Abraham, figure partagée - ou disputée - par le Judaïsme et l’Islam, est souvent présenté comme “le premier monothéiste”. Ses héritiers, juifs comme musulmans, n’ont pas manqué de s’interroger sur les circonstances qui menèrent à cette extraordinaire conversion. Comment, en effet, articuler une pensée qu’aucun n’avait formulée avant soi ? Cet article s’efforcera de présenter succinctement les concordances et divergences des réponses proposées à cette interrogation par les sources juives et musulmanes. Nous tâcherons de mettre en exergue les influences étonnamment réciproques entre ces traditions.
Puisque les textes de l’Islam vont puiser aux sources juives, c’est par la présentation de ces dernières qu’il convient de commencer.
La conversion d’Abraham dans les sources juives : le laconisme biblique
Avram fait sa première apparition dans le livre de la Genèse, (11:26) au sein d’une de ces proclamations généalogiques dont le Pentateuque est féru : “Terah avait vécu 70 ans et il engendra Avram, Nahor, et Haran.”
La première information biographique que nous recevons est celle de son exode, accompagné des siens, de Ur en Chaldée vers Haran, en terre de Canaan. Le silence qui entoure un tel exil ne manqua pas d’inspirer les midrashim, qui ont souhaité voir dans une pratique religieuse différente - monothéiste - la cause de cette expatriation.
Étonnement, à l’occurrence suivante de son nom, le patriarche est déjà âgé de 75 ans . Plus surprenant encore, Dieu, rompant un silence vieux de 10 générations, s’adresse à lui par le célèbre ‘ לֶךְ-לְךָ’. La réponse immédiate d’Abraham annonce l’alliance qu’il nouera par la suite avec l’Éternel (Genèse 17:10–14). Cette réponse annonce l’alliance, à venir, entre Abraham et l’Éternel
Devons-nous déduire de l’immédiateté de la réponse du patriarche l’établissement - déjà certain - de son adhésion à la transcendance ? Cette soumission à l’injonction divine n’est-elle pas davantage le résultat de l’effroi causé par l’apparition surnaturelle ?
Autrement dit : Dieu est-il apparu à Avram en raison de sa foi en Lui, ou Avram a-t-il eu foi en Dieu parce qu’Il lui était apparu ? Quelles qualités ont bien pu être à l’origine de l’élection d’Abraham ? De ses qualités humaines ou de sa foi, il n’est fait nulle mention dans le récit biblique.
Si le texte biblique est pour le moins laconique, les sources deutérocanoniques sont plus loquaces sur cette mystérieuse conversion. Voyons brièvement ce qu’en disent les livres des Jubilés et Judith.
1. Les sources apocryphes : Livres des Jubilés, Judith.
Le Livre des Jubilés est un texte d’inspiration midrashique, proposant une redécoupage de l’Histoire depuis la Genèse dont on évalue la rédaction aux alentours du régime de Jean Hyrcan Ier, entre 135 et 105 avant l’ère commune.
À son 11ème chapitre, on apprend qu’Avram, encore jeune enfant, se sépara de son père afin de ne pas vénérer d’idoles à ses côtés : Avram se voit ici doté d’intuitions et d’un discernement supranaturels.
Cherchant à amener son père sur le chemin de la raison, il l’apostrophe : “quelle aide et quel profit tirons-nous de ces idoles que tu vénères, et devant lesquelles tu te prosternes ? Car l’esprit n’est pas en eux [...]. Ne les vénère pas, vénère le Dieu des cieux, qui cause la pluie et la rosée et fait tout sur terre, qui crée toute chose par Sa parole, et devant la face duquel toute vie se tient. Pourquoi vénères-tu des choses vides d’esprit ? Car elles sont le produit de l’homme [...]. Je sais mon fils, répondit Terah. Mais que dirai-je au peuple ? Si je dis la vérité, ils me tueront, car leur âme est attachée aux idoles et ils les vénèrent et les honorent. Reste silencieux mon fils, ou ils te tueront. Il parla à ses deux frères, ils se fâchèrent contre lui, et restèrent silencieux” .
