La Torah au temps du corona (11)
Shavouot
6-7 Sivan/29-30 mai 2020
Corona Torah serait la latinisation de Keter Torah, « La couronne de la Torah », expression qui, entre autres usages, donne son titre à un long poème de Isaachar Bär ben Judah Carmoly, rabbin alsacien du 18è siècle, pur génie quant à l’érudition, l’intelligence et la créativité.
Keter, dans l’arbre de vie kabbalistique, est la plus élevée des sephirot et celle qui porte le plus haut degré d’abstraction. Irréelle telle … un virus.
Bref, il n’est pas vain de saisir le moment pour considérer le texte toraïque de la semaine et voir ce qu’il nous fait lire/entendre quant à notre présent pandémique et (dé)confiné.
Ruth ou Le déconfinement
Le présent pandémique est désormais déconfiné, quoique la célébration de Shavouot s’est faite en privé puisque les synagogues n’accueillent toujours pas les fidèles. Et le déconfinement lui-même est loin d’une libération intégrale où toutes les anciennes habitudes de rassemblement et de consommation seraient reprises. Un déconfinement encore confiné ou un confinement déconfiné.
Les textes lus lors de Shavouot reflètent une telle ambivalence. Ils sont de deux types : versant confinement, des sections du Pentateuque qui traitent du don de la Torah sur le Mont Sinaï, des Dix commandements et des trois fêtes de pèlerinage (Pessah, Shavouot et Souccot ) puis, versant déconfinement, le livre de Ruth qui, lui, fait partie des Hagiographes.
En effet, pour ce qui est de l’épisode sur la montagne et du confinement, alors que les préparatifs furent l’objet d’un engagement enthousiaste, le texte précise, après l’énonciation des Dix commandements :
14 Or, tout le peuple fut témoin de ces tonnerres, de ces feux, de ce bruit de cor, de cette montagne fumante et le peuple à cette vue, trembla et se tint à distance. 15 Et ils dirent à Moïse : "Que ce soit toi qui nous parles et nous pourrons entendre mais que Dieu ne nous parle point, nous pourrions mourir." (Ex. 20, 14-15 ; Bible du Rabbinat).
Ne croyons pas à un geste furtif de timidité ou de panique. Les Hébreux reculent et pas qu’un peu : de douze milles (un mille fait entre 1 200 et 1 600 mètres), précise Rashi , ce qui correspond à la longueur de leur camp, avant d’ajouter que ce sont les anges qui durent s’y mettre pour les ramener. Et Moïse, compréhensif, de les rassurer : "Soyez sans crainte ! c’est pour vous mettre à l’épreuve que le Seigneur est intervenu ; c’est pour que sa crainte vous soit toujours présente, afin que vous ne péchiez point." (Ex. 20, 16 ; Bible du Rabbinat).
Puis d’acquiescer à leur demande en servant de médiateur. Les Hébreux, en somme, ont demandé à être confinés, au sens étymologique. Confiné : cum=avec, finis, limite. Derrière des barrières, protégés par une frontière. Prêts à recevoir la Torah et leur mission mais dans le retrait du fracas hollywoodien. Désir de tranquillité ? Non. Un sens de la modestie et du respect qui va leur être reconnu puisque c’est cette humilité qui vaudra l’envoi de prophètes pour accompagner les Enfants d’Israël dans leur histoire (Deutéronome, 18, 16-18).
Quoiqu’il en soit, le chapitre suivant (21) confirme l’hypothèse en entraînant un changement de décor conséquent. Nous étions au milieu du désert et nous nous retrouvons dans un environnement domestique, ce qui est éthiquement satisfaisant puisque la section glose sur le traitement équitable à réserver à l’esclave, mais non moins resserré à la sphère privée. Dans la continuité du message sinaïtique, toutefois, ce qu’indique Rashi en remarquant que le début du chapitre, par la conjonction « et », marque le lien au chapitre précédent :
וְאֵלֶּה, הַמִּשְׁפָּטִים « Et voici les statuts… »
Le message est clair : ce qui a été proclamé avec éclat sur la montagne, applique-le dans les confins de ton espace et de ton économie domestiques.
