait en être ».

Après son mariage, Simha devait continuer à étudier pendant 5 ans. Mais il a un autre projet en tête. Il veut et obtient de devenir associé dans l’usine de son beau-père. Quand son père l’apprend, il le convoque pour le sommer de ne plus retourner dans l’usine. Le ton entre les deux hommes monte rapidement : « Apostat ! N’essaye pas de mettre les pieds dans la fabrique avant d’avoir fini tes cinq années ! J’exige que tu m’en donnes ta parole maintenant ! ». Devant le silence de son fils, Avrom finit par gifler Simha. Ce dernier sortit, il souriait en rentrant chez lui. « Qu’était-ce donc que la gifle d’un père pour le jeune associé de l’entreprise Alter et Ashkenazi, pour un homme d’affaires indépendant qui prendrait Lodz d’assaut. ».
Libéré de la tutelle religieuse de la yeshiva et de l’autorité paternelle, Simha poursuit sa marche en avant. Il finit par évincer son beau-père et devient le directeur de la fabrique. Ses projets de développement économique le conduisent à baisser les salaires des ouvriers. Ces derniers décident de ne pas se laisser faire et la grève est déclarée. Les ouvriers sont aidés dans leur lutte par une vieille connaissance de Simha, Nissan  . C’est un ancien camarade de yeshiva, il a abandonné ses études et est devenu tisserand. Simha fait arrêter Nissan   et les ouvriers reprennent le travail.
L’ascension de Simha se poursuit. Il modernise, innove et passe des métiers manuels aux machines à vapeur. Mais malgré la prospérité de son usine, il n’a pas oublié son projet de prendre la place de son père comme directeur des ventes de l’usine la plus importante de la ville. Il intrigue auprès du patron de son père et finit par obtenir son renvoi. Simha Meyer en a désormais fini avec la vie d’autrefois. Il fait écrire sur le papier à lettres de l’usine « Max Ashkenazi, Directeur des ventes ». Il adopte les vêtements courts à l’européenne et rase sa barbe. Avrom considéra son fils comme mort. En signe de deuil, il enleva ses bottes et passa sur un tabouret les sept jours de deuil rituel qui suivent la mort d’un parent. Et pendant ces sept jours, il lut le livre de Job.

Malgré ses propres victoires, Max est jaloux de la réussite professionnelle de son frère mais aussi de la facilité avec laquelle ce dernier était passé du " mode de vie des Juifs à celui des Gentils  ". En effet, comme son frère, Yakov abandonna la voie de la tradition. Il fit attention d’être discret tant que son père vécut. A Varsovie, il s’habillait à l’européenne. Mais lorsqu’il rentrait à Lodz, il portait le costume des Juifs orthodoxes  . Son père décédé, sitôt la période de deuil terminée, Yakov Bunem jeta caftans et chapeaux, se rasa les joues et la barbe et prit le nom polonais de Yakub. Il semblait fait pour les vêtements modernes, il paraissait descendre d’une lignée de seigneurs polonais... Max, pour sa part, avait toujours l’air du parfait hassid.

Pendant la guerre sino-russe, Max signe un contrat avec l’armée, ainsi son usine sera la seule à fonctionner pendant ces années difficiles. Cependant, la situation des ouvriers est catastrophique, aux difficultés précédentes s’ajoutent le chômage et la pénurie de la guerre. Nissan  , de retour dans la ville, organise la lutte des ouvriers. Cette fois, Max est obligé de céder.

La guerre terminée, Lodz revient à la vie et les marchés rouvrent. Max décide de divorcer et d’épouser une riche veuve. L’argent de sa nouvelle femme lui permettra d’acquérir la majorité des actions de l’usine dans laquelle il travaille. On l’appelle désormais le roi de Lodz.

A travers le destin de Simha-Max, Singer livre une réflexion sur l’identité juive. Max, le roi de Lodz, nous signifie d’abord qu’un Juif peut atteindre tous les honneurs. Et c’est un fait historique, il y eut bien à Lodz, au début du XX ème siècle un certain nombre de Juifs qui devinrent de grands industriels ; l’un d’eux Israël Poznanski est certainement l’inspirateur de Max. Pour parvenir au but qu’il s’est fixé, Max devra rompre avec le monde ancestral : avec son père, avec la communauté et avec le Judaïsme dont les enseignements l’empêchaient d’avoir les coudées franches. Cette rupture est ressentie comme inévitable, motivée par les intérêts matériels et le prestige social.

