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Kedma

Kedma

d’Amos Gitai -

Mai 1948. Le Kedma, un vieux cargo avec à son bord des rescapés de l’Holocauste, accoste une plage palestinienne. Le rêve de la terre promise s’efface lentement.

Les soldats du Palmach, l’armée clandestine juive, aident les réfugiés à fuir l’armée britannique puis les enrôlent dans une guerre sans fin contre les Arabes.

Tout est là, la douleur, la colère, la tolérance et la haine, l’espoir fragile et la réalité inexorable. Un film singulièrement puissant à la fois pessimiste, sobre, fort et bouleversant. Kedma est un chef-d’oeuvre.

Israël, 2002

De Amos Gitaï

Scénario : Amos Gitaï, Marie-Jose Sanselme

Avec : Andrei Kashkar, Menachem Lang, Juliano Merr, Veronica Nicole, Helena Yaralova Rossa

Durée : 1h40

Critique de Télérama

Un dos de femme, en plan serré. Doucement, elle se dénude, s’allonge près de son compagnon. Ils s’étreignent brièvement, prisonniers de l’objectif, et d’une étroite couchette. L’homme se relève, la caméra le suit. Une volée de marches, il est à l’air libre. Autour de lui, une foule épuisée, entassée sur le pont supérieur d’un cargo. Des dizaines de regards anxieux scrutent la mer et guettent, au-delà des vagues, une terre si longtemps promise.

Au début du mois de mai 1948, à une poignée de jours de la proclamation de l’Etat d’Israël, le Kedma fait route vers la Palestine.

En un long plan-séquence, du dortoir-fond de cale claustrophobe à cet horizon ouvert mais incertain, Amos Gitai s’installe dans l’allégorie.

D’emblée, l’image parle d’exil, de deuils, d’illusions et d’espoirs. Comme des milliers d’autres, rescapés de la Shoah, les gens du Kedma débarquent à la sauvette sur une plage déserte. Un petit détachement de l’armée britannique surgit. C’est la débandade. Pour quelques jours encore, les Anglais exercent leur protectorat sur la Palestine et pourchassent l’immigration clandestine.

Des passagers s’échappent et sont pris en charge par quelques combattants du Palmach, l’armée secrète juive. Une poignée de personnages se laissent ainsi guider sur un chemin où la quête se confond avec la fuite. Yanoush, Rosa, Menachem, Roman...

Par petits groupes, en yiddish, en hébreu, en russe, en polonais, la parole se transmet de l’un à l’autre, comme on se passe un relais de souffrance et d’espoir, dans une succession de tableaux. Rosa se souvient de son évasion du ghetto. Menachem entonne un chant religieux. Autour d’eux, collines broussailleuses et presque grises, la campagne palestinienne semble d’abord fallacieusement vierge. Amos Gitai la filme comme une scène sans fond, théâtre de son âpre questionnement sur les origines d’Israël.

Cette terre n’est pas vierge, cette page où s’écrit l’Histoire n’est pas blanche. Des hommes et des femmes y sont chez eux depuis toujours. Les Anglais s’apprêtent à partir, laissant Juifs et Arabes face à face.

En route, quelques Juifs vont croiser une colonne de Palestiniens : « Où allez-vous ? On fuit. Qui ? Les Juifs. Et vous ? Nous, on fuit. Qui ? Les Anglais. »

Après avoir sondé la société israélienne contemporaine, le temps d’une trilogie, avec Devarim, Yom Yom et Kadosh, Amos Gitai plonge à la source du conflit israélo-palestinien, comme il avait sondé, avec Kippour, le grand traumatisme de le guerre de 1973 sur toute une génération. Méthodiquement, résolument. Il décortique les mythes fondateurs, à travers la forme même de son récit, littéraire, théâtral : une suite de saynètes où domine d’abord le verbe et où, soudain, s’insinue la violence.

Un camp apparaît en pleine nature. Les jeunes combattants du Palmach y enrôlent immédiatement les rescapés, leur mettent une mitraillette Sten dans les mains, après une expéditive démonstration, et les entraînent à l’assaut d’un village tenu par une poignée de Palestiniens. Les balles frappent au hasard, la mort est blême, les gestes absurdes, la panique ordinaire.

Entre la lente progression du discours et cette longue séquence saisissante, d’un réalisme sec, antispectaculaire, le contraste est glaçant. Les mots butent sur la mort, et lorsqu’on les entend à nouveau, ils en portent l’empreinte indélébile.

Amos Gitai charge alors son film d’un sombre lyrisme en le bouclant sur deux monologues, l’un du poète arabe Tawfik Zayad, l’autre du poète juif Haim Hazaz. Deux paroles qui en ce mois de mai 1948 ne peuvent déjà plus se rencontrer...

D’un côté c’est la foudroyante imprécation d’un paysan palestinien dans les ruines fumantes de sa terre, cette terre déchirée : « Ici nous resterons, malgré vous, comme un mur. Nous ferons des poèmes, et nous remplirons les rues de nos manifestations. Et nous remplirons vos prisons d’orgueil. Nous ferons des enfants révoltés, génération après génération ! »

Puis Yanoush, l’immigrant juif, ignoré de ses compagnons qui s’affairent et devenu littéralement fou après le choc des armes, se lance à son tour dans un discours aux reflets prophétiques, entre sanglots et colère. Il interpelle et refuse cette souffrance qui s’est imposée comme ciment identitaire, et au-delà, comme la matière même du destin d’un peuple : « L’exil, notre pyramide, avec le martyre à la base, le Messie au sommet, et le Talmud   comme livre des morts ! Des millions d’hommes, un peuple entier, qui se plonge lui-même dans la folie, pendant deux mille ans. Quel admirable, quel épouvantable peuple ! [...] Je pense... qu’Israël n’est plus un pays juif. Pas maintenant et encore moins dans l’avenir. Le temps nous le dira. Tout est foutu, fini. »

Telle est la force de Kedma, une audace tranchante, qui déchaînera sans doute les controverses : Amos Gitai stigmatise cette « fatalité » d’une guerre de conquête justifiée par le malheur, jette un brûlot crépusculaire en pleine ulcération du conflit israélo-palestinien. Et cherche à rompre, au coeur même du pessimisme des derniers mots de son film, la longue chaîne de douleur et d’exil

Cécile Mury

Bande annonce

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