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Heidegger et antisémitisme

Heidegger et antisémitisme

En quoi l’antisémitisme d’Heidegger est-il incontournable ou pas et Heidegger est-il le ver nazi dans le fruit de la philosophie ?

L’auteur de Sein und Zeit, le célèbre philosophe Martin Heidegger, a eut avec les Juifs et le judaïsme des rapports pour le moins ambigus. Elève de philosophe juif Edmund Husserl, amant un temps de son élève juive Hanna Arendt, maitre des philosophes juifs Emmanuel Levinas et d’Hans Jonas et quelques autres, Heidegger fut un nazi fidèle (vote pour Hitler en 1932, membre du parti de 1933 à 1944, applique les lois antijuives comme recteur d’université…) et n’a jamais renié son engagement. La publication des Cahiers noirs où il affirme son antisémitisme en 2014 a relancé la polémique.

Voici un article de Pierre Lazar qui pose bien la problématique :

Pour lire l’article avec son appareil de notes, ouvrir la version pdf

Le désarroi des admirateurs juifs de Heidegger

Le désarroi des admirateurs juifs de Heidegger

Cela fait un certain temps que la réputation du philosophe allemand Martin Heidegger a souffert des révélations sur son passé nazi. Interdit d’enseignement en Allemagne entre 1945 et 1951, il a été réhabilité en France, où il continue, plus que partout ailleurs dans le monde, d’être considéré comme un des plus grands sinon le plus grand philosophe du XXème siècle. De Sartre a Badiou, en passant par Foucault et tout particulièrement Derrida et ses épigones, l’influence de Heidegger est omniprésente et massive. Elle est considérée comme fondatrice dans la philosophie française depuis 1945 y compris chez Levinas, qui reconnait sa dette par rapport à l’auteur de « l’Etre et le Temps » même s’il la regrette .

La plupart des philosophes français ont toléré le silence sur le passé nazi de Heidegger, un silence entretenu de manière vigoureuse par une chapelle d’inconditionnels, au prix d’acrobaties intellectuelles souvent étonnantes. On a entendu par exemple que seule la « pensée « de Heidegger, assimilée à une résistance, nous permettrait de comprendre l’essence du nazisme. Au fur et à mesure qu’ils se trouvèrent forcés de reconnaitre l’engagement nazi de Heidegger, les intellectuels français ont essayé de minimiser son impact et de le dissocier de sa pensée. Plus se multipliaient les révélations sur le nazisme et l’antisémitisme de Heidegger, plus on répétait le slogan : il n’y a rien de neuf !! Nous savions depuis longtemps qu’il a été nazi, et de toutes manières, cela n’enlève rien à la grandeur de sa pensée. En 1988 Philippe Lacoue- Labarthe, un disciple de Jacques Derrida écrivait » « « En 1933 Heidegger ne se trompe pas. Mais il sait en 1934 qu’il s’est trompe. Oui donc en ce sens : Heidegger a surestimé le nazisme et probablement passé au compte des profits et pertes, ce qui s’annonçait dès avant 1933 et contre quoi il était résolument opposé : l’antisémitisme, l’idéologie (la science politisée), la brutalité expéditive. Mais j’ajouterai : qui dans ce siècle, devant la mutation historico-mondiale sans précédent dont il a été le théâtre et l’apparente radicalité des propositions révolutionnaires, qu’il fut de droite ou de gauche, n’a pas été floué ? Et au nom de quoi ne l’aurait-il pas été ? De la démocratie ? Laissons cela à Raymond Aron, c’est-à-dire à la pensée officielle du Capital (du nihilisme accompli, pour lequel tout se vaut). Mais ceux qui furent grands dans leur ordre ? Au hasard : Hamsun, Benn, Pound, Blanchot, Drieu et Brasilach (je n’excepte pas Céline dont pourtant l’écriture me parait surfaite) » . Pour Alain Badiou, il ne fait aucun doute qu’ Heidegger est le dernier grand philosophe .

