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Les Alliés ont-ils abandonné les juifs ?

Les Alliés ont-ils abandonné les juifs ?

A l’heure des repentances, un roman relance la terrible accusation lancée contre les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Roosevelt et Churchill devant le tribunal de l’Histoire.

D’abord, il y a la polémique. Celle qui a opposé Claude Lanzmann, le réalisateur de "Shoah", à Yannick Haenel, auteur d’un roman remarqué : "Jan Karski" (Gallimard).

Au centre de cette controverse : le destin d’un héros de la Résistance polonaise au nazisme qui, en juillet 1943, témoigna de la solution finale devant Roosevelt.

Peut-on, avec Haenel, conclure de ce témoignage que les juifs ont été abandonnés par les Alliés, qu’"il n’y a eu ni vainqueurs ni vaincus en 1945", mais seulement "des complices et des menteurs" ? "Les juifs n’étaient pas au centre du monde pendant la guerre", répondent ici Claude Lanzmann et l’historienne Annette Wieviorka, qui dénoncent une mise en scène erronée, anachronique, de l’histoire.

Pour en juger, le mieux est d’en revenir aux faits. Le Nouvel Observateur publie les extraits les plus significatifs du livre de Jan Karski "Mon témoignage devant le monde", que réédite aujourd’hui Robert Laffont. Et Claude Weill présente les pièces du dossier…

1) Que savaient les Alliés ?

A question simple, réponse complexe. "Tout", ont cru pouvoir affirmer certains historiens dans les années 1970 et 1980 en se fondant sur la masse de rapports et de témoignages parvenus à Londres et à Washington relatant les persécutions commises contre les juifs d’Europe par le régime nazi. Mais, outre la difficulté qu’il y a à penser l’impensable, il convient de souligner que ces éléments, noyés dans le flot quotidien d’informations venues de tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale, furent longtemps fragmentaires, imprécis, mêlés de faits douteux qui pouvaient passer – parfois à juste titre – pour des rumeurs ou des fantasmagories.

De sorte que la question n’est pas seulement de savoir de quels renseignements disposaient les dirigeants américains et britanniques, mais à partir de quand il leur a été possible de se faire une vision claire, cohérente, "acceptable" de ce qu’on n’appelait pas encore le "génocide".
Dès l’invasion de l’URSS, les services secrets britanniques, qui ont réussi à décrypter une partie des codes utilisés par les nazis, mentionnent les exécutions massives perpétrées par l’armée allemande en territoire soviétique et identifient bientôt les populations juives comme étant les victimes principales de ces « boucheries ». Une succession de rapports, certains lus et annotés par Churchill, décrivent quasiment au jour le jour les prémices de ce qu’on nommera beaucoup plus tard "la Shoah par balles". Dans une note de synthèse, le 12 septembre 1941, les services britanniques estiment que les chiffres collectés constituent "une preuve décisive d’une politique d’intimidation sauvage, sinon d’une extermination définitive" [des juifs] (1). Le même jour, l’état-major du Secret Intelligence Service (SIS) indique que les rapports d’exécutions ne figureront plus dans les comptes rendus destinés au Premier ministre : "Le fait que la police exécute tous les juifs qui lui tombent entre les mains devrait être suffisamment connu désormais." La priorité, pour le SIS, n’est pas là : c’est d’informer le gouvernement sur la situation militaire et la capacité de résistance de l’Armée rouge.

Les services américains n’ont pas eu connaissance des messages décryptés par le SIS.

Mais les Etats-Unis, neutres jusqu’à Pearl Harbor (décembre 1941), avaient des correspondants de presse et des diplomates en Allemagne.

Ceux-ci ne manquèrent pas de signaler l’aggravation de politique antisémite et les déportations de juifs allemands vers l’Est. Différents articles sur les atrocités commises en URSS parurent à l’automne 1941 dans la presse américaine. Généralement en pages intérieures, et avec les conditionnels de rigueur. L’impact sur l’opinion en fut limité. Depuis les années 1930 et la nuit de Cristal, il n’était que trop connu que les nazis haïssaient les juifs.

Le tournant de 1942 dans le traitement de la "question juive" – c’est-à-dire la mise en œuvre d’un processus industriel de mise à mort – était sans doute le secret le mieux gardé de l’Allemagne nazie. Secret assez vite éventé pourtant. Parmi différents rapports émanant de sources polonaises et juives – "pour l’essentiel corrects", reconnaîtra à l’automne 1943 un mémo interne du Département d’Etat, mais "parfois confus et contradictoires, et intégrant des histoires qui étaient manifestement des reliquats des récits horrifiques de la Première Guerre" –, deux témoignages de première main, au milieu de l’année 1942, allaient donner la juste mesure de ce qui se passait au cœur de l’Europe occupée.

