Jeune juive hollandaise née en 1914, assassinée à Auschwitz en 1943, Esther Hillesum a laissé un bouleversant témoignage d’amour de Dieu, de la vie et de l’humanité.
En 1941, elle commence à tenir un journal intime, dans lequel elle relate la spirale inexorable des restrictions des droits et des persécutions qui amènent en masse les juifs néerlandais vers les camps de transit, puis vers la mort en déportation. D’innombrables notations font de ce texte, et de ses lettres de Westerbork, camp de transit proche d’Amsterdam, où elle séjourna à plusieurs reprises, des documents historiques de premier plan pour l’étude de l’histoire des Juifs des Pays-Bas pendant la guerre. Dans son journal, elle évoque aussi son évolution spirituelle profonde et intense.
Dans son journal, Etty Hillesum s’adresse toujours à quelqu’un, à un tu qui met en scène le je qui parle. Si ce tu peut être tout simplement elle-même, ou bien son ami Julius Spier, il est le plus souvent Dieu lui-même.
D’Etty Hillesum, on sait peu de chose. Quelques éléments biographiques. Et ce que ses écrits permettent d’entrevoir de sa personnalité : une intelligence d’une rare acuité, un total esprit de liberté, un formidable désir de vivre « au dehors comme au dedans ».
D’elle, on connaît cependant l’essentiel : la force d’une foi inébranlable dans la vie, l’humanité, et en Dieu, en dépit de l’étau de haine qui a enserré son pays et son peuple.
Au départ elle ne connaissait pas grand chose du judaïsme et des grands textes de la mystique juive, inaccessibles sans l’hébreu. Sa formation textuelle se fait donc au hasard de ce qu’elle trouve à lire. La Bible, Rilke, Dostoïevski, et des mystiques chrétiens qui ne sont pas sans influence dans son parcours intérieur. Son chemin mystique est donc avant tout solitaire, intérieur et autodidacte. Le résultat est un journal avec des pages d’une très grande force.
Une femme passionnée
C’est pour clarifier ses pensées et dompter ses démons intérieurs qu’Etty Hillesum a entrepris d’écrire son journal. D’une nature « trop sensuelle et trop possessive », elle était alors psychiquement instable, alternant moments d’euphorie et graves crises d’abattement. Sa vie sentimentale était également assez mouvementée. Ses pensées filaient en tous sens et son imagination s’emballait à la moindre occasion. Mais en février 1941, elle a fait une rencontre décisive. Celle de Julius Spier, juif berlinois réfugié à Amsterdam, disciple de Jung et psychothérapeute hors norme, qu’elle a décidé de consulter pour qu’il l’aide « à se sentir bien dans sa peau ».
Ces deux êtres vont flamber au contact l’un de l’autre, ce qui n’ira pas sans souffrance, car Spier a promis fidélité à Herta, réfugiée à Londres…
Face à Dieu au cœur de la Shoa
Sur le front des événements, Etty cherche aussi à harmoniser les pensées contradictoires qui surgissent en elle et travaille à se délivrer de la haine qui face aux persécutions s’empare d’elle. « Petit champ de bataille où se vident les querelles et les questions posées par son époque », elle se trouve réduite à un nœud d’angoisses et assaillie de terribles migraines. Mais elle résiste, maniant l’humour, faisant le tri dans son chaos intérieur, trouvant aussi auprès de Julius Spier l’apaisement dont elle a besoin. Au cœur de la tourmente, elle parle à Dieu « courbée par une volonté plus forte que la mienne », guidée « par une urgence intérieure ».
« Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu », « des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. »
La seconde année d’occupation allemande sera plus menaçante. Alors que la terreur nazie ne cesse de s’accroître, Etty travaille sans relâche sur elle-même, attentive à tout ce qu’elle vit, et apprend à accueillir avec simplicité et gratitude la beauté de cette vie.
Sa relation avec Spier s’est intensifiée, mais aussi épurée, devenue respectueuse de la liberté de l’autre, et bientôt indestructible.
Spier, qu’elle appellera « l’accoucheur de son âme », l’a ouverte à l’amour de Dieu. Ce double amour va l’ouvrir à l’amour des autres. Si elle se retire dans le silence quand elle le peut, recherche la compagnie de ceux qui « peuplent sa vie » – les grands écrivains et poursuit sa conversation avec celui qu’elle tutoie désormais à l’intérieur d’elle-même, elle scrute avec la même intensité, et une grande lucidité, la réalité.