2-2 LE NOUVEAU MONDE SOCIALISTE

La misère et l’antisémitisme ne débouchèrent pas directement sur le militantisme politique. Il a fallu un long moment aux Juifs pour sortir de leur cadre traditionnel, s’ouvrir à d’autres idées, engager la lutte au nom de la Révolution.
Il y a eu deux types de révolutionnaires juifs dans l’Europe de l’Est. Le premier est un fils des couches aisées de la population juive. Il a été à l’école, à la yeshiva ou à l’université. Il est révolté par l’injustice sociale et cherche des solutions d’abord dans l’étude puis dans l’action politique. Le second est représenté par le petit artisan ou l’ouvrier dont la vie n’a été qu’une suite de difficultés et d’humiliations, et que la rencontre avec des « camarades » sort de son isolement pour le plonger dans une communauté nouvelle.

L’intellectuel révolutionnaire ;

Face à Max Ashkenazi se dresse Nissan  . Il est le fils d’un rabbin  , élevé dans la tradition. Il déteste son père. Il reproche à ce dernier la vie qu’il lui a imposée à lui et à sa mère. Une vie sans joie, dans la pauvreté. Car pour son père « celui qui vivait dans l’étude de la torah et des textes saints devait dormir à même le sol, vivre de pain et de sel dans le dénuement le plus complet, la vie sur terre n’étant qu’une antichambre de la vraie vie. ». Cette haine du père a conduit au rejet du Dieu du père : un être qui exigeait entière obéissance, abandon de toute volonté, de tout choix.

Nissan   se met à fuir la maison et la yeshiva pour la masure de Feivel le chiffonnier. Là, il dévore des livres interdits : Kant, Spinoza, « Le guide des égarés »…. Il devient adepte de la théorie marxiste et emporte partout avec lui son exemplaire du Capital « comme son père son châle de prière et ses phylactères. ». Marx est son nouveau Prophète et il veut diffuser sa Loi. Parallèlement à ses nouvelles études, Nissan   s’engage comme tisserand. Il désire désormais consacrer sa vie à l’éducation et à la défense des ouvriers. Les artisans, les colporteurs, les ouvriers des manufactures étaient relégués dans le faubourg misérable de Balut. Ils travaillaient soixante dix heures par semaine pour un salaire de misère et ne parvenaient pas à nourrir leur famille. De la viande, ils n’en mangeaient qu’à Shabbat et encore uniquement les bas morceaux. L’hôpital était trop petit pour les nombreux malades de la communauté. Les femmes souffraient de grossesses répétées, les hommes s’abîmaient les poumons à force de respirer la poussière dans les manufactures. Les garçons étaient envoyés en apprentissage avant même leur bar-mitsvah et les filles devenaient domestiques chez des familles aisées .Il n’est donc pas étonnant que ces ouvriers surexploités aient acquis au fil du temps une conscience de classe. Et Nissan   leur ouvre des horizons plus vastes, il leur parle de la Révolution Française, de la vie ouvrière dans d’autres pays…. Il s’adresse aux ouvriers mais aussi aux étudiants de la yeshiva attirés par les idées nouvelles, ceux-là, il les connaît bien. « Il savait quels doutes les tourmentaient, quelle faim ils avaient de l’instruction laïque que parents et enseignants leur refusaient. ».

Les ouvriers Juifs sont particulièrement sensibles aux questions liées aux horaires, à l’augmentation des salaires, aux conditions de travail. Dès lors, quand Simha décide d’imposer une baisse des salaires, ceux-ci décident d’agir et se tournent vers Nissan   pour la rédaction de leurs revendications. Mais Simha réussit à le faire arrêter et il sera envoyé en Sibérie. A son retour, il n’observait plus le shabbat et allait tête nue.
Le premier mai, une grève est décidée à Lodz par l’ensemble des ouvriers tisserands de Lodz. Juifs et non Juifs vont lutter ensemble contre une nouvelle baisse des salaires. Les manifestants occupent le centre ville, prennent les usines d’assaut. Puis, soudain, la foule se dirigea vers Balut, le quartier des ouvriers juifs en vociférant « A bas les Juifs ! Mort aux Juifs ! ». Les émeutiers se livrèrent pendant trois jours aux pires exactions : saccages, viols, meurtres.