Le 30 juillet, soit quelques jours après l’inspection de Himmler à Auschwitz au cours de laquelle il avait approuvé le projet d’extension du camp, un industriel allemand nommé Schulte révéla à un collègue suisse l’existence d’un plan d’extermination des juifs d’Europe et lui demanda de transmettre l’information à Churchill et à Roosevelt.

Celle-ci parvint à Gerhart Riegner, représentant du Congrès juif mondial à Genève, qui la communiqua aussitôt aux consulats américain et britannique. Le télégramme de Riegner, daté du 8 août, mérite d’être cité intégralement :

"Reçu nouvelle alarmante qu’au quartier général du Führer discussion et examen d’un plan selon lequel après déportation et concentration à l’Est tous les juifs des pays occupés ou contrôlés par l’Allemagne représentant 3,5 à 4 millions de personnes doivent être exterminés d’un coup pour résoudre définitivement la question juive en Europe. Exécution prévue pour l’automne, méthodes à l’examen, y compris acide prussique".

A quoi Riegner ajouta, par rigueur intellectuelle : "Transmettons information sous toutes réserves, son exactitude ne pouvant être confirmée".

Schulte ne se trompait guère que sur le calendrier : le projet n’était pas à l’examen, mais déjà en cours d’exécution. L’automne à venir ne verrait pas son achèvement, mais la montée en puissance d’un processus qui se poursuivra jusqu’à l’effondrement du Reich.

Au Foreign Office et au Département d’Etat, le message de Riegner créa d’abord doutes et embarras. Malgré (ou à cause de ?) ce que l’on savait déjà, un tel plan passait l’entendement.

Avant de songer à rendre l’information publique, les Américains décidèrent de mener des investigations complémentaires. Et Sumner Welles, sous-secrétaire d’Etat, pria fermement le rabbin   Stephen Wise, président du Congrès juif américain, également destinataire du télégramme, de garder le silence jusqu’à plus ample informé. Ce qu’il accepta. L’affaire traîna en longueur.

Fin novembre, enfin, Welles convoqua Wise et lui confirma que les dires de Riegner étaient fondés. Le rabbin   organisa des conférences de presse à New York et à Washington.

Le New York Herald Tribune reprit son récit, le 25 novembre, et titra prudemment : "Wise déclare que Hitler a donné l’ordre de tuer 4 millions de juifs en 1942". C’était la première fois qu’une telle information était livrée au grand public. Les journaux n’en firent pas leurs gros titres. L’attention de la presse américaine – y compris de la presse juive – était tournée vers les opérations militaires en Afrique du Nord et dans le Pacifique.

Par un hasard de l’histoire, ce même 25 novembre arrivait à Londres le résistant polonais Jan Kozielewski. Jan Karski – son nom de code – a réussi à pénétrer dans le ghetto de Varsovie et a assisté à une exécution de masse près du camp de Belzec. Il est un des rares témoins directs de l’extermination. Le seul qui ait jamais pu rapporter aux dirigeants alliés ce qu’il a vu de ses propres yeux.

D’abord à Anthony Eden, ministre britannique des Affaires étrangères. Puis, le 28 juillet 1943, à Roosevelt lui-même. Il existe plusieurs comptes rendus des entretiens que Karski eut à Londres avec différentes personnalités britanniques et polonaises. Le plus détaillé émane de deux représentants juifs du Conseil national polonais à Londres.

Il fait plus que corroborer le télégramme de Riegner : Karski désigne nommément les camps d’extermination de Belzec, Treblinka et Sobibor et donne des indications chiffrées : "Sur les 3,5 millions de juifs de Pologne et 500.000 à 700.000 qui avaient été amenés là des autres pays conquis par les nazis, seul un petit nombre ont survécu".

Un dernier document, bien plus tardif, achèvera de donner un tableau à peu près complet de la solution finale : il a été rédigé au printemps 1944 par Rudolf Vrba et Alfred Wetzler.

Ces deux déportés slovaques ont réussi à s’évader d’Auschwitz le 7 avril 1944. Leur rapport, d’une trentaine de pages, est achevé à la fin du mois et aussitôt traduit en plusieurs langues.