D’après cette source, Terah n’avait pas besoin d’être convaincu par son fils. En se prosternant devant des idoles de plâtre, il ne faisait que se conformer aux attentes sociales. Le livre de Judith attribue également à l’ensemble du foyer cette croyance divergente, sans toutefois en préciser la provenance :
“Car ils s’étaient éloignés de la mentalité de leur ancêtres et ils vénéraient [...] le Dieu dont il avait pris connaissance et ils [les Chaldéens] les chassèrent loin de la présence de leur Dieu, en Mésopotamie [...] ”.
Le livre des Jubilés, pour sa part, va beaucoup plus loin en rapportant qu’Abraham se leva une nuit et mit feu à la maison des idoles. Les habitants se levèrent pour prêter secours à leurs dieux, et certains, dont Haran, le frère d’Abraham, y perdirent la vie.
Même si le livre des Jubilés n’établit pas de connexion entre ces faits, l’incendie déclenché par Avram prend place juste avant sa migration. De plus, plus loin dans le récit, Avram s’interroge : “Devrais-je retourner à cette Ur des chaldéens qui me recherchent [...] ?” , laissant poindre qu’il s’agit bien là de la cause de son départ. La corrélation est également attestée dans d’autres sources telles que Judith , le livre des Jubilés ou encore chez l’historien juif d’expression latine Flavius Josèphe .
Dans ce récit, ce qui fait d’Abraham un personnage saisissant est son incommensurable ferveur, son refus de céder aux compromis avec les mensonges de son temps. Mais s’il doute du pouvoir des idoles, rien n’indique pour autant qu’il ait établi sa foi dans le Dieu unique. Certains versets laissent même entendre qu’Abraham aurait recours à la divination, pratique païenne s’il en est.
Comme le note le professeur J.L. Kugel, le lien établi entre Abraham et la connaissance astronomique (qu’Abraham ait été un astronome ou qu’il ait dérivé sa connaissance de Dieu de l’étude des astres) est établi dans un grand nombres de sources, et le lieu où l’on place volontiers son enfance, la Chaldée, est lui- même considéré comme le berceau de l’astrologie et de l’astronomie . L’historien Josèphe, dans ses Antiquités, simplifie le récit du livre des Jubilés en faisant d’Abraham une figure semblable à celle d’un philosophe, découvrant Dieu à travers son étude des cieux, en des termes qui ne sont pas étrangers à la physique aristotélicienne à laquelle Josèphe avait sûrement goûté .
Cependant, les sources exégétiques semblent délaisser l’hypothèse de la contemplation céleste comme prise de conscience du divin dès la fin du Ier siècle avant l’ère commune . L’Apocalypse d’Abraham apporte en ces deux premiers chapitres une lecture différente du début de l’aventure monothéiste pour Abraham. Dans ce texte du Ier ou IIème siècle de notre ère, Terah se voit contraint de refabriquer la tête d’une idole après une chute. Mais pour Abraham, la fragilité de ces divinités pose question. S’adressant à son père, il demande : “Elles (les idoles) ne se sont pas aidées elles-mêmes, comment pourraient-elles t’aider ou me bénir ?”
Terah se fâche contre son fils, et Abraham part sur les traces du Dieu des Dieux, avant d’être convoqué par Dieu lui-même. Il reçoit alors le commandement du départ, en des termes faisant écho au fameux לֶךְ-לְךָ du chapitre 12 de la Genèse. L’exil est ici une prescription nécessaire faite à Abraham pour éviter la compromission avec une terre d’incroyance.
Contrairement au livre des Jubilés, ce n’est donc pas Abraham qui met le feu et détruit les idoles, mais bien leur fragilité, et par là, la vacuité de leur pouvoir, qui convainc Abraham. Comme dans le Coran, l’idolâtrie de Terah est un outil narratif puissant pour expliquer comment le monothéisme d’Abraham a pu survenir : au plus près de la fabrique du mensonge, Abraham pouvait mieux que quiconque le dévoiler.
