[/(א) וַיִּקְרָא יַעֲקֹב אֶל בָּנָיו וַיֹּאמֶר הֵאָסְפוּ וְאַגִּידָה לָכֶם אֵת אֲשֶׁר יִקְרָא אֶתְכֶם בְּאַחֲרִית הַיָּמִים : (ב) הִקָּבְצוּ וְשִׁמְעוּ בְּנֵי יַעֲקֹב וְשִׁמְעוּ אֶל יִשְׂרָאֵל אֲבִיכֶם :
/]
1 Jacob appela ses fils, et dit : Assemblez-vous et je vous ferai savoir ce qui vous arrivera à la suite des jours. 2 Réunissez-vous et écoutez, fils de Jacob, écoutez Israël, votre père » (Gn 49,1-2).
Le Midrach , tel que le rapporte Rachi , relève une anomalie. Jacob, après avoir rassemblé ses fils sur son lit de mort, ne révèle aucunement ce qui arrivera be-aharit ha-yamim, « à la suite des jours », ou, compris par certains comme « à la fin des jours », c’est-à-dire à la fin des temps. L’inspiration lui aurait échappé comme si un trouble profond l’avait soudain envahi à la perspective, selon le midrach , que le peuple d’Israël ne se montre pas suffisamment loyal à sa vocation. Jacob leur aurait finalement dit autre chose que ce qui était prévu. Mais qu’est-ce qui dans le texte a pu générer une telle interprétation ? C’est que, sur le point de quitter ce monde, on s’attendait à ce que Jacob bénisse ses 12 fils, comme il vient juste de bénir ses petits-enfants Ephraïm et Menaché. Or, en examinant son propos, on constate que les paroles que Jacob réserve à chacun de ses fils ne ressemblent aucunement à des « bénédictions ». Le terme n’est d’ailleurs pas utilisé, du moins à ce stade de la rencontre. Il faut attendre la fin du propos pour qu’une bénédiction dont le contenu n’est d’ailleurs pas précisé soit consentie à chacun des fils :
[/ וְזֹאת אֲשֶׁר דִּבֶּר לָהֶם אֲבִיהֶם וַיְבָרֶךְ אוֹתָם אִישׁ אֲשֶׁר כְּבִרְכָתוֹ בֵּרַךְ אֹתָם :
/]
Et c’est là ce que leur dit leur père, et il les bénit ; chacun selon sa bénédiction, il les bénit (Gn 49,28).
Si l’on s’en tient au sens obvie, « la suite des jours » (plutôt que « la fin – kèts – des jours ») désigne en fait un oracle. Ce sont les « quatre vérités » que Jacob veut révéler en pointant le caractère, la vocation, les qualités et défauts de chacun de ses fils, susceptibles de se révéler à travers leur propre descendance, comme une sorte de volksgeist, profil collectif qui induit une destinée. Tout se passe donc comme si Jacob avait désiré bénir ses enfants, mais que ce qu’il restitue finalement forme une sorte de testament moral fait d’éloges et de blâmes.
Jacob s’exprime ici en visionnaire (notons incidemment que « les yeux d’Israël étaient appesantis par la vieillesse et il ne pouvait plus voir » Gn 48,10). Au moment de la séparation, de la transition, il livre ce qu’il entrevoit, non pour définir le tracé d’un destin implacable mais pour éclairer les générations nouvelles, inciter chacune des lignées à exploiter ses potentialités et à conjurer ses défauts. L’approche de la mort est un moment « de grâce », privilégié, révélateur. Tout prend soudainement de la hauteur et de l’épaisseur, et met le sens de toute une vie en perspective.
