C’est parce que nous sommes toujours capable d’être à l’écoute du texte et de continuer à y entendre l’écho de la voix du Sinaï que le Judaïsme peut continuer à exister et, contrairement à tant d’autres civilisations, peut ainsi éviter de devenir obsolète. Nous voudrions illustrer cette richesse de l’explication et du renouvellement du sens à partir de trois niveaux de regards différents sur la parasha Vayikra.
Premier niveau, "l’infiniment petit", celui d’une simple lettre. Le texte traditionnel de la Torah contient une anomalie dans le premier mot de notre parasha : le mot "Vayikra" (Il appela), se présente graphiquement avec sa dernière lettre, le aleph, écrite plus petite que la normale.
Les commentateurs se sont emparés de cette anomalie pour tenter de lui donner un sens. Ainsi le midrash remarque que le mot Vayikra, qui ouvre la prophétie donnée ici par Dieu à Moïse, est proche du mot Vayikar (Il se présenta) par lequel s’ouvre l’apparition de Dieu à Bilam (Nombre, chapitre 23). La différence qui existe entre la vérité de la prophétie d’Israël et l’égarement du faux prophète qu’est Bilam tient seulement à cette petite lettre aleph.
Cette caractéristique peut être rapprochée d’un très beau commentaire de l’un des maîtres du Hassidisme , Rabbi Mendel de Rymanov, qui affirmait que lors de la révélation du Sinaï, les Hébreux n’ont entendu que la première lettre du premier mot des dix commandements. Tout le reste n’a été perçu qu’à travers la transmission effectuée par Moïse, mais sans possibilité d’écouter la source directe. Or cette première lettre des dix commandements dont parle Rabbi Mendel n’est autre que cette lettre aleph, la même qui fait la différence entre Vayikra et Vayikar ! Mais tout le monde sait que cette lettre aleph est muette et n’est pas prononçable, sauf si on lui donne un son, si on lui ajoute quelque chose. La base de la prophétie d’Israël comme la base de notre connaissance de la révélation reposent donc sur quelque chose d’inaudible, un non-dit qui fait pourtant toute la différence. C’est notre capacité d’écoute de l’inaudible, de la subtilité du texte, et notre possibilité de lui donner un son-un sens, qui fait de ce texte notre héritage, encore aujourd’hui. Mais, bien sûr, le nombre de son/sens que nous allons donner à ce petit "aleph" tend vers l’infini, et à partir de cet "infiniment petit" naissent une infinité de commentaires, et de compréhension.
Deuxième niveau, celui non plus de la lettre mais de la phrase, du verset, le niveau intermédiaire. Le premier verset qui s’ouvre donc par "Vayikra" s’énonce ainsi : "Il appela Moïse et Dieu lui parla depuis la tente d’assignation en ces termes". Une question se pose immédiatement : pourquoi Dieu appelle-t-il ici Moïse avant de lui parler ? Le fait de lui parler n’est-il pas en lui-même un appel ? Le Midrash rabba explique que Moïse était resté à l’extérieur de la tente d’assignation, bien que lui-même l’ait construite. Le fait que Moïse attende modestement que Dieu l’appelle montre qu’il a su garder son savoir-vivre, malgré son intimité avec Dieu. Et le midrash d’ajouter : "tout sage qui n’a pas en lui du savoir-vivre (daat) est inférieur à une carcasse" ! Or le midrash , de façon étrange, utilise dans cette formule le mot "daat", qui veut dire connaissance, comme si le modèle de savoir-vivre proposé par Moïse ne reposait pas sur du simple bon sens, mais plutôt sur une base de connaissances acquises qui lui permet de se comporter comme il faut, non comme une simple "carcasse".
En 1782, Naftali Herz Wessely, un proche de Moïse Mendelsohn, utilisera ce midrash pour défendre l’idée d’établir des écoles juives modernes, contre l’avis des autorités de l’époque : pour être un véritable sage, il faut acquérir de la connaissance, et non pas ignorer la science et les matières générales. L’ignorance des sciences du monde transforme les soi-disant sages en sorte de carcasses vides de sens. Ainsi l’interprétation d’une phrase venant commenter un verset a donné une impulsion décisive au Judaïsme, lui permettant d’entrer de plein pied dans la modernité.
Terminons en quelques mots par le troisième niveau, celui de la globalité du texte. Vayikra n’est pas seulement le premier mot d’un verset, mais aussi le premier mot d’un livre de la Torah, celui que l’on dénomme "Lévitique" en Français. Si pendant des siècles ce sont surtout les parties "sacrificielles" de ce livre qui ont été sujettes à interprétation, à notre époque les passages "moraux et édificateurs" sont ceux qui retiennent l’attention des commentateurs. Car le contexte dans lequel nous vivons nous amène à appréhender la globalité du texte d’une manière qui nous interpelle, qui permet d’harmoniser les résonnances de notre société avec la partition musicale contenue dans le texte de la Torah.