Pour achever ce tour d’horizon des sources juives, il convient de mentionner Bereishit Rabba. Ce recueil de commentaires rabbiniques sur le premier livre du Pentateuque a probablement été composé autour des IV et Veme siècles mais regroupe des enseignements certainement plus anciens. Bereishit Rabba présente un Abraham remplaçant son père derrière son étable de marchand d’idole. Mais peu commerçant, il dissuade les bedaux : “à ton âge, tu peux te prosterner devant une statue qui date d’hier ?” Il finit par détruire les idoles, en plaçant ingénieusement un bâton dans la main de la dernière. À son retour, Terah interroge son fils, qui accuse les idoles de s’être entre-tuées. Mais Terah n’est pas crédule, et ne pense pas les idoles capables de quoi que ce soit, s’avouant donc être pris à son propre jeu . Il semble donc qu’aux yeux de Bereshit Rabba, Terah est certes idolâtre, mais ne croit pas de la foi de charbonnier en ses statuettes : il n’a simplement pas examiné sa foi.
Dans un autre passage de Bereshit Rabba, la foi d’Abraham est ainsi rapportée par R. Isaac ( 38.10) : confronté au roi d’Ur, Nimrod, Abraham rétorque “Qui peut dire que ce monde, si précisément et merveilleusement fait, puisse exister sans un maître ? Un peu plus loin, on apprend que Dieu place sur la route d’Abraham un indice l’invitant à réfléchir sur la nécessité d’un maître pour le monde. Dans cette parabole, l’univers se révèle être assimilé à un palais abandonné aux flammes. Tout comme le magnifique palais doit nécessairement avoir été créé pour et par quelqu’un, la splendeur du monde a forcément nécessité un créateur. Dieu lui-même se révèle à Abraham à la fin du passage, comme créateur du monde. (Bereishit Rabbah 39:1)
Enfin, Genesis Rabbah relate la rencontre entre Abraham et Nimrod. Celui-ci enjoint Abraham de vénérer le feu avec lui. Abraham rétorque : ‘Ne devrions-nous pas plutôt vénérer l’eau, qui éteint le feu ?’ Nimrod acquiesce. . Mais Abraham continue son raisonnement : Ne devrions-nous pas plutôt vénérer les nuages, d’où jaillissent l’eau ?’ Nimrod acquiesce. Ne devrions-nous pas plutôt vénérer le vent, qui transporte les nuages ?’ Nimrod concède une fois encore. Enfin Abraham dit : Ne devrions-nous pas plutôt vénérer l’homme, qui résiste au vent ?’
Ces paroles ne manquèrent pas d’attiser le courroux de Nimrod, qui ordonna de jeter Abraham dans le feu qu’il vénère, lui répliquant : que le dieu que tu vénères vienne t’en sauver ! ”
La métaphore du feu semble ancrée dans l’histoire de la conversion d’Abraham : on la retrouve ainsi dans les sources musulmanes que nous nous proposons de présenter.
1. Ibrahim : le premier musulman.
1. Le Coran
Comme le souligne F. E. Peters, le texte coranique est plus généreux que la Bible au sujet de la conversion d’Abraham .