Nissan   est désespéré. « Ses » ouvriers ont trahi l’idéal de solidarité du prolétariat qu’il leur avait inculqué. Son logeur essaie de le réconforter : « Pour vous c’est nouveau, mais pour nous c’est de l’histoire ancienne. Ils nous rosseront toujours. Quand on a installé des machines nouvelles à Lodz, ils nous ont rossés ; quand des étudiants russes ont assassiné le tsar, ils nous ont rossés ; maintenant c’est au tour des ouvriers…. Et jamais rien ne changera tant que nous seront Juifs et eux Chrétiens ». Mais Nissan   se convainc que le pogrom a été orchestré par les forces de police et repart à l’action. Il est bientôt de nouveau arrêté et renvoyé en Sibérie.
A son retour, les rues de Balut ont bien changé : les murs sont couverts de proclamations révolutionnaires, les clubs et les bourses du travail sont devenus les centres de vie, les jeunes couples font appel aux syndicalistes pour résoudre leurs problèmes conjugaux. Un jeune ouvrier fut mit en terre, drapé non dans son talith   katan mais dans un drapeau rouge. Et en guise de service funèbre, des camarades entonnèrent des chants révolutionnaires.

Au moment où éclate la Révolution d’Octobre en Russie, Nissan   est à Petrograd. Il exulte. Comme son père qui avait passé sa vie entière à attendre le Messie, Nissan   avait passé toute son existence à attendre la Révolution et sa rédemption. Et c’était l’une des lois du marxisme qu’elle adviendrait un jour.

Nissan   s’engage dans l’agitation politique qui suit les premières journées révolutionnaires. Lors de la première assemblée constituante, il est, en tant que socialiste, expulsé du bâtiment par les Bolcheviks. Il se sent trahi comme en ce jour du premier mai où les ouvriers avaient transformé le jour du Travail en pogrom contre les Juifs.

Tout comme Max, Nissan   condamne l’ordre patriarcal ancien au nom du progrès. Il est en attente, de façon quasi messianique, de l’instauration d’un monde meilleur dans lequel règnera la justice.

L’ouvrier conscient ;

Face à ce type de personnage dont les motivations sont d’ordre politique autant que moral, il en existe un autre dont l’aspiration au nouveau monde socialiste résulte de mécanismes différents. L’ouvrier conscient se forme au sein des masses juives que les difficultés de la vie quotidienne amènent à chercher des voies nouvelles.
I-J Singer, dans son roman « Camarade Nachman » paru en 1938, nous permet de comprendre ce que l’idéal socialiste pouvait apporter à une population qui était considérée comme la lie de la société.

Le milieu où naît Nachman est celui d’un shtetl misérable et dans ce shtetl, son père occupe l’avant-dernière place, juste devant les mendiants : il est colporteur. La mère, Sarah, se débrouille pour faire vivre sa famille et donne naissance chaque année à un nouvel enfant. Mais, lorsque Nachman a 5 ans, elle meurt, épuisée par ses nombreuses grossesses. Le père ne parvient pas, alors, à assumer travail et vie familiale, et il tombe dans un profond désespoir. La grande-sœur de Nachman, Scheindel, prend en charge la famille et s’engage comme servante. Elle n’a pas encore 14 ans, mais elle doit nettoyer de grandes casseroles de cuivre, frotter les parquets, promener le bébé « et Dieu sait qu’il est lourd ». Le père de Nachman voulait que son unique fils devienne rabbin  . Nachman suivait donc des cours gratuitement et il était reçu chaque jour dans une maison différente pour prendre ses repas. C’était une tradition très ancienne mais Il en éprouvait un fort sentiment d’humiliation.

La famille part s’installer à Varsovie. Le père insiste pour que Nachman continue d’étudier mais celui-ci refuse. Il devient apprenti boulanger. Lors de sa première journée de travail, son patron l’oblige a quitté son caftan et lui ôte sa calotte. Nachman est horrifié. Mais quelques jours plus tard, il omet de réciter la bénédiction du repas de midi, et il n’a pas le temps de dire la prière du soir. Il n’en éprouve aucune sensation de frayeur mais bien « une sorte de joie, d’abandon, à être délivré du joug des commandements. ».

La première Guerre Mondiale éclate, le père de Nachman est mobilisé et il ne reviendra pas. Lors de l’occupation allemande de la ville, Nachman perd son emploi, il erre dans la ville, se met à fréquenter les soupes populaires et les réunions ouvrières. C’est dans une de ces réunions qu’il rencontre le camarade Daniel qui sait faire vibrer les foules en leur promettant un avenir meilleur. Nachman est séduit et devient un militant zélé. Il étudie dans les livres et les brochures du Parti, il apprend à haïr un système qui appartient aux riches. Il ne croit plus, comme son père, que le Tout Puissant a ordonné toutes choses, « le ciel est désert ». Le monde pouvait devenir le paradis décrit par Daniel, si « les riches, les ennemis des pauvres n’avaient pas existé. A cause d’eux et de leur système injuste, son père avait toujours vécu dans la misère et sa mère était morte jeune, et lui, avait connu la honte et l’humiliation de la charité. ».