Pourtant, le déni des intellectuels français avait été ébranlé à plusieurs reprises depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Dès 1945 apparaissent dans les Temps Modernes des articles de Karl Lőwith, de Hans Jonas, de Herbert Marcuse et de Hannah Arendt, tous des élèves juifs de Heidegger qui exposaient le nazisme de leur ancien maitre sur la base de leur expérience personnelle . La deuxième étape se situe vers la fin des années 1980 avec la publication du livre de Victor Farias, un autre élève d’Heidegger, « Heidegger et le Nazisme » qui a déclenché ce que le philosophe américain Richard Wolin a appelé les guerres heideggériennes franco-françaises (the French Heideggerian Wars). Victor Farias, a montré l’importance de l’engagement nazi de Heidegger notamment dans son discours du Rectorat - Heidegger ayant été le recteur nazi de l’université de Fribourg entre 1933 et 1934) - ainsi que son application de la politique nazie de mise au pas (Gleichschaltung) qui signifiait l’expulsion des professeurs juifs de l’université. La troisième étape a été la publication en 2004 du livre d’Emmanuel Faye « Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie », où l’auteur montre l’importance des idées nazies dans les cours de Heidegger des années 1933-1935, seulement publiés au début des années 2000 . Le dernier épisode dans ces guerres franco-françaises a suivi la publication, en 2014 en Allemagne des « Cahiers Noirs », du nom de la couverture en moleskine des manuscrits écrits entre 1933 et 1947, dans lequel les passages antisémites sont explicites. Ces passages sont analysés dans le livre du philosophe allemand Peter Trawny : « Heidegger et l’antisémitisme . ». A la suite de la publication des Cahiers Noirs un colloque prévu depuis longtemps autour du thème « l’Impensé juif de Heidegger » a été rebaptisé « Heidegger et l’antisémitisme ».

Le colloque avait été organisé par un groupe d’universitaires, Joseph Cohen  , Raphael Zagury-Orly, Gérard Bensoussan et Hadrien Laroche et réunissait une brochette impressionnante de philosophes dont Jacques-Alain Milner, Peter Stoterdijk, Peter Trawny, Alain Finkielkraut, Yves-Charles Zarka, Blandine Kriegel et Francois Fédier . L’évènement était parrainé par la revue « La Règle du Jeu », dirigée par Bernard Henri Levy (BHL). Emmanuel Faye avait refusé d’y participer en raison de la présence de François Fédier auquel il reprochait d’avoir pendant des années essayé d’étouffer toute critique de Heidegger et d’avoir voulu empêcher la publication de son livre. Les interventions de la plupart des nombreux philosophes juifs montraient leur désarroi face à l’antisémitisme désormais irréfutable de Heidegger qui remettait en question leur propre engagement philosophique. Ainsi dans leurs interventions fouillées et souvent tourmentées , s’interrogeaient-ils sur la signification de l’absence du « signifiant juif » dans l’œuvre de Heidegger, de sa dénégation du rôle de la pensée juive dans celle de l’occident, du rôle de Heidegger et de ses juifs dans la pensée philosophique occidentale, et de la question de comment ne pas être Heideggérien (Alain Finkielkraut). Dans sa conclusion aux débats, BHL qui revenait de la conférence des Nations Unies à New York sur l’antisémitisme en Europe, et qui donc n’avait pu suivre les débats que de loin, était également partagé entre son admiration pour le penseur Heidegger et son profond malaise face à l’intensité de l’antisémitisme de ce dernier. Dans son blog du 15 Février 2015 BHL , résumait sa pensée : « Et j’ai tenté de plaider que, malgré le malaise, malgré la honte que l’on ressent, parfois, à voir surgir, au détour d’une méditation sur Héraclite ou Hölderlin, tel épisode minable de la guerre allemande soudain paré de la dignité de l’Evénement en majesté, il faut continuer de lire Heidegger – et cela, en particulier, parce qu’il est à l’origine d’une part de ce qui s’est pensé de plus grand, de plus essentiel, depuis cinquante ans » .

Le nazisme et l’antisémitisme de Heidegger n’est-il qu’occasionnel, une nuisance, secondaire par rapport à son œuvre, ou, au contraire, est-il au cœur de sa pensée ? Peut-on être à la fois un grand philosophe et un nazi ordinaire comme l’affirmaient en 2007 Alain Badiou et Barbarin Cassin ? Cette thèse me parait insoutenable. S’il est possible d’être un grand physicien ou même un philosophe de la logique et manquer de jugement en politique, cela n’enlève rien à la grandeur de votre œuvre scientifique. C’est également une chose de considérer le nazisme de quelqu’un a partir des faits et ses discours et de le retrouver le nazisme au cœur de sa pensée. Comment peut exonérer l’engagement nazi d’un penseur dont la réflexion tourne autour de l’existence, de l’engagement et l’authenticité ? C’est, la thèse de ceux, qui depuis longtemps soulignent l’étroite parente entre la pensée de Heidegger et celle de l’extrême droite allemande pré-nazie et comme l’a montré Emmanuel Faye en analysant les cours que Heidegger a donnes entre 1933 et 1935 : « Cette perversion radicale de la philosophie n’est pas limitée a quelques discours de circonstance ; elle se confirme sur des milliers de pages et même dans la totalité d’une œuvre ou tout communique…Il ne s’agit pas non plus ,avec les écrits les plus ouvertement hitlériens et nazis des années 1933-35, d’un moment d’exception que rien n’aurait laissé prévoir » .