La première mention du patriarche apparaît à la sixième sura (les bestiaux), verset 74 :
(Rappelle le moment) où Abraham dit à Azar, son père : « Prends-tu des idoles comme divinités ? Je te vois, toi et ton peuple, dans un égarement évident ! » Ainsi avons-nous montré à Abraham le royaume des cieux et de la terre, afin qu’il fût de ceux qui croient avec conviction. Quand la nuit l’enveloppa, il observa une étoile, et dit : « Voilà mon Seigneur ! » Puis, lorsqu’elle disparut, il dit : « Je n’aime pas les choses qui disparaissent ». Lorsqu’ensuite il observa la lune se levant, il dit : « Voilà mon Seigneur ! » Puis, lorsqu’elle disparut, il dit : « Si mon Seigneur ne me guide pas, je serai certes du nombre des gens égarés ». Lorsqu’ensuite il observa le soleil levant, il dit : « Voilà mon Seigneur ! Celui-ci est plus grand. » Puis lorsque le soleil disparut, il dit : « Ô mon peuple, je désavoue tout ce que vous associez à Allah. Je tourne mon visage exclusivement vers Celui qui a créé (à partir du néant) les cieux et la terre ; et je ne suis point de ceux qui Lui donnent des associés. »
Contrairement à la tradition juive, le père d’Abraham, nommé ici Azar, est un polythéiste convaincu qui refuse de se rallier à la foi de son fils.
Il (Azar) dit : « Ô Abraham, aurais-tu du dédain pour mes divinités ? Si tu ne cesses pas, certes je te lapiderai, éloigne-toi de moi pour bien longtemps ». « Paix sur toi », dit Abraham. « J’implorerai mon Seigneur de te pardonner car Il m’a toujours comblé de Ses bienfaits”.
Le prophète de l’Islam, s’il se montre d’abord miséricordieux, se distancie de son père, que le Coran nomme “ennemi de Dieu” et s’en lave les mains, dit le verset. (9:114). C’est donc un patriarche isolé que le Coran nous dépeint. N’ayant pas trouvé de soutien dans son propre père, c’est toute la ville qui se tourne contre lui après qu’il a eu le courage de démontrer la fausseté de leurs croyances.
“Et par Allah ! Je ruserai certes contre vos idoles une fois que vous serez partis ». Il les mit en pièces, hormis [la statue] la plus grande. Peut-être qu’ils reviendraient vers elle. Ils dirent : « Qui a fait cela à nos divinités ? Il est certes parmi les injustes ».Certains dirent : « Nous avons entendu un jeune homme médire d’elles ; il s’appelle Abraham ». Ils dirent : « Amenez-le sous les yeux des gens afin qu’ils puissent assister à son jugement. (Alors) ils dirent : « Est-ce toi qui as fait cela à nos divinités, Abraham ? » Il dit : « C’est la plus grande d’entre elles que voici, qui l’a fait. Demandez-leur donc, si elles peuvent parler ». Se ravisant alors, ils se dirent entre eux : « C’est vous qui êtes les vrais injustes ». Puis ils firent volte-face et dirent : « Tu sais bien que celles-ci ne parlent pas ». Il dit : « Honte à vous et aux choses que vous vénérez en lieu et place d’Allah ! Ne raisonnez-vous pas ? » Ils dirent : « Brûlez-le. Vengez vos divinités ! ». Nous (Dieu) dîmes : « Ô feu, sois pour Abraham une fraîcheur salutaire ». Ils voulaient ruser contre lui, mais ce sont eux que Nous rendîmes les plus grands perdants. Et Nous le sauvâmes, ainsi que Loṭ, vers une terre que Nous avions bénie pour tout l’univers [...].
Le motif du supplice par le feu n’est pas inconnu de la tradition juive. Un incident similaire prend place au livre de Daniel, dans lequel trois jeunes Babyloniens sont jetés dans une fournaise par le roi et sauvés par Dieu (Daniel 3:19-23).
Il est pertinent de noter qu’un grand nombre de sources extrabibliques intègrent l’élément du feu dans le récit abrahamique. L’Apocalypse d’Abraham dépeint la maison de Terah brûlant, et le livre des Jubilés voit le Patriarche détruire les idoles par le feu. D’après James L. Kugel, l’origine de la prépondérance du feu est à chercher du côté de l’étymologie. En effet, la ville de Ur, אור pourrait tout aussi bien être lu Ur que Or : la lumière, le feu. De ce fait, la lecture coranique selon laquelle Dieu sauve Abraham des flammes peut avoir trouvé racine d’une lecture alternative des versets de la Genèse (15:7) . ‘ אני יְהוָה, אֲשֶׁר הוֹצֵאתִיךָ מֵאוּר כַּשְׂדִּים qu’on pourrait lire ainsi : “Je suis l’Éternel qui t’a sorti du feu des Chaldéens”. Mais une autre explication, symbolique, peut être avancée : le feu est souvent associé aux pratiques païennes : depuis ceux qui vénèrent l’élément du feu en lui-même à ceux qui passent par les flammes les sacrifices à leurs dieux .