Il a enfin un espoir, une fierté et il n’est plus seul. Les camarades étaient ses frères et le camarade Daniel était un père que l’on pouvait admirer. Il tombe même amoureux d’une jeune militante Hannah. Il veut participer à la création du paradis terrestre des classes ouvrières : il colle des affiches, participe aux meetings… Il prend part aux actions les plus risquées. Lors d’une manifestation, il est arrêté et condamné à huit années de prison.

A sa libération, Il retourne auprès d’Hannah, sa fiancée. Cette dernière tombe bientôt enceinte. Mais Nachman est plus préoccupé par la lutte que par son foyer. Il dilapide son salaire dans les collectes pour le parti et s’habille de loques. Devant l’incompréhension d’Hannah, il tente de lui expliquer : « Quelle valeur a le sommeil et la nourriture en comparaison de la libération du monde ? ». Il refuse désormais de célébrer le shabbat et les « fêtes religieuses de la bourgeoisie ». Et il est hors de question qu’il épouse Hannah : « Lui, camarade Nachman, l’ennemi de la religion, l’adversaire acharné de tout cléricalisme, cet instrument d’oppression des ouvriers, allait demander à un petit rabbin   sa bénédiction et sa permission de vivre avec la femme qu’il aimait ! ».

Il est à nouveau incarcéré. A sa sortie, le fossé s’est creusé entre lui et Hannah. Elle tenait toujours à se marier devant le rabbin  . Et Nachman désapprouvait l’éducation qu’elle avait donnée à leur fils : il fréquentait un h’eder et récitait les bénédictions d’action de grâce avant chaque repas. Il ne supporte pas l’humilité d’Hannah, qui s’épuise sous le poids de la pauvreté et remercie Dieu de sa Miséricorde.

Nachman décide de partir en Union Soviétique pour vivre parmi « les siens », là où le socialisme a triomphé. A Moscou, il regarde avidement autour de lui pour découvrir enfin les signes de la société nouvelle. Les murs étaient couverts d’affiches colorées mais les passants, eux, paraissaient bien ternes. Nachman dévisage des ouvriers sortant d’une usine, espérant déceler les stigmates de la classe libérée, mais ils ne sont pas différents des ouvriers de l’autre côté de la frontière. De longues files de gens attendent devant les magasins…. Nachman est troublé. Et ce sentiment va aller en s’accentuant. Il va être employé dans une boulangerie industrielle et être logé dans un dortoir collectif. Malgré son travail, il ne parvient pas à vivre dignement. La nourriture manque, les ouvriers sont vêtus comme des mendiants et les dortoirs sont surpeuplés.

Il va commettre un faux pas. En défendant un camarade qui a sombré dans l’alcoolisme, il se met en marge du système. Expulsé du parti, renvoyé de l’usine comme saboteur, il est emprisonné et torturé. Compte tenu de son glorieux passé, on accepte de le reconduire à la frontière polonaise car il souhaite rentrer chez lui. Mais il sait qu’il n’a plus sa place nulle part, ni en Pologne dont il hait le système, ni en Union Soviétique qui n’a pas réalisé ce qu’il avait espéré. Il mourra dans le no man’s land entre les deux frontières.

Nachman a été broyé par la Révolution. Mais il est passé du statut d’un homme pauvre, accablé et impuissant, à celui d’un acteur qui veut prendre son avenir en main. Ce changement de paradigme explique pourquoi lui et tant d’autres ont pu endurer toutes les épreuves traversées.

 III- LA NOUVELLE POLOGNE

La Pologne indépendante voit le jour aux lendemains de la première Guerre Mondiale. Au sein de la population juive d’Europe de l’Est, ce conflit est la cause de la mort de 500 000 personnes : mortes du fait de la guerre, des pogroms, des épidémies ou de la famine.

Le 28 juin 1919, le traité de Versailles définit les frontières du nouvel Etat indépendant. Avec plus de 3 millions de personnes, la Pologne comprend désormais la population juive la plus dense et la plus nombreuse de toute l’Europe de l’Est. Les Juifs représentent donc 10 % de la population du pays pour 65 % de Polonais. D’autres minorités sont présentes : 17 % d’Ukrainiens, 4 % d’Allemands…. Ce caractère hétérogène de la population polonaise sera, dès l’origine, un point de fixation et de crispation pour les dirigeants polonais.

