Dieu : - Et souviens-toi Moïse, en ce qui concerne les lois de la casherout, ne cuisine jamais un veau dans le lait de sa mère. C’est cruel.
Moïse : - Oh ! Alors, on ne doit jamais consommer de lait et de viande en même temps ?
Dieu : - Non, ce que Je veux dire, c’est que tu ne dois jamais cuisiner le veau dans le lait de sa mère.
Moïse : - Mon Dieu, pardonne mon ignorance mais, ce que Tu veux dire, c’est que l’on doit attendre six heures après avoir mangé de la viande si l’on veut consommer quelque chose fait avec du lait, de telle manière que les deux ne se retrouvent pas dans l’estomac en même temps ?
Dieu : - Non, Moïse, c’est tout simple ce que Je veux dire : Ne cuisine pas le veau dans le lait de sa mère, et c’est tout !
Moïse : - Oh, mon Dieu ! Je T’en prie, ne me blâme pas pour ma stupidité ! Mais dis-moi plutôt : Tu veux dire que l’on doit avoir un jeu de couverts pour le lait, et un jeu de couverts pour la viande, et que si un jour on se trompe de couverts, on devra enterrer ces couverts à jamais et ne plus les utiliser ? Dieu : - Ah, Mon bon Moïse... Fais comme tu veux. »
J’avoue m’être beaucoup amusé à cette lecture. Mais après réflexion, je me suis dit que cette parodie midrachique méritait d’être prise plus au sérieux car derrière la plaisanterie se cache une véritable question sur le bien-fondé de la tradition juive.
Manifestement, le verset qui dans la Tora à trois reprises « interdit de cuire le chevreau dans le lait de sa mère » n’implique aucunement dans son contexte initial le régime de séparation lait/viande tel qu’il a été édicté dans les codes rabbiniques. Encore moins son cortège impressionnant de dispositions, précautions et réglementations si méticuleuses que cela frise parfois la frénésie obsessionnelle. Bien évidemment, pour le profane pour qui tout cela est de l’hébreu, qui ignore tout des tenants et aboutissants et ne soupçonne pas l’existence d’une logique qui préside à ces règles, cela ne peut que déclencher des battements de cils condescendants.
De fait, même s’il ne faut pas trop en demander, l’énoncé de la blague est bourré d’erreurs ou d’imprécisions : c’est un chevreau et non un veau que le verset évoque ; certaines communautés n’attendent pas six heures ; si une confusion de couverts se produit, la règle ne condamne pas les couverts au « repos éternel » ; et surtout, ce qui fonde l’interdit n’est pas le mélange des substances dans l’estomac. La preuve est qu’après un verre de lait, il suffit de se rincer la bouche pour pouvoir consommer de la viande. C’est en fait les saveurs et non les substances dont le mélange est prohibé. Et la prégnance du goût de la viande est plus forte que celle du lait.
La préoccupation n’est pas diététique mais symbolique, comme nous le verrons. Au demeurant subsiste la véritable question : qu’est-ce qui dans ce type de pratiques relève de la bigoterie compulsive ou à l’inverse, exprime la noble discipline d’une piété soucieuse d’inscrire les symboles jusque dans les gestes les plus anodins et quotidiens ?
Quoi qu’il en soit, on connaît le savoureux calembour du rabbin Léon Askénazi : « La casherout cache la route. » Car, du moins à mon sens, la critique la plus percutante de ce type de régime porte non pas sur son niveau d’exigence, de rationalité et de précision mais sur la place démesurée et accaparante que sa technicité occupe dans les esprits au risque d’absorber toute la religiosité et d’en éluder la dimension morale et spirituelle. Les prophètes de la Bible n’ont eu de cesse de mettre en garde contre ce déroutement pervers du centre de gravité, par inversion des priorités, par confusion des moyens et des fins.
Le second point critique soutenu par cette parodie midrachique porte précisément sur l’existence même d’une sorte d’inflation depuis le sens premier du verset de la Tora jusqu’à la règle rabbinique qui en a été tirée. Les rabbins du Talmud étaient-ils à ce point niais ou myopes qu’ils fabulèrent et sombrèrent dans la surenchère ?
J’aimerais démontrer brièvement que non. Et qu’au contraire, toute la noblesse de la tradition juive tient dans ce grand écart.
En effet, c’est un principe fondamental du judaïsme que la loi écrite (la Tora che-bi-khetav) est indissociable de la loi orale (Tora che-be-âl pè, l’interprétation rabbinique). Et par « interprétation », nous n’entendons pas ici la compréhension sémantique, grammaticale et contextuelle de tel ou tel verset mais sa traduction en valeur actualisée. Il s’agit en l’occurrence de relever un principe sous-jacent exprimé dans une règle biblique et de l’adapter dans un souci de pertinence au contexte social de la communauté des fidèles. Cette tâche qui consiste à mettre en adéquation la parole divine a été confiée à l’homme, d’où la fluidité ou l’évolutivité de la loi « orale », contrairement à l’écrite. Ce n’est pas le lieu ici de développer ce point essentiel, aussi contentons-nous de restituer la logique qui a pu opérer dans l’esprit des Sages pour la séparation des mets lactés et carnés.
