Des coutumes étranges
Il y a d’abord eu ces gosses, que l’on voyait traverser les rues de Jérusalem chargés de bois mort et de planches vermoulues, par deux, avec cet air vaguement religieux qu’ont les gens d’ici chaque fois qu’ils accomplissent une action, même banale. Transporter du bois d’un endroit à un autre pouvant être considéré comme une action banale, j’ai tenté de comprendre ce qui se passait sans chercher midi à quatorze heures et imaginé plusieurs scénarios :
• à l’approche de la belle saison (ou plutôt : de la saison brûlante...) et des grandes vacances, les enfants commencent à envahir les jardins des grand-mères et y construisent des cabanes ;
• en prévision du prochain hiver, les parents soucieux du confort familial et connaissant le peu d’efficacité des systèmes de chauffage, envoient leur Cosette faire provision de petit bois ;
• la municipalité a lancé une grande opération de nettoyage à l’initiative du KKL et ces jeunes citadins zélés récoltent tout ce qui traîne dans les forêts...
J’ai tout faux, évidemment, mais il me faudra attendre le 14 mai pour le comprendre. La réalité surprend toujours, et dans ce coin du monde plus qu’ailleurs. Le fameux lundi, donc, dès trois heures de l’après-midi, j’aperçois ça et là, sur le bord des routes, de jeunes garçons en train de disposer leur fameux bois en savants arrangements, consciencieux, par groupes de deux ou trois, puis, une fois leur tâche achevée, rester à monter la garde autour de leur œuvre. Trois heures plus tard, le moindre jardin public, le plus petit coin de parking est occupé par des groupes de plus en plus nombreux venus réserver leur place et disposer leur butin. Plus de doute, il se mijote quelque chose... Et le soleil n’est pas encore couché que déjà, en longues processions, de jeunes parents avec poussettes envahissent les trottoirs pour rejoindre d’autres jeunes parents avec poussettes. Ce sont eux qui, vers six heures, font jaillir les premières flammes et monter des odeurs de kebabs dans l’atmosphère encore chaude. Les enfants des « ganei yeladim », jardins d’enfants et écoles maternelles, ont ouvert les festivités. Dans le ciel, deux hélicoptères décrivent des rondes incessantes. Deux heures plus tard, c’est au tour des familles, grands-parents compris, bien sûr (les retraités, ici, sont aux petits soins), de gratter leurs allumettes après avoir déchargé branchages et vieux meubles entassés pêle-mêle sur les toits des voitures. Ça y est, la nuit est tombée et de toutes parts, les flammes s’élancent, le bois crépite. On confectionne du pain que l’on fait cuire sur le feu, on s’impatiente de voir la cuisson des saucisses s’éterniser, on bavarde, on chante et on danse. Les enfants, au comble de l’excitation, courent partout ou enfilent des marshmallows sur des bâtons pour les faire rôtir. Un peu plus tard, ils fausseront compagnie aux parents pour aller rejoindre leurs copains de classe ou leur mouvement de jeunesse et regarder brûler le feu jusqu’au bout de la nuit...
Bref, c’est la fête...
La fête, mais quelle fête ? Pessah s’est achevé depuis trois bonnes semaines et Chavouot n’est pas pour tout de suite. Côté "hiloni" (laïque), nous avons déjà eu Yom Haatsmaout (avec barbecues, certes, mais plus classiques) et nous aurons Yom Yerouchalaïm le 26. Alors ? Je mène l’enquête, avec un indice : nous sommes le trente-troisième jour de l’Omer.
Je n’ai pas à me creuser la tête bien longtemps : le premier bambin interrogé lâche l’information : Lag Baomer. Parfait, j’avance. Je me tourne alors vers les adultes : Lag Baomer, c’est quoi au juste ? Je reçois des réponses diverses et variées, selon la tenue vestimentaire de mes interlocuteurs :
• La fin de la période de deuil qui suit la destruction du second Temple. On peut à nouveau se marier, danser, écouter de la musique...