Lettre, phrase, texte, ces trois niveaux d’écriture sont donc trois niveaux d’interprétation nous permettant de faire en sorte que, nous aussi, puissions répondre à l’appel de "Vayikra" pour entrer dans la tente d’assignation (moed) de notre période (moed).
Rabbin Alain Michel – Rabbin Massorti à Jérusalem et historien
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La Torah au temps du corona (2)
Corona Torah serait la latinisation de Keter Torah, « La couronne de la Torah », expression qui, entre autres usages, donne son titre à un long poème de Isaachar Bär ben Judah Carmoly, rabbin alsacien du 18è siècle, pur génie quant à l’érudition, l’intelligence et la créativité.
Keter, dans l’arbre de vie kabbalistique, est la plus élevée des sephirot et celle qui porte le plus haut degré d’abstraction. Irréelle telle … un virus.
Bref, il n’est pas vain de saisir le moment pour considérer le texte toraïque de la semaine et voir ce qu’il nous fait lire/entendre quant à notre présent pandémique et confiné.
Nous avons ouvert le troisième livre du Pentateuque qui porte le nom de la parasha de la semaine, « Vayikra » « Et il appela [Moïse] ». La traduction occidentale a choisi de l’intituler, d’après le grec, « Lévitique », ce qui correspond à son autre désignation en hébreu, Torat Kohanim, « L’enseignement » ou « La loi des prêtres ». Il s’agit effectivement d’un ensemble de lois liées au service sacerdotal, telles que celles concernant les sacrifices ou la pureté rituelle, ainsi que d’autres règles plus générales (les fêtes, le Jubilé, par exemple).
Sujet austère et pourtant la tradition aime à prendre le début de notre parasha pour premier texte à déchiffrer lorsque les enfants apprennent à lire. Selon le Midrash , si les esprits purs (les enfants) s’intéressent aux lois de pureté, cela leur sera compté comme une offrande sacrificielle. Premier enseignement : vous ne pouvez faire, lisez ! L’agir humain n’est pas que manuel, il est tout autant spirituel et/ou intellectuel. Lorsque nous ne pouvons mener normalement nos activités, nous pouvons réfléchir sur leur sens.
Un commentaire de Rashi sur le premier mot (repris pour le verset 10) peut se comprendre à cette lumière : il n’y eut qu’un seul appel initial qui ne se répéta pas pour chaque section du discours adressé à Moïse. Pourquoi alors des sections et donc des interruptions et non pas un énoncé continu ? L’apparent paradoxe est expliqué comme signifiant que les césures permettaient à Moïse de réfléchir/comprendre entre une section et l’autre et entre un thème et l’autre. Comprendre alors que l’enchaînement des actions ne suffit pas à leur donner une signification et qu’il est nécessaire, à cette fin, d’établir une distance et de prendre des pauses. Lorsque nous y sommes forcés, profitions de l’occasion.
La parasha est consacrée aux différents types d’offrande rituelle, à base animale ou végétale, tels que la parole divine les communique à Moïse depuis la Tente d’assignation. L’acte sacrificiel, compris comme le symbole de l’engagement du sujet juif dans le vivre-ensemble de sa communauté – remplacé aujourd’hui par la prière et par l’étude –, prend en charge diverses situations de la vie individuelle et de la vie sociale, depuis la transgression d’un interdit jusqu’au faux serment prêté à autrui, c’est-à-dire qu’un même principe de responsabilité relie nos actions, qu’elles soient accomplies en public ou en privé. Deuxième enseignement : l’identité juive, fidèle à l’éthique que suggère le texte toraïque, n’est pas mise en suspens par des conditions de confinement ; elle s’exerce et se décline au dedans comme au dehors de la maison. L’apparaître n’est pas l’être, notre personnalité n’existe pas que socialisée, dans le seul regard et l’évaluation des autres.
Dans le tout premier mot de la parasha , « vayikra », l’aleph final est inscrit plus petit que les autres lettres. Un commentaire classique rapporte l’anomalie, initiée par le premier scribe, Moïse lui-même, à une qualité de celui qui est ainsi appelé : si Moïse est rabbenou, notre maître, c’est notamment pour son exemplaire humilité. Troisième enseignement : Que le confinement nous apprenne à être plus petits et à accepter qu’il est des forces plus puissantes que nos égocentrismes.
Prenez soin de vous, prenez soin des autres, soyons unis par le cœur et l’esprit, soyons vaillants pour préserver la lumière du judaïsme et de la paix.
Alexis Nuselovici,
Président, Or Chalom