A. Les sources post-coraniques
Les mufasirun (exégètes) ont précisé le récit abrahamique, l’ancrant dans un paysage géographique davantage familier à leurs lecteurs, et donnant aux différentes anecdotes une nouvelle chronologie. L’entièreté des sources ne peut être mentionnée ici, et nous nous contenterons de présenter les lectures de deux mufassirun, Muqàtil (8eme siècle) et Al Tabari (9e-10e siècle).
Muqàtil ibn Sulaymàn cherche à expliquer comment Abraham en est arrivé à questionner la nature de Dieu. Contrairement à la chronologie traditionnelle, il place l’épisode décisif durant l’enfance d’Ibrahim. Le jeune prophète s’essaie à un dialogue socratique avec sa mère :
“Qui est mon seigneur ?” demande-t-il. Sa mère de répondre immédiatement, ‘C’est moi, pourquoi ? L’enfant médite la réponse et renchérit “Alors dis-moi, qui est ton seigneur ?” Impassible, elle répond : ton père. Ibrahim continue, “Qui est son seigneur, alors ?” Ce à quoi sa mère, commençant à s’inquiéter, répondit par une gifle et lui dit de garder silence. Plus tard, rapportant la conversation à son époux, elle ajouta qu’elle était convaincue que leur fils était l’enfant de la prophétie, et qu’il changerait leur religion.
Peu satisfait des réponses proposées, Mohamed était désormais convaincu qu’il devait se trouver un plus grand seigneur. Le récit de la contemplation des étoiles apporte les réponses concernant la nature de ce dernier. Selon une tradition musulmane répandue , le patriarche était né dans une cave en raison d’un décret du roi Nimrod, promettant à la mort tous les nouveau-nés mâles, depuis qu’un oracle avait averti Nimrod qu’un enfant naîtrait qui convertirait son peuple au Dieu unique et renverserait son pouvoir. D’après le récit d’Al Tabari’, C’est âgé d’à peine 15 mois, alors qu’Ibrahim s’apprêtait à quitter la cave pour la première fois, que sa contemplation des étoiles et la conversion qui en découle prennent place.
Certain exégètes comme al-Qummì et al-Majliì Al Sudi inversent le récit de la sixième sura dans laquelle Dieu “montra à Ibrahim le royaume des cieux et de la terre” avant que le patriarche ne s’embarque dans une observation céleste. Dans le récit coranique, Dieu choisit de révéler une étincelle de vérité à Abraham, le mettant sur le chemin. Dans le récit de l’exégète, c’est à travers les investigations d’Abraham, et non par les indices envoyés par Dieu, que le patriarche atteignit la connaissance de Dieu.