• L’anniversaire du décès de Rabbi Shimon Bar Yohaï, grand sage et virulent adversaire de l’occupation romaine, qui dut vivre caché au fond d’une grotte treize années durant.
• La commémoration d’un miracle : le trente-troisième jour de l’Omer, une épidémie qui sévissait et avait emporté non moins de 24 000 élèves de Rabbi Akiva (et bien d’autres) s’est arrêtée net.
Peut-être aurais-je récolté encore maintes explications si j’avais poursuivi mes investigations, mais le stock de merguez diminuait à vue d’œil et mon estomac criait famine. Une fois rassasiée (et malgré un désir pressant de me plonger dans un bain pour me délivrer de cette tenace odeur de brûlé qui recouvrait la ville entière), je n’ai pas voulu rentrer chez moi sans la réponse à une autre question, qui me semblait tout de même cruciale. Par chance, j’avais un rabbin sous la main et par miracle, il parlait français :
• Au fait, pourquoi allume-t-on des feux à Lag Baomer ?
• C’est en souvenir de la résistance à l’occupation romaine : les Juifs rebelles allumaient des feux sur les collines pour prévenir leurs frères de l’approche des troupes ennemies...
Voilà, c’est tout ce que j’ai pu récolter et je n’ai rien vérifié, parce qu’après tout, cela n’a guère d’importance. L’essentiel, n’est-ce pas, c’est que les enfants d’Israël s’amusent, et pas seulement les petits...
Dominique Touboul
Neuf mois plus tard…
C’est donc ainsi, en l’espace de quelques mois, que l’on passe, si ce n’est aisément, du moins sans trop d’efforts, du statut de olé hadach à celui de familier… Mais familier de quoi, au fond ?
De ces rues débordantes d’une foule compacte d’hommes et de femmes aux vêtements sombres, dont les enfants chahutent en yiddish dans des arrière-cours fleuries et encombrées de tout un fatras de meubles vermoulus et de tôles rouillées ? De ces quartiers parcourus par une foule hétéroclite et multicolore, qui se presse, à toute heure, aux terrasses des cafés et restaurants, pour y dévorer avec appétit les meilleurs falafels et shawarmas de la ville, évidemment ?
Familiers peut-être des disputes énergiques et hautes en couleur, qui éclatent de façon inattendue, entre un employé de la poste, pourtant placide et aimable la plupart du temps, et la vieille dame allemande qui vous précède dans la file d’attente ? L’objet de la dispute n’est jamais vraiment clair, mais ses conséquences, elles, sont on ne peut plus limpides et c’est le visage rouge d’une colère à peine digérée que ledit employé jette sur le comptoir les quelques timbres que vous êtes venu acheter, tandis que la vieille dame s’éloigne dignement, tremblotant légèrement sur sa canne en argent ciselé.
Peut-être s’est-on également habitué à ce temps, qui rythme la vie d’une façon si particulière et qui est si différent de celui que l’on connaît en Europe ? À ces semaines, dont tous les jours semblent courir vers le chabbat, à cette sonnerie qui, le vendredi soir, consacre l’entrée de la ville dans un temps à part ? À ce détachement, qui unit et désunit les habitants de Jérusalem en ce jour particulier ?
Familiers encore des légendaires grillades de Yom Haatsmaout, lorsque s’élève, de tous les parcs et jardins de Jérusalem, une fumée épaisse et odorante ? Des feux de Lag Baomer ? Des célèbres échappées du samedi soir, lorsque la ville se réveille et que des flots humains coulent vers les grands centres commerciaux pour s’y adonner, avec délices, à de longues « soirées shopping » ?
Peut-être est-ce de tout cela que l’on est devenu familier, peut-être aussi que toutes ces facettes d’un quotidien que nous n’appréhendons encore que maladroitement, à la manière d’un touriste de longue date, nous changent-elles en profondeur, doucement et sans que nous y prêtions vraiment attention, jusqu’à ce que nous finissions par oublier qu’il n’y a pas si longtemps encore, nous faisions partie de cette communauté majoritaire en Israël : les olim hadachim !
Elisabeth Kern