1-LES PREMIERES HEURES DE LA POLOGNE INDEPENDANTE

Dans les années qui précédèrent la première Guerre Mondiale, un antisémitisme virulent régnait dans les cercles nationalistes Polonais. Les concepts de « peuple hôte » et de « peuple de passage » deviennent le fondement idéologique de la lutte menée contre la population juive. « Les Juifs doivent savoir que dans leur histoire extraordinaire, ils ont pu pendant plusieurs siècles faire une halte chez nous en Pologne, mais que l’horloge historique vient de frapper pour eux une nouvelle heure, l’heure d’une nouvelle errance, de nouvelles recherches et de nouvelles épreuves. », écrivait Stanilaw Piekowski en 1912. Au cours des 4 années qui précédèrent la guerre, une ambiance de pogroms régnait dans le pays.

Une majorité de la population juive soutenait la naissance d’une Pologne indépendante. Mais la création de ce nouvel Etat coïncida avec un déchaînement de violences antisémites meurtrières. 110 pogroms éclatèrent, dès novembre 1918, dans différentes villes et bourgades du pays. Celui de Lwow dura 2 jours, il fit 52 morts, 463 blessés et laissa 200 familles sans domicile et 2 000 sans ressources.
Dans « Les frères Ashkenazi », I-J Singer rend compte du désespoir ressenti par bon nombre de Juifs polonais qui avaient lutté pour la création d’une Pologne indépendante et qui étaient les témoins des horreurs perpétrées dès la naissance du nouvel Etat. Felix Feldblum incarne la frange assimilée du judaïsme polonais qui refuse l’équivalence entre nation et religion. Il est le fils d’un riche industriel, qui à la mort de son père consacra son héritage à soutenir les paysans et ouvriers polonais. Son activité politique était exclusivement tournée vers ces derniers. Son père se considérait comme polonais, Felix n’avait donc jamais eu de contact avec les Juifs. Il savait qu’il était Juif, car on se chargeait souvent de le lui rappeler. Sa judéité lui était renvoyée comme une insulte. Felix est devenu membre du parti socialiste polonais car il est convaincu qu’une fois libérée du joug tsariste, la Pologne deviendra une terre d’égalité, de justice et de fraternité. Et après avoir consacré sa vie à la libération de « son » pays, il voit enfin se réaliser une partie de son rêve : la Pologne est indépendante. En novembre 1918, il se trouve à Lwow et assiste, impuissant, à l’un des pogroms qui marquent les premiers mois de cet Etat qu’il avait aidé à faire naître. Il essaie d’intervenir auprès du commandement polonais pour faire stopper le carnage, mais on lui répond « L’ordre est de livrer les Juifs aux soldats pour 48 heures ». Le quartier juif est dévasté. « Il ne doit pas rester un seul Juif dans la Pologne chrétienne ! » hurlaient les officiers. Après avoir fermé toutes les issues, les soldats finirent par mettre le feu au quartier. Tous les Juifs de Lwow assistèrent aux obsèques des victimes. Felix était parmi eux, « les épaules basses, les yeux tristes ».

Ce rejet des Juifs est un sentiment très répandu au sein de la population polonaise. Dans la nouvelle « Juifs des campagnes », Singer souligne la cassure qui fait suite à la guerre et à la démobilisation. Zalmen est un goudronnier qui possède une petite échoppe et entretient de bonnes relations avec ses voisins chrétiens. Cette entente vola en éclats aux lendemains de la guerre. Dès leur retour des champs de bataille, les fils des paysans chrétiens s’en prirent à Zalmen : ils brisèrent ses vitres, dessinèrent des caricatures sur ses murs. Zalmen était incrédule, il connaissait ces jeunes gens depuis toujours. Il leur demanda ce qu’ils avaient contre lui. Ils répondirent : « Rien de spécial Juif, seulement tu ne dois pas vivre dans le coin mais en Palestine ou ailleurs, avec les autres Juifs. ».

De 1920 à 1921, la Pologne et l’Union Soviétique se livrent à une guerre pour agrandir leurs territoires respectifs. Les combats ont lieu sur des territoires où se concentraient 2 millions de Juifs qui, suivant l’évolution de la ligne de front, étaient accusés alternativement par chaque partie de connivence avec l’ennemi. Un millier de pogroms furent perpétrés par l’armée polonaise, sous le commandement de Pitliura, entre décembre 1920 et avril 1921. Le nombre des victimes juives s’élève à 60 000.

Nachman sera le témoin de l’un de ses massacres. Aux premiers jours de l’indépendance, Varsovie bruisse d’un mot d’ordre : « Une Pologne de la Baltique à la mer noire ». Nachman est enrôlé dans la toute jeune armée polonaise. Parvenu en Union Soviétique, son régiment est vite défait par l’Armée Rouge et bat en retraite. De retour sur le sol polonais, les hommes font halte dans un shtetl. Les boutiques étant fermées, les soldats enfoncèrent les portes et se livrèrent au pillage. Le commandant ordonna l’exécution des Juifs les plus âgés. Il les accusa d’avoir trahi des secrets militaires et ainsi provoqué la débâcle de l’armée polonaise. Nachman fut obligé d’assister à la pendaison.