Pour être tout à fait franc, pour le simple lecteur que je suis, l’oracle de Jacob est largement « sibyllin » (énigmatique comme les propos d’une sybille telle la pythie de Delphes). Quelle leçon tirer par exemple du fait que Yissakhar soit comparé à un « âne osseux qui se couche en bordure » (Gn 49,14) ? Ce type de figuration comporte sûrement des allusions ; encore faut-il pouvoir les déchiffrer. Le midrach ne se prive pas de tenter l’exercice mais comme autant de conjectures spéculatives. Quel est l’intérêt alors d’un message crypté ? Peut-être, justement, de laisser une indétermination, d’induire une attention réflexive. Quoi qu’il en soit, en d’autres endroits de l’oracle, le propos est limpide et, à vrai dire, très cru et très dur. Comme si pour certaines postures repérées, Jacob ne voulait pas laisser les choses en suspens ou dans le doute. Pour Rachi (Gn 49,28), la précision apportée à la fin de l’épisode selon laquelle Jacob bénit tous ses enfants apparaît comme salutaire, tant l’oracle lui-même soulève, quant au portrait de certains des fils, une profonde inquiétude. Rachi pointe le fait que Jacob n’a pas du tout ménagé Ruben, Chimôn et Lévi. De fait, le traitement qui leur est réservé ressemble plus à une condamnation sans appel qu’à une bénédiction. Intéressons-nous de près à l’oracle qui concerne Chimôn et Lévi :
[/(ה) שִׁמְעוֹן וְלֵוִי אַחִים כְּלֵי חָמָס מְכֵרֹתֵיהֶם : (ו) בְּסֹדָם אַל תָּבֹא נַפְשִׁי בִּקְהָלָם אַל תֵּחַד כְּבֹדִי כִּי בְאַפָּם הָרְגוּ אִישׁ וּבִרְצֹנָם עִקְּרוּ שׁוֹר : (ז) אָרוּר אַפָּם כִּי עָז וְעֶבְרָתָם כִּי קָשָׁתָה אֲחַלְּקֵם בְּיַעֲקֹב וַאֲפִיצֵם בְּיִשְׂרָאֵל : /]
5 Chimôn et Lévi sont frères, des intruments de violence sont leurs armes. 6 Que ma personne ne soit pas associée à leur intrigue, que mon honneur ne soit pas mêlé à leur regroupement, car dans leur colère ils ont tué un homme, dans leur manigance ils ont mutilé un taureau. 7 Maudite soit leur colère pour sa rigueur, maudite soit leur fureur pour sa dureté. Je les diviserai dans Jacob, je les disperserai dans Israël ! (Gn 49,5-7).
Il est fait clairement référence à l’épisode au cours duquel le cananéen Chekhem fils de Hamor enlève Dina (la fille de Jacob et Léa) et demande ensuite à la prendre pour épouse. Chimôn et Lévi, à l’insu de leur père, conçoivent une ruse. Ils se disent prêts à consentir à cette union, sur la base d’une transaction : pour que tous puissent former fraternellement « un seul peuple », tout le clan cananéen doit se faire circoncire. Voilà qu’ils consentent à cette forte exigence et s’exécutent ! Profitant de leur affaiblissement au 3e jour, Chimôn et Lévi massacrent tous les hommes de la tribu... Dans son oracle, Jacob condamne l’intransigeance, la lâcheté et la cruauté. Or, au moment des faits, Jacob avait déjà protesté contre ce carnage. Mais en d’autres termes :
[/(ל) וַיֹּאמֶר יַעֲקֹב אֶל שִׁמְעוֹן וְאֶל לֵוִי עֲכַרְתֶּם אֹתִי לְהַבְאִישֵׁנִי בְּיֹשֵׁב הָאָרֶץ בַּכְּנַעֲנִי וּבַפְּרִזִּי וַאֲנִי מְתֵי מִסְפָּר וְנֶאֶסְפוּ עָלַי וְהִכּוּנִי וְנִשְׁמַדְתִּי אֲנִי וּבֵיתִי : (לא) וַיֹּאמְרוּ הַכְזוֹנָה יַעֲשֶׂה אֶת אֲחוֹתֵנוּ :/]
30 Jacob dit à Chimôn et Lévi : "Vous m’avez mis en mauvaise posture en me rendant odieux aux habitants du pays, les Cananéens et les Perizzites. C’est que j’ai peu d’hommes. S’ils se rassemblent contre moi, ils me vaincront et je serai anéanti avec ma maison." 31 Ils répliquèrent : "Mais devait-on traiter notre sœur comme une prostituée ?" (Gn 34,30-31).
La remontrance de Jacob exprime un embarras d’ordre tactique : le fait d’avoir tué une peuplade risque d’enclencher une spirale de violence avec les autres peuples cananéens, vengeance contre vengeance pour « crime d’honneur »… En Gn 49, sur son lit de mort, Jacob va beaucoup plus loin. Il livre le fond de sa pensée. Il met en cause l’usage abusif et disproportionné de la violence. La fin ne justifie pas les moyens ! Comme le rappelle Nahmanide (Gn 49,4), même si Chekhem qui avait enlevé et violé Dina s’est fort mal comporté, la tribu, elle, n’était pas coupable. Or elle se trouve abusée par une alliance mensongère pour être ensuite décimée. Par cette seconde remontrance, Jacob dénonce la perversité de la cruauté. Il faut entendre jusqu’où va l’admonestation. Alors que Jacob se meurt, qu’il désire plus que tout passer le relai de sa vocation à la nouvelle génération, il récuse Chimôn et Lévi comme s’ils n’étaient pas dignes d’être ses fils, dignes d’être Israël : « Que ma personne ne soit pas associée à leur intrigue, que mon honneur ne soit pas mêlé à leur regroupement » ! Cette condamnation se situe, du reste, en contraste total avec l’adoption d’Ephraïm et Menaché, les enfants de Joseph et d’une Égyptienne, comme ses propres enfants (cf. Gn 48,5-6) ! Le seul remède que Jacob envisage pour conserver Chimôn et Lévi consiste à neutraliser le potentiel de violence que trahit leur mentalité. Il convient de le mettre hors d’état de nuire en le diluant, en dispersant ces deux tribus parmi toutes les autres d’Israël.