L’Etre et le Temps, le livre canonique de Heidegger publie en 1926 (et inscrit au programme de l’agrégation de philosophie serait, selon Johannes Fritsche, un brillant résumé de la philosophie politique de la droite révolutionnaire allemande et la base qui permet de comprendre engagement nazi de son auteur. Dans le paragraphe 74 de l’Etre et le Temps Heidegger écrit : « Mais si le Dasein destinal comme être au monde existe essentiellement dans l’être-avec-autrui…il est déterminé comme co-destin (Geschick), terme par lequel nous désignons, le provenir de la communauté du peuple (Gemeinschaft des Volkes . Le co-destin ne se compose pas de destins individuels…les destins sont d’entrée de jeu déjà guidés. C’est dans la communication qui partage et dans le combat (Kampf) que se libère la puissance du co-destin » Fritsche montre, que beaucoup des concepts centraux de l’Etre et le Temps , l’Etre pour la mort (das Sein zum Tode), la résolution (Entschlossenheit) , l’insistance sur la notion de communauté (Gemeinschaft des Volkes) a la place de celle de la société (Gesellschaft) , le destin collectif (Geschick), la répétition (Wiederholung), l oin de représenter un nouveau départ de la philosophie, reprennent des thems de l’extrême droite anti-démocratique, tels qu’on pouvait les trouver dans des textes de Max Scheler et de Hitler.

L’interprétation courante de l’Etre et le Temps qui en fait un roman de la liberté et de l’engagement de l’individu sans Dieu face à la mort, introduite en France des 1945 par Karl Lowith dans les Temps Modernes, et dont la vulgarisation doit beaucoup aux échos heideggériens que l’on retrouve dans l’œuvre de Jean Paul Sartre est donc suspecte. « Interpréter Heidegger comme penseur de l’individuation radicale est une perversion, » écrit Johannes Fritsche. « Etre et Temps n’est pas un livre individualiste mais pour ainsi dire ‘communautaire ‘, qui plaide même pour la conception la plus communautaire de son temps, le National Socialisme » . Hans-Georg Gadamer, le maître de l’herméneutique allemande, qui était loin d’être un critique de celui dont il avait été l’élève, écrivait en 1988 : « Quelquefois, par admiration pour le grand penseur, ses défenseurs ont déclaré que son erreur politique n’avait rien à voir avec sa philosophie. Qu’ils soient arrivés à se rassurer avec un tel argument ! Ils n’ont pas remarqué combien cette défense était insultante pour un penseur d’une telle importance ». Cette remarque qui date de 1988 serait directement dirigée contre les interprétations françaises de Heidegger .

En 1949, les admirateurs de Heidegger, embarrassés par son silence persistant sur la Shoah, avaient organisé une conférence à Brême ou le philosophe était censé dissiper ce qu’ils croyaient être un malentendu : l’auteur de « la Lettre sur l’Humanisme » ne pouvait qu’être horrifié par le génocide des juifs. Heidegger dans une intervention scandaleuse, ne parla pas de la spécificité de la Shoah ni de la responsabilité des allemands ou même seulement des nazis, mais mit sur le même plan, le martyre subi par les juifs, assimilé à la production de cadavres, l’agriculture motorisée et la fabrication de la bombe H. La responsabilité incombait à la pensée de la technique, un thème central chez Heidegger qui désigne la pensée rationnelle moderne ou plutôt la non pensée, car pour lui « le science ne pense pas » : « L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication des cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus et la réduction de pays a la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène ». Dans le même ordre d’idées, Heidegger écrivait à la même époque « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent, ils sont tués. Meurent-t-ils ? Ils deviennent les pièces de réserves d’un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils ? Ils sont liquidés dans des camps d’extermination. Et sans cela-des millions périssent aujourd’hui de faim en Chine….Mourir cependant signifie porter à bout la mort dans son essence. Pouvoir mourir signifie avoir la possibilité de cette démarche. Nous le pouvons seulement si notre essence aime l’essence de la mort. Mais au milieu des morts innombrables, l’essence de la mort demeure méconnaissable ….La mort est l’abri de l’être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de ce mot ». Il est difficile de commenter ce texte sans être révolté !