2- UNE POLITIQUE D’EXCLUSION DELIBEREE

Devant cette explosion de violences antijuives, les grandes puissances furent contraintes d’adjoindre au traité de Versailles des clauses concernant les minorités qui leur garantissaient la liberté de conscience, ainsi que l’égalité des droits civils et politiques. Les articles 10 et 11 du traité sur la protection des minorités concernent particulièrement les Juifs. Ils leur permettent de répartir eux-mêmes les fonds publics alloués à leurs écoles et stipulent que toutes les mesures nécessaires seront prises pour leur permettre d’observer le shabbat comme jour hebdomadaire chômé. Mais ces clauses ne furent jamais respectées par l’Etat Polonais.

En effet, la politique de la Pologne à l’égard de sa minorité juive est caractérisée par une hostilité constante. L’examen des débats parlementaires met en lumière le caractère obsessionnel d’une expression qui s’assimile à de la haine. La principale préoccupation du parlement polonais est la « question juive », les difficultés réelles du pays resteront un sujet secondaire.

Dès les premières consultations relatives à la constitution d’un Etat polonais indépendant, le problème posé par les minorités en général, et la minorité juive en particulier, prit une importance primordiale. Les Polonais refusaient toute idée d’une Pologne multinationale. La conception selon laquelle la nation polonaise était constituée de deux composantes distinctes avec des droits distincts - les propriétaires du pays, c’est-à-dire les Polonais, et les hôtes de passage, c’est-à-dire les Juifs -énoncée dès 1912, était devenue la conception dominante. Tous les partis mettront à leur programme l’émigration des Juifs. Mais faute de moyens financiers, la volonté d’expulsion géographique des Juifs ne put être réalisée. Néanmoins, le caractère discriminatoire de la politique et de la législation à l’égard des Juifs était patent.

Lors des élections de l’Assemblée Constituante, 7 députés Juifs furent élus. Ils ne représentaient que 3 % de l’assemblée, alors que la population juive totale représentait 10 % de l’ensemble national. Dans « Camarade Nachman », le mentor du héros, le camarade Daniel est élu à cette assemblée. Devant les violences antijuives qui se multiplient, il intervient pour condamner ces actions et l’inaction des forces de police. Mais son discours est recouvert par les huées des autres députés : « Oï veï, Moishe, ce n’est pas ta place, youpin, retourne à Jerusalem. ». Dans de telles conditions, les députés Polonais avaient les mains libres pour mettre en oeuvre leur programme d’exclusion. Les mesures économiques prises furent particulièrement cruelles et efficaces.

2-1 MISE EN PLACE D’UN BOYCOTT ECONOMIQUE

Selon l’ancienne accusation, la « ploutocratie » juive régnait sur l’industrie et le commerce du pays. Pour les députés polonais, il était primordial de bâtir une industrie et un commerce purement polonais. « Notre but est de construire une classe moyenne forte entièrement à nous…Deux chemins mènent à ce but : ils sont inévitables et complémentaires. Ce sont un boycott absolu des Juifs, comme une guerre contre eux, et la construction d’un commerce et d’une industrie…..purement polonais…. » écrit, dès 1912, Stanislaw Piekowski. Et ce but devient le mot d’ordre de la politique économique du pays dans l’entre-deux-guerres.

L’Etat était le plus grand entrepreneur du pays. Il détenait 22,5 % des capitaux du commerce et de l’industrie et employait 15 à 16 % de la population urbaine. L’une de ses premières mesures fut l’exclusion des Juifs de ces emplois. La politique fiscale contribua à asphyxier les secteurs d’activités où les Juifs étaient fortement implantés. Ainsi, le commerce qui ne représentait que 16 % du revenu national, versait 33,6 % des impôts. Les banques polonaises limitèrent drastiquement le nombre des crédits accordés aux industriels et commerçants juifs. Quand l’Etat établit son monopole sur certains produits de consommation comme le tabac, l’alcool, le sel, ce fut l’occasion d’expulser les Juifs pour qui c’étaient là des secteurs d’activité traditionnels.