Il n’est pas exclu que le sens grammatical originel du verset était : « Ne cuisine pas le chevreau alors qu’il est encore allaité par sa mère », et non « Ne cuis pas le chevreau dans le lait de sa mère », comme le pensent la plupart des commentateurs. Mais dans un cas comme dans l’autre, il ressort clairement que la jouissance de la chair d’un jeune animal suspendu encore aux mamelles a quelque chose de choquant. C’est cruel pour la mère qui vit encore une symbiose étroite avec son petit. Et des plus cyniques, le fait de cuire le jeune animal dans le lait maternel. Comme le suggère Philon d’Alexandrie, celui-ci est principe de vie et d’amour tandis que la consommation de viande passe évidemment par une mise à mort qui n’est tolérable que parce qu’elle nourrit l’homme. C’est en ce sens précis que le mélange est « de très mauvais goût » pour une conscience spirituelle qui veut sensibiliser et éduquer au respect de la vie et de l’amour maternel.
Au départ donc, l’interdit semblait porter sur la consommation de l’animal à peine né ou sur sa cuisson dans le lait. L’élargissement de la règle est intervenu dans un second temps. Nous savons que tant que le Temple existait, ce sont les lois de pureté et d’impureté - rattachées à une symbolique de vie et de mort - qui régissaient un régime alimentaire qui selon la Tora devait assurer la singularisation du peuple juif en le dissociant des peuples idolâtres.
Quand avec la destruction du Temple, ces lois sont tombées en désuétude, les Sages ont dû chercher à compenser ce vide afin de maintenir en quelque façon une spécificité au régime alimentaire du peuple juif pour éviter son assimilation. Il semble alors que la norme culinaire de séparation du principe de vie et du principe de mort ait été généralisée, induisant l’interdiction de mêler aliments carnés et lactés au cours d’un même repas.
Par suite, comme en témoignent les débats talmudiques, la norme symbolisée alla jusqu’à inclure la viande de volaille pourtant a priori non concernée car non mammifère. Les règles établissant les délais d’attente entre les différents repas, et la séparation des vaisselles risquant de s’imprégner de saveurs amalgamées sont arrivées plus tard, comme une forme de codification plus sophistiquée garantissant la bonne observance.
Notre conclusion sera très claire : oui, dans l’exemple qui nous occupe comme dans bien d’autres, les Sages du Talmud et les rabbins qui leur ont succédé ont fait dériver le sens premier des Écritures.
Ce faisant, s’ils ont modifié les modalités d’application, ils n’en ont pas trahi le sens profond. Au contraire, ils lui ont assigné un mode d’expression adéquat à la réalité socio-historique qui était la leur, et permis ainsi la pérennité du symbole religieux et de sa fonction. Ainsi en fut-il à de nombreuses reprises pour bien d’autres rites et codes de conduite et nous ne pouvons que nous en féliciter.
Aussi quiconque veut connaître les normes du judaïsme ne peut se référer uniquement à la Tora écrite, qui est comme le « code génétique », le fond archéologique de la Loi, mais doit s’enquérir de « l’expression » des normes prescrites selon les codificateurs et guides rabbiniques de la génération présente. Dans le judaïsme, on discute « oralement » avec Dieu, avec Son Écriture.
C’est en cela que l’on peut éviter de sombrer dans le fondamentalisme qui est « fermeture des portes de l’interprétation », pour paraphraser une expression propre à un débat au sein de l’islam, en proie à la paralysie ou à la régression...
Pour preuve, je ne résiste pas à la tentation d’illustrer ce propos par une forme de pastiche que je livre à l’ingénuité du lecteur :
« Dieu parle à Moïse sur le mont Sinaï.
Dieu : - Et souviens-toi Moïse, en ce qui concerne les lois de l’adultère, n’oublie pas de lapider la femme et l’homme qui l’auront commis. C’est une faute morale. Sauf si l’homme marié couche avec une femme non mariée.
Moïse : - Oh ! Alors, c’est que l’on devrait punir aussi bien l’amant que l’amante adultères ?
Dieu : - Non pas tout à fait, ce que Je veux dire, c’est que tu dois les lapider tous les deux, seulement si l’amante est mariée mais épargner l’homme marié si l’amante ne l’est pas.
Moïse : - Mon Dieu, pardonne mon ignorance mais, ce que Tu laisses entendre c’est que l’on devrait supprimer la polygamie pour rétablir l’égalité des sexes et dès lors condamner également l’époux qui trompe sa femme ou alors épargner la femme qui trompe son époux ?
Dieu : - Non, Moïse, c’est tout simple ce que Je veux dire : c’est que tu dois les lapider tous les deux si l’amante est mariée, et c’est tout !
Moïse : - Oh, mon Dieu ! Je T’en prie, ne me blâme pas pour ma stupidité ! Mais dis-moi plutôt : Tu veux dire que l’on pourrait éviter la peine capitale en tentant de réconcilier les époux ou au besoin, établir une procédure de divorce en bonne et due forme ?
Dieu : - Ah, Mon bon Moïse, Fais comme tu veux... »
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Genial le pastiche !