Pour Peter Trawny, l’éditeur des Cahiers Noirs, l’antisémitisme de Heidegger est ancré dans ce que ce dernier appelle « l’histoire de l’Etre », une forme d’histoire métaphysique, développée par Heidegger dans les années 1930, où les rôles principaux reviennent aux Grecs et aux Allemands. Les Grecs pour le commencement de la philosophie et les Allemands, pour son « autre commencement », que Heidegger avait cru reconnaitre dans le mouvement nazi. Entre les deux, il y a le déclin, dont serait responsable ce qu’il a appelle la « machination » (die Machenschaft), caractérisée par la domination de la pensée de la technique dont les principaux protagonistes modernes sont les américains et les soviétiques, et grâce à leur « don pour le calcul » et la manigance, les juifs : « L’accroissement temporaire de la puissance de la judéité a son fondement dans le fait que la métaphysique de l’Occident, surtout dans son déploiement moderne, a offert le lieu de départ pour la propagation d’une rationalité et d’une capacité de calcul qui serait entièrement vides si elles n’avaient pas réussi à se ménager un abri dans « l’Esprit » sans jamais pouvoir saisir à partir d’elles-mêmes les domaines de décision cachées. Plus originelles et inaugurales deviennent les décisions et les questions à venir, plus inaccessibles à cette « race » elles demeurent ». On retrouve là un thème bien connu dans l’extrême droite allemande jusqu’à Hitler et Goebbels du rôle des juifs, responsables du bolchevisme et en même temps du libéralisme puisque ces deux idéologies partagent en commun une vision rationnelle (Heidegger dirait calculante) du monde ».

Dans un autre passage des Cahiers Noirs, Heidegger reproche aux juifs, qu’il perçoit comme attachés à vivre séparément des autres peuples, ce qu’il assimile à vivre depuis longtemps selon « le principe racial », tout en refusant que cette séparation leur soit imposée, de demander pour les autres l’application de principes universels, qu’ils refusent pour eux-mêmes. Les juifs réussiraient à promouvoir ces principes universels (sous-entendus de la raison et de la démocratie) grâce à leur don pour le calcul et la manigance, provoquant ainsi la « désacralisation » et l’ « auto-aliénation » des peuples, devenus incapables de décider pour eux-mêmes : « Par leur don particulièrement accentué pour le calcul, les juifs vivent depuis longtemps déjà d’après le principe racial, raison pour laquelle ils se défendent aussi violemment contre son application illimitée. La mise en place de l’élevage racial ne provient pas de la « vie » elle-même, mais de la subjugation de la vie par la machination. Ce que celle-ci manigance à travers une telle planification est une désacralisation complète des peuples, à travers la fixation dans l’installation uniformément bâtie et découpée de tout étant. Avec la désacralisation va de pair une auto-aliénation des peuples, la perte de l’histoire, i.e. des domaines des décisions en direction de l’Etre ».