Remis en Suisse au représentant de l’OSS (Office of Strategic Services, ancêtre de la CIA), il parvient aux Etats-Unis à la mi-juin. Il décrit avec précision l’activité et le modus operandi de la plus grande usine de mort jamais conçue : la sélection, les chambres à gaz, le calendrier des déportations, tout est là. Mais il est bien tard...

2) Pourquoi les Alliés n’ont-ils pas alerté l’opinion ?

Ils l’ont fait. Mais avec retard, et souvent d’une manière allusive et vague. Pour des raisons que l’on ne peut comprendre si l’on analyse la psychologie et la politique des acteurs d’alors avec le regard d’aujourd’hui.

Lorsque Churchill, en août 1941, dénonça les "exécutions perpétrées de sang-froid contre les patriotes russes qui défendent leur terre natale", il ignorait encore que ce "crime sans nom" visait principalement les juifs.

Le fait devint bientôt évident et le ministère de l’Information ouvrit un dossier spécial intitulé "Rapports sur les juifs".

Dans le rapport du 22 janvier 1942, on peut lire : "Les Allemands poursuivent clairement une politique d’extermination envers les juifs".

Les Britanniques s’en tinrent pourtant à la ligne qu’ils s’étaient fixée : concernant la divulgation des crimes nazis, "l’horreur [devait] être utilisée avec beaucoup de modération", en évitant de se centrer sur les victimes juives (note du ministère de l’Information, juillet 1941).

En novembre, le Premier ministre laissa entrevoir la vérité dans un message au "Jewish Chronicle" : "Personne n’a subi plus cruellement que les juifs ces fléaux innommables répandus par Hitler".

Mais, pour des mois encore, Londres ne jugea utile ni souhaitable de livrer à l’opinion britannique et internationale les faits précis en sa possession. Et la Grande-Bretagne ne faisait pas exception. Les gouvernements alliés réunis en juin 1942 au Saint-James Palace de Londres signèrent une motion commune appelant à ce que les responsables de crimes contre les civils soient jugés après la guerre. Le sort des juifs n’y était pas expressément mentionné.

Les historiens se sont employés à identifier les raisons de cette "discrétion".

Incapacité à penser la question juive dans sa singularité, parmi les innombrables malheurs du temps. Répugnance à distinguer parmi les victimes du nazisme. Volonté de ne pas retomber dans les erreurs de la guerre de 1914, en répandant des récits qui paraîtraient peu fiables – et nombre de responsables restaient d’ailleurs convaincus que les Polonais et les juifs exagéraient "pour faire monter la pression".

Mais aussi crainte d’affaiblir politiquement la cause des Alliés : le régime nazi devait être présenté comme l’ennemi du genre humain tout entier. Se focaliser sur les souffrances des juifs, alors que l’antisémitisme était encore vivace en Europe et aux Etats-Unis, risquait de lézarder l’union sacrée. Pis : de donner prise à la propagande nazie selon laquelle les Alliés faisaient la guerre pour le compte des juifs – ce qui avait été un leitmotiv de l’extrême-droite isolationniste américaine dans sa campagne contre Roosevelt et le "Jew Deal".

Sur le plan international, enfin, il était crucial pour Londres et Washington de montrer qu’ils portaient une égale attention à tous les peuples opprimés par les nazis.

A mesure que les informations s’accumulaient, le mur du silence se fissura.

Tour à tour, le New York Times, la BBC, le Daily Telegraph, le Times relatèrent l’ampleur des persécutions antijuives.

Le 21 juillet, le président Roosevelt exprima la sympathie du peuple américain envers ses « concitoyens juifs » et employa pour la première fois le mot « exterminer ». Mais en des termes ambigus qui ne distinguaient pas nettement les juifs parmi "toutes les victimes des crimes nazis".

Dans la même veine, il déclarera le 21 août que la politique nazie "pouvait même conduire à l’extermination de certaines populations". On était alors dans l’attente d’une vérification du télégramme de Riegner. Avec sa divulgation, un verrou sauta.

Le 2 décembre 1942, le New York Times publiait en une un éditorial annonçant que 5 millions de juifs étaient concernés par l’extermination.

Le même jour, l’ambassadeur soviétique à Washington se prononçait, de son propre chef, en faveur d’une déclaration des Alliés. Le gouvernement polonais plaidait dans le même sens.

Le 7, Eden câbla à son ambassadeur à Washington qu’il avait désormais peu de doutes sur le fait que les Allemands avaient bien planifié d’exterminer les juifs. Et le 8, Londres transmit à Washington la première version de ce qui devait être la déclaration du 17 décembre, par laquelle les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS, au plus haut niveau, reconnaissaient la réalité de la solution finale et s’engageaient à châtier les coupables. Eden lut la déclaration à la Chambre des Communes, qui observa une minute de silence.