« Je ne me sauve devant rien, écrit-elle le 26 mai 1942, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme si souvent introuvable. Enseveli parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes. »
Sa capacité d’émerveillement son amour pour la vie, les humains et Dieu ne cesse pas, au contraire.
Elle-même s’adapte aux conditions qui ne cessent de se détériorer, renonçant peu à peu aux petits plaisirs qu’elle s’accordait encore parfois, comme une tasse de chocolat Van Houten.
Bientôt, elle consentira aussi à être séparée de Spier. « Mon amour pour lui doit être un réservoir de force et d’amour à donner à tous ceux qui en ont besoin ; à l’inverse, l’amour et la sollicitude qu’il m’inspire ne doivent pas me ronger au point de me priver de toutes mes forces. Car cela, ce serait de l’égoïsme. Et même dans la souffrance, on peut puiser de la force », note-t-elle le 7 juillet.
La veille, elle a écrit : « Tout mon être est en train de se métamorphoser en une grande prière pour lui. Et pourquoi seulement pour lui ? Pourquoi pas pour tous les autres ? »
Le camps de Westerbork
Le 12 juillet 1942, en écoutant la BBC, elle comprend la réalité du processus d’extermination des juifs. Son souci de donner un abri de fortune à Dieu au cœur de chaque cœur humain est désormais le centre de sa foi et de ses préoccupations, et ne fera que grandir.
Le 15 juillet 1942, elle entre avec réticence et même répugnance au Conseil juif.
Au début du mois d’août, « petit fragment du destin de masse », elle se rend comme volontaire pour la première fois au camp de Westerbork. Plus que jamais, il lui faut vivre pour les autres. Elle porte à tous ceux qui l’entourent une attention pleine de tendresse, sans rien abandonner de sa curiosité intellectuelle (elle a emporté avec elle des livres de ses auteurs préférés, mais aussi le Coran et le Talmud ), de sa capacité d’émerveillement et de son amour pour la vie, les humains, et Dieu.
"Toute l’Europe se change peu à peu en un immense camp. Toute l’Europe pourra bientôt disposer du même genre d’amères expériences. Si nous nous bornons à nous rapporter mutuellement les faits nus : familles dispersées, biens pillés, libertés confisquées, nous risquons la monotonie. Et les barbelés et la ratatouille quotidienne n’offrent pas matière à anecdotes piquantes pour les gens de l’extérieur – je me demande d’ailleurs combien il restera de gens à l’extérieur si l’Histoire continue à suivre longtemps encore le cours où elle s’est engagée."
Le 18 août 1943, dans une lettre à Tide, elle recopie un extrait de son journal : « Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue . Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel, j’ai parfois le visage inondé de larmes – unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m’inondent parfois le visage, et c’est ma prière. »
L’Amour fort que la mort
À la dernière page de son journal, elle écrira encore quelques mots inoubliables : « J’ai rompu mon corps comme le pain et l’ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas ? Car ils étaient affamés et sortaient de longues privations », avant de s’écrier enfin : « On voudrait être un baume versé sur tant de plaies. »
Les ultimes lignes qu’elle prendra le temps de griffonner sur une carte avant de la jeter du train qui l’emportera vers Auschwitz commencent ainsi : « J’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : ‘‘Le Seigneur est ma chambre haute’’. »
Les éditions du Seuil publient l’intégralité de ses écrits.
Citations
Je me recueille en moi-même. Et ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu ».
Être à l’écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais par une urgence intérieure. Et ce n’est qu’un début. Je le sais. Mais les premiers balbutiements sont passés, les fondements sont jetés.
Tout progresse selon un rythme profond propre à chacun de nous et l’on devrait apprendre aux gens à écouter et respecter ce rythme : c’est ce qu’un être humain peut apprendre de plus important en cette vie.
Je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la place de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. Enseveli parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes.
Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu’on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d’autres termes si la partie passive est immunisée contre toute forme d’humiliation, les humiliations infligées s’évanouissent en fumée. Ce qui reste, ce sont des mesures vexatoires qui bouleversent la vie quotidienne, mais non cette humiliation ou cette oppression qui accable l’âme.