Enfin, dans les Cahiers Noirs, Heidegger reprend le thème de la conspiration juive mondiale inspirée par le Protocole des sages   de Sion dans sa version nazie. Celle-ci œuvrerait à travers l’américanisme et le bolchevisme, qui serait instrumentalisée par la juiverie mondiale. Toutefois la question n’est pas présentée au niveau racial comme chez les nazis ordinaires, mais élevée au niveau de la métaphysique, la question étant de savoir ce que veulent vraiment les juifs. La réponse sans équivoque est que la juiverie mondiale (Weltjudentum), sans sol et sans racines, ne peut que vouloir promouvoir le déracinement général : « Même l’entente avec l’Angleterre, au sens d’un partage entre impérialismes « légitimes », ne touche pas à l’essence du processus historique que maintenant porte à sa fin l’Angleterre, au sein de l’américanisme et du bolchevisme, c’est-à-dire de la juiverie mondiale, la question du rôle de la juiverie mondiale n’est pas raciale, c’est la question métaphysique portant sur la facture du type d’humanité qui, de façon absolument déliée de toute attache, peut assumer comme tâche au niveau de l’histoire mondiale, le déracinement de tout étant hors de l’Etre ». Dans le même blog BHL développe sa pensée : « Vous n’avez pas le choix : ou bien lire, tout de même, Heidegger ; ou alors se résigner à ce que la philosophie s’arrête à la « limite » kantienne, à la « totalité » hégélienne ou à la « reprise » bergsonienne. ».
J’ai du mal à comprendre comment à la lecture de ces textes, on peut encore soutenir que Heidegger « est à l’ origine de ce qui s’est pensé de plus grand, de plus essentiel, depuis cinquante ans ». Sans doute y-a-t-il, pour beaucoup d’intellectuels français, plus grand que le dégout qu’inspire son antisémitisme et la méfiance qu’inspire les motifs Vőlkich comme celui du peuple, de l’enracinement et de la Führung, une fascination pour une pensée « essentielle » . Ses thèmes romantiques et chatoyants, celui de l’« Etre pour la mort », de l’authenticité et de la résolution, de la vérité comme dévoilement, de « l’oubli de l’Etre », de la fin de la philosophie et de son dépassement, du nouveau commencement, de l’appel et du destin, de la pensée authentique et de la lutte, à l’opposé de la pensée stérile de la technique, résonnent avec la force d’un écho religieux.

La puissance de l’attraction pour Heidegger et sa séduction, résident dans sa capacité à entrelacer des thèmes existentiels, politiques , métaphysiques et quasi-religieux, donnant l’impression d’une profondeur spirituelle originelle et pourtant concrète, une mystique de l’Etre, qui pourrait se passer, parce que prétendument au-delà des références juives et chrétiennes. et en même temps de la pensée rationnelle et scientifique assimilée à une forme de réflexion inférieure, un « oubli de l’Etre ». Comme le soulignait Hans Jonas, Heidegger reprend des thèmes chrétiens dans un cadre fondamentalement païen. S’adressant en 1964 a des théologiens chrétiens qui pensaient trouver chez Heidegger une manière de renouveler le message christique Hans Jonas disait « Mes amis théologiens, mes amis chrétiens, ne voyez pas à qui vous avez affaire ? Ne sentez-vous pas , si vous ne voyez pas le caractère profondément païen de la pensée de Heidegger, non pas en dépit du fait mais parce qu’elle parle aussi de l’appel, de la révélation et même du berger « Hans Jonas a montré la similitude entre la pensée de Heidegger et celle de la Gnose, une hérésie du christianisme datant du IVème-Vème siècle, violemment antisémite .

Il faut le souligner : une des raisons de la fascination pour Heidegger, est son style obscur, un mélange d’une emphase quasi-prophétique et d’un recours à un vocabulaire ontologique- l’ontologie étant selon Aristote, la science de l’être en tant qu’être-. L’individu devient un Dasein, un être-là, la relation avec autrui devient un Mitsein, nous vivrions dans le monde des « étants » mais nous n’avons pas accès a l’Etre, nous l’aurions même oublie depuis Platon et Aristote. Toute l’histoire de la pensée occidentale jusqu’à Heidegger devient un oubli de l’Etre. La tache de la pensée est de retrouver le sens de l’Etre etc…. A défaut d’une discussion de ces questions forcement technique et qui prendrait beaucoup trop de place ici, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que pour une grande majorité des philosophes contemporains, la question de l’Etre telle qu’elle est posée par Heidegger est dans le meilleur des cas, mal posée. Pour d’autres elle est carrément une grave erreur et une constitue une régression de la pensée. Ainsi, dès 1931, Rudolf Carnap, alors un des chefs de file de l’école de Vienne, montre que si l’on suit les règles élémentaires de la logique, des propositions considérées comme essentielles chez Heidegger sur l’Etre et le non-Etre, n’ont à proprement parler aucun sens. Theodor Adorno, le leader de l’école de Francfort, dénonçait en Heidegger un maitre dans l’art de la manipulation qui avait contribué, par son « Jargon de l’authenticité » à renforcer l’esprit de subordination et l’absence d’esprit critique : « Avant tout contenu particulier, sa langue (parlant de Heidegger) modèle la pensée de telle sorte que celle-ci s’accommode au but d’une subordination la même ou elle estime résister à ce but. L’autorité de l’absolu est renversée par une autorité absolue. Le fascisme ne fut pas seulement une conspiration, qu’il était aussi, mais quelque chose qui prit naissance dans une tendance propre au développement d’une société de la puissance. La langue lui offre un asile ; la, le mal qui couve s’exprime comme s’il était le salut ».