Le retentissement fut "beaucoup plus impressionnant que je ne l’aurais cru", note Eden dans son journal. Consigne fut donnée à la BBC d’accorder le plus large écho à la déclaration. Le service européen la diffusa pendant une semaine, plusieurs fois par jour, en direction des pays occupés.

En janvier 1943, la Royal Air Force largua au-dessus de l’Allemagne 1,2 million de tracts décrivant le programme d’extermination nazi.

Aux Etats-Unis, CBS y consacra deux émissions. Le monde désormais savait – même si beaucoup continuèrent de refuser cette vérité ("J’ai la certitude que nous faisons une erreur en ajoutant foi publiquement à cette histoire de chambres à gaz", écrira encore en août 1943 le président du British Joint Intelligence Committee Victor Cavendish-Bentinck) ; même s’il faudrait encore des années, le choc de la libération des camps, le patient travail des historiens, avant que les esprits ne finissent par penser l’impensable.

3) Les juifs ont-ils été "abandonnés" ?

A l’heure de la victoire, on aurait sans doute stupéfié les dirigeants alliés si on leur avait dit qu’ils devraient un jour comparaître devant le tribunal de l’Histoire pour « Abandon des juifs », selon le titre du livre-réquisitoire publié en 1984 par David Wyman.

Et, plus étonnant encore, que leurs successeurs plaideraient plus ou moins coupables, à l’image de Bill Clinton déclarant, lors de l’inauguration du Musée du Mémorial de Washington : Les Etats-Unis "ont fait beaucoup trop peu".

La majorité des historiens, pourtant, sont aujourd’hui enclins à accorder aux Alliés de larges circonstances atténuantes.

Examinons l’acte d’accusation.

– La mollesse de la politique de sauvetage.

Après le 17 décembre 1942, les pressions s’intensifièrent sur le gouvernement britannique, émanant notamment de l’archevêque de Canterbury et de membres du Parlement, afin qu’il prenne des dispositions pour sauver ceux qui pouvaient encore l’être. Un nouveau comité du cabinet de guerre fut chargé d’étudier les mesures envisageables pour l’accueil des réfugiés. Sa première réunion, le 31 décembre, permit surtout de lister les problèmes que poserait un exode de réfugiés (juifs et non-juifs, car on redoutait que les actions entreprises en faveur des juifs ne provoquent un effet de contagion dans les pays occupés).

Le Foreign Office, de son côté, faisait valoir qu’un afflux de juifs en Palestine ne manquerait pas de créer de grandes difficultés avec les Arabes.

Dans une lettre à lady Reading, en janvier 1943, Churchill ne cherche pas à farder la réalité : "Quand bien même obtiendrions-nous la permission de faire sortir tous les juifs, le transport à lui seul présente un problème dont la solution sera difficile. Les voies d’acheminement passent presque entièrement à travers des zones de guerre où les exigences militaires prédominent et qui doivent donc, dans l’intérêt de la victoire finale, recevoir la priorité". Sa conclusion – "Nous ferons tout ce que nous pourrons" – sonne comme un aveu d’impuissance.

En fait, dès ce moment, la conviction des Britanniques était que le sort des juifs était lié au sort des armes, et que le salut des survivants passait par une victoire rapide et totale sur l’Allemagne nazie. C’était aussi le point de vue du Département d’Etat, dont un mémo interne notait froidement que le nombre des morts était en définitive secondaire en regard du "dessein primordial [qui] est de gagner la guerre, et toutes autres considérations doivent y être subordonnées".

C’est dans cet état d’esprit que les deux administrations accueillirent les multiples démarches, souvent peu consistantes, voire naïves (un appel à Hitler pour qu’il libère tous les juifs, par exemple), les pressant de « faire quelque chose ».

Que faire – dès lors qu’il était à la fois exclu de discuter avec Hitler et de desserrer le blocus pour envoyer de la nourriture aux affamés ? Après s’être renvoyé la balle, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis décidèrent de se concerter lors d’une conférence spéciale qui se tint aux Bermudes mi-avril.

Dans une note à Anthony Eden, le sous-secrétaire d’Etat britannique Law résuma crûment la tonalité des discussions : "Le mieux que je puisse espérer [...] est un accord formel sur ce qui est impossible". Des Bermudes, il ne sortit que de maigres recommandations. Et un accord si modeste qu’on préféra le tenir secret...