L’artisanat juif fut étouffé par l’instauration d’un certificat d’aptitude. Les conditions d’accession à l’examen avaient, en effet, été pensées pour décourager les candidats juifs. Le boycott toucha aussi les professions libérales : adoption de la clause aryenne par les médecins, les architectes…, numerus clausus dans les facultés dentaires, de médecine et de pharmacie. Cette mise à mort de l’économie juive s’accompagnait d’actions de violence visant à intimider la population, à la terroriser, à piller et à tuer. A partir de 1935, les pogroms prirent une ampleur sans précédent.
Pour I-J Singer, cette politique remet en cause la pérennité de la présence juive en Pologne. Dans « Les frères Ashkenazi », Max subit les mesures discriminatoires mises en place par le tout jeune Etat polonais. Son destin personnel symbolise le destin des Juifs de Pologne.

2-2 LA MORT DE MAX ASHKENAZI ET LA FIN DE LA POLOGNE JUIVE

Pour échapper aux difficultés économiques liées à la première Guerre Mondiale, Max décide de transférer ses affaires à Saint-Petersbourg. Dans un premier temps, la réussite est au rendez-vous. Mais la Révolution de 1917 met à terre son empire naissant et il se retrouve, bientôt, emprisonné. Sa famille étant sans nouvelles de lui, son frère Yakub décide de partir à sa recherche. Il réussira à le faire libérer. Dans le train qui les ramène à Lodz, les deux frères se réconcilient. A l’approche de la frontière, les voyageurs polonais laissent libre cours à leur haine : « Arrêtez de pousser, espèces de sales youpins, foutez-le camp d’ici. Pourquoi vous allez pas en Palestine. », « Attendez qu’on arrive chez nous ! On vous fera ce qu’on a fait à Lemberg…. ». Au poste de frontière, les Juifs sont mis à part. Les gendarmes demandent aux deux frères de crier : « Que crèvent tous les Leibush juifs ». Max s’exécute. Mais yakub refuse, s’obstine. Un gendarme prend son arme et l’abat.
A son retour à Lodz, Max est désespéré. Il observe les sept jours de deuil traditionnel, puis le huitième jour, il repart à la conquête de la ville qui avait été son royaume. Il ne se laissera pas chasser par les Polonais. Pour relancer son usine, il a besoin de capitaux et il sollicite, donc, un crédit auprès du directeur de la Banque d’Etat. Devant le refus de ce dernier, Max comprend : les nouveaux maîtres de la Pologne ne voulaient pas voir resurgir une Lodz juive.

Et effectivement, le gouverneur de Lodz pensait qu’il était de son devoir de hâter le renouveau de l’industrie polonaise. Il donna des ordres au directeur de la banque d’Etat de supprimer tout crédit aux Juifs et de consentir des prêts à long terme et intérêt peu élevé à tout Polonais chrétien qui ouvrirait une usine. Il apporta son soutien à la Compagnie Industrielle Polonaise fondée par le Parti Chrétien Unifié afin de développer ses propres filatures et usines textiles au sein de la « ville juive ». Les Juifs envoyèrent une délégation au Premier Ministre pour lui expliquer qu’en refusant tout octroi de crédit, leurs usines resteraient fermées et le chômage augmenterait. Leur initiative fut un échec.

Max décide donc d’aller chercher des capitaux à Londres pour remettre en route son usine. La presse antisémite fustigea le « roi » juif importateur de capitaux étrangers. A l’appui des articles, des caricatures le représentaient la couronne posée de travers sur ses papillotes au vent.

L’inflation faisait des ravages. Les Juifs en furent désignés responsables. Sur les murs de la ville, apparurent de grandes affiches représentant des banquiers juifs au nez crochu foulant aux pieds la monnaie polonaise. Ouvriers et paysans crachaient sur les « perfides » Juifs ou bien les insultaient. L’économie finit par s’effondrer mettant des milliers d’ouvriers au chômage. Des orateurs antisémites sillonnaient la ville en accusant les Juifs d’être à l’origine de la ruine de Lodz. Un complot juif était à l’œuvre : il consistait à forcer les Polonais à quitter le pays pour pouvoir ensuite se l’approprier. Les ouvriers juifs ne pouvaient plus accéder à leurs usines, même celles dont le propriétaire était juif. Ils n’avaient pas le droit à l’allocation chômage. Il ne leur restait plus que la charité et les soupes populaires organisées par la communauté juive.

Max savait que sa propre situation économique était précaire. Le gouvernement pouvait à tout moment saisir son usine. « Les Soviets volaient tout le monde, les Polonais ne volaient que les Juifs. ». Mais il est aussi conscient du sort qui attendait la Lodz juive et les Juifs de la nation entière.