Chez les auteurs qu’ on vient de citer, qui appartenaient pourtant a des écoles bien différentes, et chez beaucoup d’autres, on trouve une méfiance de la rhétorique, du style pontifiant et autoritaire et surtout de l’absence d’argumentation, tout ce qui, selon eux, caractérise la pensée de Heidegger et se retrouve dans une bonne partie de la philosophie française contemporaine. Pour, Roger Scruton, un philosophe anglais contemporain : « Vu d’un point de vue critique, les idées de Heidegger ressemblent à des visions spectrales dans le domaine de la pensée : de vastes et intangibles ombres forgées par le langage. Ce type de philosophie montre, pour reprendre l’expression de Wittgenstein, l’ensorcellement de l’intelligence par le langage ». Répondant d’avance aux objections des Heideggériens qui pourraient, a juste titre, objecter que sa connaissance de l’œuvre de Heidegger est superficielle, Peter van Inwagen, un des grands métaphysiciens contemporains, répond que la philosophie de l’Etre de Heidegger est tellement confuse et d’une manière si transparente (so transparently confused), qu’il n’est point nécessaire d’avoir lu toute son œuvre pour pouvoir avoir une opinion. En France même, la présence des philosophes se réclamant d’une tradition analytique, bien que minoritaire, est désormais solidement établie. Comme leurs collègues anglo-saxons, ils sont très critiques par rapport aux textes de Heidegger. Ainsi, Claudine Tiercelin, qui détient actuellement la chaire de philosophie au Collège de France a-t-elle pu écrire : « Il parait difficile de ne pas être frappé par le brouillard qui finit par envelopper l’être Heideggérien… Toutes les réponses de Heidegger sont des métaphores ».
Enfin, une explication pragmatique de la place centrale de Heidegger dans la philosophie allemande de la première moitié du XXème siècle est que la plupart des philosophes allemands et autrichiens, dont une grande partie étaient juifs ont fui l’Allemagne avec l’avènement du nazisme. Successeur de Hermann Cohen  , Ernst Cassirer le philosophe néo-kantien le plus important en Allemagne dans les années 1920, a trouvé refuge aux Etats Unis tout comme les membres de l’école de Vienne qui ont contribué à développer la philosophie analytique (et des sciences) moderne, de ceux de l’école de Frankfort qui sont à l’origine de la philosophie dite critique, ainsi comme on a pu le voir, que les élèves juifs de Heidegger-lui-même. Le fait est qu’il est difficile de trouver une philosophe qui ait fui l’Allemagne ou l’Autriche et qui soit reste Heideggérien.

Comme beaucoup d’étudiants Français d’après mai 1968 j’ai été gavé de Heidegger et de Nietzsche. Quelle ne fut pas ma surprise dans un voyage d’études à l’université de Tübingen avec le département de philosophie de l’université de Strasbourg de découvrir que dans ce lieu historique de la philosophie allemande, il n’y avait aucun cours sur Nietzsche ni sur Heidegger. Pressés par nos questions, les professeurs allemands ont fini par nous répondre ; « ils nous ont mené trop loin !! » (Sie haben uns zu weit gebracht). On ne pouvait être plus clair ! Cet épisode et d’autres, ou il m’est apparu très vite que mes professeurs heideggériens étaient délibérément ignorants de toutes les recherches en philosophie analytique qu’ils méprisaient, alors qu’elles sont centrales pour comprendre la notion d’Etre dont ils font la pierre angulaire de la pensée philosophique, m’ont depuis longtemps éloigné de Heidegger et des Heideggériens. Pourtant demeure chez moi la fascination pour la fascination, notamment chez les philosophes juifs français, sans laquelle je n’aurai jamais pu écrire cet article. Au début des années 1950 à la suite de la publication par Heidegger de son Introduction à la Métaphysique qui parlait de la « la vérité et la grandeur interne » du National-Socialisme, le philosophe allemand Jürgen Habermas écrivait un article retentissant intitulé : « Penser avec Heidegger contre Heidegger ». Il est temps depuis longtemps de sortir de la fascination et d’apprendre à penser sans Heidegger.