L’oracle de Jacob témoigne de ce que la Tora comporte un regard critique sur l’abus de pouvoir, l’usage inconsidéré de la force. Y compris envers une peuplade cananéenne. C’est la force de la Bible, peut-être même sa spécificité dans la littérature antique et sacrée, d’intégrer une auto-critique. Israël fustige Israël pour qu’il soit Israël. Jacob-Israël est l’autorité morale, le père fondateur. Parce qu’il est attaché à sa vocation, parce qu’il aime ses enfants et y entrevoit son futur peuple, il est dépité lorsqu’il veut bénir les siens et qu’il se doit de reconnaître que certains comportements n’en sont pas dignes.
Osons la comparaison. Troublés nous sommes nombreux à l’être aujourd’hui, lorsque Yaïr Levin le ministre de la justice du nouveau gouvernement d’Israël se prépare à réformer les institutions en voulant saper le pouvoir de la Haute Cour de justice. Comprenons l’enjeu : la Haute Cour de justice, c’est la voix de la conscience d’Israël, son Jacob. Quand l’État d’Israël s’est constitué, les pères fondateurs ont signé la déclaration d’indépendance qui, jusqu’à nos jours, fait office de charte morale et démocratique. Il n’y a pas en Israël de constitution ; seulement quelques lois fondamentales, et qui sont sur le point d’être remises en question par la réforme de la justice. Il n’y a pas de sénat, de seconde chambre. Il n’y pas de cour fédérale ou de cour indépendante d’arbitrage comme peut l’être la cour européenne pour les Etats membres de l’Union européenne. Le seul verrou de sécurité démocratique est le pouvoir judiciaire, avec sa Haute Cour de justice et d’appel dont la fonction éminente est de se porter garante des valeurs fondatrices de l’État juif et démocratique.
Or la réforme des institutions prévoit de retirer à la Haute Cour le pouvoir de retoquage de lois qui ne respecteraient pas des libertés fondamentales ou la dignité humaine, ou constitueraient des abus de pouvoir, favorisant indument des individus ou des groupes. Il est prévu qu’un projet de loi mis en cause et refusé par la Haute Cour de justice puise néanmoins être validé par décision parlementaire à majorité d’une seule voix (61/120). Il sera également donné aux parlementaires majoritaires de nommer et de démettre les juges, et que le conseiller juridique du gouvernement (qui fait office de lanceur d’alerte sur les comportements justiciables ou les décisions abusives de membres du gouvernement) soit nommé par les politiques eux-mêmes, tel un avocat et non plus comme un arbitre anticipant l’arbitrage de la Haute Cour.
Contrairement à une idée simpliste, la démocratie ne consiste pas à donner tous les pouvoirs aux représentants élus à majorité par le peuple. Le scrutin universel même mené sans contrainte n’est pas une condition suffisante pour prétendre former une vraie démocratie ! Les démocraties libérales se caractérisent par le fait qu’il existe des contre-pouvoirs pour lutter contre les abus des politiques. La démocratie, c’est aussi le respect des minorités et des libertés fondamentales. On peut certes toujours rediscuter du juste équilibrage entre le pouvoir judiciaire et exécutif. Mais en l’absence de garde-fous juridiques et judiciaires dignes de ce nom, c’est le maintien de l’État de droit, qui se retrouve en grand danger. La démocratie n’est pas la dictature de la majorité ! Surtout quand elle se retrouve otage de formations minoritaires extrémistes qui imposent une bonne part de leur agenda comme condition à la formation d’une majorité au parlement.
Le grand rabbin sépharade d’Israël Isaac Yossef, jubilant du résultat du dernier scrutin, n’y est pas allé par quatre chemins. Il a déclaré que la Haute cour de justice n’avait pas sa raison d’être en Israël : ce sont des « Riformim » ! Propos ô combien révélateur. Ce ne sont pas seulement les courants non-orthodoxes et autres minorités, associations ou courants de pensée politique non-conformes à sa conception du judaïsme qui sont visés et risquent de se voir plus encore délégitimés et discriminés. C’est le système démocratique lui-même, l’État laïc, considéré comme le vrai visage des Réformistes, que les fondamentalistes veulent mettre à bas pour y substituer un État religieux (ou/et ultra-nationaliste) autoritaire… Il ne nous reste plus alors qu’à bénir Israël : Puisse Israël rester Israël ; respecter toutes ses minorités et ne jamais opposer Tora et liberté.