Et en effet, la Lodz juive s’enfuyait. Toute l’activité était concentrée dans la gare. Les femmes allaient rejoindre leurs maris en Amérique. Les paysans partaient pour l’Argentine. Des jeunes gens, avec des drapeaux bleu et blanc, se rendaient en Eretz Israël. Ils y établiront une nouvelle Lodz qui sera vraiment à eux. Ce pays des Ancêtres leur était étranger. Ils posaient des questions sur le climat, la langue. Ils ne parlaient pas hébreu, ils connaissaient bien le rituel, les prières, mais sans en comprendre les mots. Les femmes voulaient savoir si, là-bas, on dansait les danses modernes, si l’on y portait des fourrures…. Les Juifs partaient pour la Palestine, pour l’Amérique du nord et du sud, le Canada, la France, « pour tous les pays de la terre ». Ils quittaient ce pays qu’ils avaient habité mille ans.

Max mourut d’une crise cardiaque. Tout Lodz assista à ses obsèques. La mort de Max signifiait pour tous la mort de la ville. Ses funérailles étaient les siennes. Les vieillards en pleurs murmuraient : « Ce sable, tout ce que nous avons bâti ici, nous l’avons bâti sur du sable ».

La Pologne indépendante a sonné le glas de la Lodz juive et, à travers elle, de tout le judaïsme polonais.

Les Juifs de Pologne ont été progressivement exclus d’une vie nationale à laquelle ils ont été mêlés de façon constante et productive. Singer était persuadé que le destin des Juifs de Pologne s’acheminait vers une fin dramatique. Cette conviction est mise en exergue par le sort réservé aux personnages qui ont participé aux mutations fondamentales des moments historiques décrits. Tous les protagonistes, qu’ils aient été mus par un idéalisme intransigeant ou un désir de réussite social, étaient voués à une même issue tragique. L’assimilation sous toutes ses formes a donc échoué. En octobre 1939, dans la revue Tsukunft, Singer évoque le malentendu qui a empoisonné l’histoire juive en la liant à celle des " Nations", une "erreur vieille de deux mille ans" qui a permis d’accréditer la possibilité de l’assimilation et de ses " bienfaits". Cette utopie que les Juifs ont eux-mêmes élaborée doit être dénoncée pour ce qu’elle est : une supercherie ou au mieux, pendant les périodes les plus favorables de l’Histoire, une illusion partagée. Cette position le conduira à adopter, à la fin de sa vie, des positions sionistes. Un sionisme résigné, bien loin des utopies des pionniers, mais qui représente la seule voie de salut pour les Juifs de Pologne et d’Europe.

L’arrivée au pouvoir d’Hitler, en 1933, le renforce dans sa vision pessimiste du devenir du Judaïsme polonais. Il émigre donc aux Etats-Unis l’année suivante. Il meurt à New-York le 10 février 1944.

Laurence COMBET

 BIBLIOGRAPHIE

  Ertel Rachel, Le Shtetl, la bourgade juive de Pologne, Paris, Payot, 2011

  Ksiazenicer-Matheron Carole, Déplier le temps : Israël Joshua Singer, un écrivain yiddish dans l’histoire, Paris, Classiques Garnier, 2012

  Minczeles Henri, Une histoire des Juifs de Pologne, Religion, culture, politique, Paris, La Découverte/Poche, 2011

  Wekstein Irène, Le roman des Juifs d’Europe de l’Est, Figures de la modernité dans la littérature yiddish de l’entre-deux-guerres, Paris, L’Harmattan, 2009

ŒUVRES D’ISRAEL JOSHUA SINGER

  D’un monde qui n’est plus, Paris, Denoël et d’ailleurs, 2006

  Au bord de la mer noire et autres histoires, Paris, Denoël et d’ailleurs, 2012

  Argile, Paris, Liana Levi, 1995

  Les frères Ashkenazi, Paris, Le Livre de Poche, 2015

  Yoshe le fou, Paris, Le Livre de Poche, 2016

  Camarade Nachman, Paris, Stock, 1985

A voir sur le site AKADEM

  Déplier le temps : Israël Joshua Singer, N. Krynicka, C. Ksiazenicer-Matheron, Paris juin 2013

  Yoshe le fou : un roman aux multiples visages, I. Wekstein, Paris, mars 2017
  Les nouvelles d’Israël Joshua Singer, D. Kenisberg, C. Ksiazenicer-Matheron, G. Rozier, A. Singer, Paris, octobre 2017

  Printemps et autres saisons, Israël Joshua Singer, C. Ksiazenicer-Matheron, Paris, octobre 2017

  Les Singer et Mémoire et histoire, S.A. Goldberg, C. C. Ksiazenicer-Matheron, M. Nissimov, F. Noiville, M. Tauber, L. Valensi, N. Wachtel, Paris, février 2013

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