Pierre Lazar (économiste et philosophe)

(Texte de Sept 2015 publié dans la revue Montevideo31)

Sur le même sujet voir l’article de Jean-Claude Giabicani sur l’ouvrage "Heidegger, le sol, la communauté, la race", sous la direction d’Emmanuel Faye, http://www.massorti.com/Heidegger-la-tentation-gnostique

On lira également une défense d’Heidegger par Jean-François Mattéi : Emmanuel Faye, l’introduction du fantasme dans la philosophie
http://leportique.revues.org/815

Critique de Faye par Mattéi

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Heidegger et antisémitisme

Je pense que Heidegger s’est trompé sur la nature de l’Etre, du Rationalisme et du Judaïsme ; commençons par son erreur sur la nature de l’Etre : nous, les "étants", nous ne vivons pas l’Etre qu’à travers notre nation, qu’à travers notre existentialité patriotico-culturelle, nous le vivons empiriquement aussi par les niveaux supérieurs de l’Etre, à savoir l’Humanité et le sentiment cosmique ou du divin ; ainsi ma francité ( puisque je suis Français ) n’est qu’un niveau de mon "enracinement dans l’Etre", alors que mes relations vivantes à l’Humanité et au Cosmos et à Dieu en sont les autres niveaux . Donc, l’erreur de Heidegger et du nazisme est d’avoir ignoré les Dimensions anthropologique, cosmique et religieuse de l’Etre, au seul profit de sa dimension ethnique ; une telle erreur est surprenante étant donné que Parménide, dès l’aube de la philosophie occidentale, tenait compte de toutes les Dimensions de l’Etre . Venons-en à l’erreur heideggerienne sur la nature de la Raison : contrairement à ce qu’il écrit, la raison n’est pas cette "machination" du calcul réduit à une mécanique froide, aveugle et inhumaine ; elle ne peut pas l’être parce que sinon elle perdrait ce pour quoi elle existe, et elle existe comme "servante" de la vie et du bonheur des hommes . La preuve en est que ces grands champions du Rationalisme que furent les Penseurs des Lumières avaient tous à coeur l’émancipation morale et le bonheur des peuples pour lesquels ils mettaient la raison à contribution . Déjà dans l’Antiquité, le Logos n’avait de sens qu’au service de la Justice ( surtout pour Platon ) et du Bonheur de la Cité ( surtout chez Aristote ) . Donc le nazisme et Heidegger n’ont rien compris au rationalisme . Enfin, j’en arrive à la troisième erreur de Heidegger, à son ignorance de ce qu’est réellement la civilisation juive : l’idée que le Judaïsme promulguerait un universalisme sans âme, sans " enracinement dans l’Etre ", est fausse, car le Judaïsme est la religion par excellence de l’Etre, puisque l’Eternel, Adonaï, se définit lui-même à Moïse comme étant " Je Suis " , donc comme " l’Etre en tant qu’Etre " Vivant et Eternel . Il est la Vie Pure, sans la mort, sans la maladie et le mal, parce qu’Il est le Bien et Celui qui a Créé les soixante-dix Nations et les Aime . Par conséquent, en aimant et obéissant à Adonaï, les Juifs aiment aussi les nations, ne cherchent pas à les " déraciner " de leur être propre, mais bien au contraire veulent leur préservation et leur bonheur puisqu’elles sont les Créations de l’Eternel . Ce qui le prouve avec éclat, c’est l’amour que les Juifs de la Diaspora ont témoigné pour les cultures des pays où ils vivent et ont vécu : nombreux sont les grands intellectuels, scientifiques et artistes juifs qui hissèrent et hissent encore très haut la " bannière " de leurs cultures et civilisations d’acceuil ! et que dire de tous ces Israëlites de la Diaspora qui, par leur patriotisme héroïque et pur, donnèrent leur vie pour les pays dont ils avaient embrassé la nationalité et la culture ! Le Judaïsme est une bénédiction pour les peuples, en tant que Religion de l’Eternel et en tant que gardien de la Création d’Adonaï . Je remercie Monsieur Lazar de m’avoir donné l’occasion, grâce à son excellent " tour d’horizon " sur les fascinations fautives d’une certaine philosophie française pour la pensée de Heidegger, de dénoncer et de pointer les absurdités de cette pensée .
Cordialement vôtre, Bruno Seban .

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