Ruth, tout le contraire. Le déconfinement : elle sort de ses limites, celles de son pays et celles de son identité. Moabite, elle part pour la Judée et y demeure ; non-juive, elle se convertit. L’exemple même d’un principe énoncé par Emmanuel Lévinas : « Sortir de chez soi pour sortir de soi ». Tout le livre de Ruth montre que l’espace de Ruth est celui de l’extériorité, du dehors, et que c’est ce qui va lui permettre de jouer son rôle dans l’histoire juive, ce qui va lui permettre la rencontre, décisive, avec Boaz. Tout le récit de Ruth se passe en plein air, de plaine (de Moav) en champ de blé, de nuit à la belle étoile en négociation « à la porte de la ville » (4, 1).
Extériorité qui sera portée à son point extrême, celui de la disparition. Une fois que Ruth a engendré, le fils est confié à Naomi et Ruth s’efface du texte au profit de la généalogie menant à David et, au-delà, à la lignée messianique. La guematria lie בן (fils) et משיח (messie) en leur reconnaissant la même valeur numérique de 52. Ce qui montre que la force messianique n’est pas étrangère à l’histoire humaine qu’au demeurant le judaïsme désigne comme une suite d’enfantements : תולדות [toldot].
L’histoire humaine et l’histoire messianique sont entrelacées. Le messianisme, ce n’est pas attendre à l’intérieur de l’histoire juive que les choses évoluent, c’est agir sur l’histoire, sortir des confins de l’histoire juive. Le messianisme est une force historique, dans l’histoire, et l’histoire juive, c’est l’histoire du messianisme en ce que le judaïsme, à ce titre, agit sur l’histoire. Ruth sort de son histoire pour la continuer dans une autre histoire. Elle entre dans le judaïsme et elle épouse Boaz (le même verbe en hébreu).
Cette force qu’est l’histoire juive n’est pas aveugle, à la différence de certaines conceptions de l’histoire en Occident ou en Orient, car elle bénéficie d’un éclairage, l’éthique telle que la conçoit et la développe le texte toraïque. L’éthique permet d’arranger le monde, ce dont il a grandement besoin, à commencer par celui de Ruth puisque les premiers mots du récit, « A l’époque où gouvernaient les Juges », sont paradoxalement inquiétants si l’on en croit le dernier verset du livre des Juges : « En ce temps-là, il n’y avait point de roi en Israël, et chacun faisait ce que bon lui semblait » (Bible du Rabbinat). Une histoire, donc, sans ordonnance, sans éclairage. Le midrash interprète l’élément céréalier dans le récit (le blé, l’orge, les meules, les bottes) justement comme une référence à la Torah, nourricière elle aussi. Et ordonnatrice.
D’où le lien à Shavouot, fête (du don) de la Torah. Ruth est une étrangère, elle n’était pas au Sinaï et pourtant le Moav dont elle vient, le midrah le lit comme mi-av, venant du père. Elle n’était pas au Sinaï mais cela ne l’empêche pas de recevoir la Torah. Car elle sort d’elle-même pour la recevoir. Au bord, au seuil, face à l’ouverture. Comme Avraham (auquel Boaz la compare au verset 2, 11) à la porte de sa tante, comme Tamar qui fit repartir la généalogie de Yehouda en se tenant, telle une prostituée, sur le bord de la route, Ruth enclenche la généalogie messianique en s’étendant sur le bord de la couche de Boaz. Se tenir au bord, prêt à sortir, ne pas être passif : le judaïsme est une volonté, une attention, une vigilance.
Après tout, les enfants d’Israël eux aussi se tenaient au bord de la montagne. Confinés pour recevoir l’infini qui, aux temps messianiques, les déconfinera à jamais.
Prenez soin de vous, prenez soin des autres, soyons unis par le cœur et l’esprit, soyons vaillants pour préserver la lumière du judaïsme et de la paix.
Alexis Nuselovici,
Président, Or Chalom
Shavouot, une respiration spirituelle
Si l’identité de Chavouot parmi les fêtes liturgiques prescrites par la Tora est liée à la place bien définie qu’elle occupe dans l’agenda hébraïque, son essence se confond avec celle du monothéisme juif, à savoir l’absence d’image représentant le divin : les trois premiers commandements sont explicites à ce sujet, qui engagent à ne faire aucune représentation de Dieu ni à invoquer son nom en vain.