On comprend que Maïmonide , savant et rabbin vivant en terre d’Islam, ait été séduit par l’idée de cet Abraham philosophe. C’est ainsi qu’il s’appuie sur un récit similaire - qu’on rencontre dans Bereshit Rabba- pour son Mishneh Torah : ‘Quand ‘le sage’ [Abraham] fut sevré, il commença à réfléchir, étant encore tout enfant, et à méditer nuit et jour, se demandant : Comment se peut-il que la sphère [céleste] soit continuellement en mouvement sans un guide ?. Qui, alors, la fait tourner, puisqu’elle ne peut tourner d’elle-même ?’. Et ainsi, il réfléchissait, jusqu’à ce qu’il perçoive le chemin de la vérité par son propre entendement’
II. Conclusion
Une des remarques préliminaires nécessaires avant toute étude des similitudes et divergences d’un personnage du Judaïsme et de l’Islam porte sur la disparité fondamentale des structures des Écritures de ces deux religions. Si la Genèse est écrite dans un format linéaire , le Coran est divisé en Sourates, classées par longueur et organisées autour d’un thème. Il ne suit, par ailleurs, aucune chronologie. De ce fait, l’histoire d’Abraham commence par une généalogie, une inscription dans une narration linéaire, et se termine par la mort du personnage, immédiatement suivie par la bénédiction d’Isaac, que le récit suit à partir de cet instant . À l’inverse, Ibrahim se manifeste dans le Coran dans grand nombre de Suras sans lien les unes avec les autres, et nous apparaît d’abord déjà adulte . La mention faite d’Abraham, dans la sixième Sura (bétails) donne déjà une certaine coloration à la figure abrahamique. La Sura présente déjà clairement Dieu comme créateur unique du monde, donnant là une réfutation des arguments des idolâtres .’ Dans le Coran, Ibrahim est mentionné en raison de son rôle de modèle et de son rejet du polythéisme. Son parcours est donné en exemple pour les croyants vertueux, alors que dans la Bible, à la conversion d’Abraham fait l’objet d’une simple allusion.
En effet, si juifs et musulmans se réclament de l’affiliation d’Abraham, de cet homme qui purifia le monde de l’idolâtrie, et se voient comment poursuivant sa mission, l’Islam, a fait un usage particulier de la figure abrahamique. Jusqu’à nos jours, la fête musulmane d’Eid al-Adha est célébrée en sa mémoire, et les fidèles se rendent en pèlerinage à la Kaaba mecquoise, où Abraham - d’après les sources musulmanes - apporta son fils Ismaël en sacrifice. En ancrant le monothéisme d’Abraham dans la péninsule arabique, le Coran établit clairement un parallèle avec le prophète Mohamed, présenté comme continuateur du dessein spirituel du patriarche, en plus d’être son descendant charnel par Ishmaël. Ce message devient encore plus clair lorsque l’on compare les biographies et personnalités des deux prophètes. Tous deux sont rejetés par leur milieu d’origine en raison de leur foi dans le Dieu Un, et particulièrement par leur ville . Un autre parallèle est établi entre le premier patriarche et le prophète Moïse (Moussa) , qui jaillit de leur mission commune : la transmission de la connaissance de Dieu pour le premier, et de Son enseignement (la Loi) pour le second. En ce sens, un axe est établi entre Abraham, Moïse et Mohammed, lequel axe inscrit le prophète de l’Islam dans une chaîne des élus à qui une mission divine a été transmise.
L’histoire de la destruction des idoles dans le Coran n’est pas sans rappeler celui de Bereshit Rabba, et le supplice par le feu auquel les idolâtres soumettent le patriarche. Ce récit préserve la tradition du targum Neofiti, de la Vulgate et de Bereshit Rabba. De la même façon, nous avons montré les traditions juives préexistantes de la fournaise telles que présentées dans le Coran. Il serait toutefois insuffisant de se contenter d’affirmer que l’Islam est allé puiser à la source de traditions juives préexistantes. Le récit de la naissance d’Abraham, telle qu’il prend forme dans l’Islam, fera ensuite son entrée dans une source juive : le Midrash ha-Gadol. .
S’il est père d’une multitude, Abraham est, par ailleurs, fils d’une infinité de lectures, héritier de traditions multiples, à la fois étrangères et voisines.
Sophie Bigot-Goldblum.
Titulaire d’un master recherche de L’EHESS (Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales), ainsi que d’un Master d’Études Juives de l’Université Hébraïque de Jérusalem, Sophie Bigot-Goldblum étudie à l’Institut Pardes, à Jérusalem.
Article rédigé en octobre 2017
Article avec notes de bas de page et références en pdf