Nous n’avons qu’à prier de toutes nos forces pour que la situation s’améliore, tant que nous sommes capables moralement d’accueillir cette amélioration. Quand la haine aura fait de nous des bêtes féroces, comme eux, il sera trop tard.
En fait, je n’ai pas peur. Pourtant, je ne suis pas brave, mais j’ai le sentiment d’avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de chacun. […] J’aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique, sachant parfaitement que ces garçons sont à plaindre tant qu’ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l’humanité. Ce qui est criminel, c’est le système qui utilise des types comme ça.
La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, [...], il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toutes normes [...] il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.
Je suis de ceux qui préfèrent continuer à se laisser flotter sur le dos les yeux tournés vers le ciel.
Et puisque, désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense.
Mes enfants, je suis pleine de bonheur et de gratitude, je trouve la vie si belle et si riche de sens. Mais oui, belle et riche de sens, au moment même où je me tiens au chevet de mon ami mort – mort beaucoup trop jeune – et où je me prépare à être déportée d’un jour à l’autre vers des régions inconnues. Mon Dieu, je te suis si reconnaissante de tout.
Regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. A l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, d’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Quand je dis, j’ai réglé mes comptes avec la vie, cela veut dire : l’éventualité de la mort est intégrée dans ma vie. En excluant la mort de sa vie, on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant, on élargit et on enrichit sa vie.
Je vais t’aider mon dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparait de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider - et ce faisant nous aider nous même.
Une âme est un composé de feu et de cristal de roche. Austère et dure comme l’Ancien Testament, mais douce comme le geste délicat du bout de ses doigts lorsqu’il caressait, parfois, mes cils.
Conférence enregistrée
En novembre 2011, le rabbin Yeshaya Dalsace était invité par un cercle chrétien à faire une conférence "un regard juif sur Etty Hillesum". La voici :
http://massorti.com/son/cours/Rabbi...
Messages
Magnifique expérience de vie avec Dieu...
Y at’il d’autres articles, écrit sur elle par des rabbins ?
MERCI
J’ai écouté la conférence du rabbin Yeshaya Dalsace, et j’avoue que j’ai été déçu. Il a le mérite de donner honnêtement son point de vue, juif, quand on entend surtout celui des chrétiens (avec souvent une tendance à la récupération alors qu’Etty, c’est un fait, ne s’est pas convertie au christianisme) mais j’aurais aimé une mise en perspective du cheminement intérieur d’Etty Hillesum avec la mystique juive précisément. Je suis persuadé que c’est par la voie de l’intériorité, de la spiritualité vécue, que chacun peut en arriver à comprendre et à aimer l’autre, dans ses différences, notamment religieuse, parce que la création et en particulier, la vie humaine, a un rapport si intime avec D.ieu qu’elle est totalement indissociable de Lui (sans qu’on puisse les identifier purement et simplement), et que D.ieu étant unique - un seul D.ieu -, toute spiritualité authentique et surtout toute personne sincère expriment la même Présence commune à tous.
J’entends bien la critique. Mais deux points :
• La question de la récupération d’Etty Hillesum par le monde chrétien est fondamentale et il faut tenir ferme là-dessus. Or ce n’est pas si simple et il y a une certaine tendance à la récupérer en effet dans certains milieux chrétiens dont la fascination pour cette femme me parait parfois douteuse.
• Dans son rapport à la mystique, Etty Hillesum ne fait pas référence à la mystique juive qu’elle ignore. Elle me semble un électron libre et une sorte d’autodidacte qui fonctionne surtout d’après ses propres expériences et rencontres. Une partie de celles-ci sont liées à la culture chrétienne dominante (sa lecture des Evangiles par exemple ou son idée de prier spontanément à genoux ce qui n’est pas une pratique juive). Ce serait donc abusif que de la situer dans une lignée mystique juive quelconque. Elle signale, peu avant sa déportation, vouloir élargir son champs de connaissance à des sources juives, mais elle en était encore loin du fait du manque d’éducation juive et de méconnaissance totale de l’hébreu. Pour autant, elle ne fut jamais chrétienne et parle en effet de Dieu à la manière juive, une entité abstraite, intime, universelle et indéfinissable…
Merci de votre intérêt et écoute
Yeshaya Dalsace