Chavouot, qui célèbre la Révélation d’un Dieu transcendant et immatériel, ne peut donc se concevoir que dans le dépouillement le plus abouti, d’où l’absence des artifices qui enjolivent les autres fêtes - à l’exception notable de Kippour, qui émarge à la même particularité théologique du dénuement programmé, auquel s’ajoute l’ascèse du jeûne.
Cependant l’entendement humain ne peut appréhender un événement, aussi abstrait soit-il, sans le situer dans le temps et dans l’espace ; aussi la tradition a-t-elle finalement retenu pour Chavouot, malgré l’absence de date précise dans l’éphéméride, une place paradoxalement définie dans le temps relatif (sept semaines après Pessah). De la même manière, la veillée studieuse, quoique non assujettie à un endroit établi, trouvera sa place naturelle dans n’importe quel lieu de culte ou d’étude.
Ainsi Chavouot, tout en étant bien définie dans le temps ou l’espace, conserve sa part de mystère lié au flou entourant son déroulement.
Est-ce à cet aspect évanescent et au manque d’apparat qui l’accompagne qu’il faut attribuer le peu d’engouement dont elle bénéficie comparée aux autres fêtes du calendrier juif ?
Alors que le plus humble oratoire de quartier refuse du monde le jour de Kippour, que l’on se presse dans les cabanes de Souccot et que les places autour des tables décorées des deux soirs du Seder sont réservées longtemps à l’avance, les rabbins peinent à réunir leurs fidèles pour lire et commenter les écrits traditionnels de la Pentecôte juive.
Certes la douceur des nuits de juin n’incite pas à s’enfermer dans une synagogue dès le soir tombé… La perspective d’une glace dégustée à la terrasse d’un café après une journée de travail sous la chaleur peut dissuader plus d’un candidat de consacrer une nuit pour réfléchir sur un texte ardu, même en bonne compagnie !
Cependant, si Chavouot était réellement perçu comme le prolongement et la concrétisation logique de Pessah, et bénéficiait en conséquence de la même aura que la Pâque juive auprès de la communauté, la question de son observance inconstante ne se poserait sans doute pas.
En lui attribuant une jour défini et en lui ajoutant une once de faste, on en ferait sans doute un événement incontournable, malgré la concurrence de la fête de la musique traditionnellement célébrée à la même époque.
Souvenons-nous qu’en juin 1967, au lendemain de la la guerre des Six Jours, plus de 200000 Israéliens, pourtant loin d’être tous de fervents religieux, déferlèrent dans la vieille ville de Jérusalem fraîchement reconquise ! En venant perpétuer au Kotel le pèlerinage de Chavouot, ils ont poruvé la prégnance de cette fête dans la tradition juive et démontré de façon éclatante qu’une conjoncture exceptionnelle peut suffire à réactiver une tradition tombée en désuétude mais fermement ancrée dans l’inconscient collectif.
Admettons cependant qu’une certaine forme de confidentialité ne nuit pas à la réussite d’une veillée studieuse, et que la « surmédiatisation » de Chavouot entrerait sans doute en contradiction avec le recueillement et le sérieux qui doivent présider à cette nuit consacrée à l’étude.
Considérons-la donc comme une parenthèse silencieuse dans le déferlement des bruyants événements du début de l’été, une respiration spirituelle et intellectuelle entre Roland Garros et la Coupe du Monde, une plage de réflexion facultative mais régénérante sur notre éthique de vie et son indispensable canevas, cette Tora dont nous célébrons discrètement mais immuablement l’offrande à travers les siècles.
Avec ses discussions nocturnes et interminables, argumentées dans un climat serein et apaisé, à l’image de celui de la fin du printemps qu’elle célèbre, la fête des Semaines vient nous rappeler, année après année, notre condition précaire d’hommes libres et ce qu’elle nous a coûté, tout en nous faisant glisser en pente douce vers la saison estivale et ses vacances bienvenues.
Marc SEROKA