On ne saurait dresser la liste des initiatives, propositions d’échanges ou de rançons, qui émaillèrent les années 1943 et 1944. Elles furent généralement perçues comme irréalistes, politiquement inacceptables ou interprétées comme des manœuvres destinées à créer la division entre Occidentaux et Soviétiques – ce que certaines étaient à l’évidence.

Elles furent le plus souvent explorées avec peu de conviction.

La plus célèbre est le marché proposé par Eichmann en mai 1944 : il offrait d’épargner les juifs hongrois, dont la déportation battait son plein, en échange de 10.000 camions (destinés au front de l’Est), de thé, de café, de cacao et de savon. Convaincus d’avoir affaire à un leurre, les Alliés ne donnèrent pas suite.

Nul ne saura jamais le coût humain des occasions manquées.

L’action du War Refugee Board, tardivement créé par les Etats-Unis en janvier 1944 afin de porter secours aux "victimes menacées de mort imminente" ("à condition que cela n’entrave pas la poursuite de la guerre"), porta quelques fruits.

Le bombardement de Budapest, le 2 juillet, les intimidations exercées sur le régent Horthy et les pressions sur les pays tiers (Espagne et Amérique latine) pour qu’ils délivrent de vrais-faux passeports permirent se sauver quelques milliers de juifs hongrois.

Combien d’autres auraient pu être épargnés si les Alliés avaient accepté en certaines occasions de déroger à la doctrine "tout pour la guerre" ?

L’histoire n’est pas un laboratoire expérimental.

– Le refus des représailles ciblées.

Au lendemain de la déclaration du 17 décembre 1942, Churchill ouvrit le débat lors d’une réunion des chefs d’état-major : fallait-il, comme le proposait le Premier ministre polonais Sikorski, organiser des bombardements, en Pologne et en Allemagne, en les liant explicitement à la persécution des Polonais et des juifs ?

Le chef de l’armée de l’air Charles Portal fit valoir qu’une telle tactique remettrait en question la légitimité des raids "normaux" sur les villes considérées comme des cibles militaires. En vérité, ces raids étaient déjà meurtriers. Mais renoncer à la fiction que les Alliés ne visaient que des objectifs militaires, c’était aligner leurs standards moraux sur ceux des nazis. Churchill n’insista pas. L’idée de bombardements de représailles fut écartée.

– Le non-bombardement d’Auschwitz.

Depuis l’article de David Wyman intitulé "Pourquoi Auschwitz ne fut pas bombardé" (1978), ce point est devenu, pour les tenants de la théorie de l’abandon, la preuve de la coupable indifférence des Alliés. Leurs arguments n’emportent pourtant pas la conviction.

Jusqu’au printemps 1944, une telle mission était difficilement réalisable : pour les bombardiers stationnés en Grande-Bretagne, cela représentait un vol aller-retour de 3 200 kilomètres au-dessus du territoire ennemi.

Une fois l’Italie libérée, en revanche, Auschwitz se trouva à la portée des ailes alliées. Entre le 7 juillet et le mois de novembre, l’US Air Force pilonna à dix reprises des installations industrielles proches d’Auschwitz-Birkenau.

C’est dans cet intervalle que s’inscrivirent les appels, rares et timides, à bombarder. "Une telle opération serait d’une efficacité douteuse", trancha John McCloy, secrétaire d’Etat adjoint à la Guerre.

Bombarder quoi, au fait ? Les voies ? Aucun intérêt, plaidèrent les militaires. Sitôt détruites, sitôt réparées. Les chambres à gaz et les crématoires ? En admettant qu’on ait su les localiser sur les clichés de repérage (ce qui est douteux), les bombardiers d’altitude ne pouvaient frapper avec une telle précision.

Au demeurant, si les usines de mort étaient détruites, rien n’empêchait les nazis de revenir aux techniques "classiques" d’exécution.

Bombarder le camp où se trouvaient alors 135 000 prisonniers ? On imagine le massacre qui pouvait en résulter – et les arguments que les nazis n’auraient pas manqué d’en tirer.

En fait, les modalités d’une telle opération ne furent pas vraiment étudiées. L’opposition radicale de McCloy tenait d’abord à cette raison simple qu’« elle ne pourrait être menée à bien qu’en détournant une partie considérable des forces aériennes actuellement engagées ailleurs dans des opérations décisives ». On était à l’été 1944. La bataille de France faisait rage. Les raffineries de Silésie étaient un objectif stratégique. Pas Auschwitz-Birkenau.

Ajoutons qu’à ce moment 80% des juifs d’Europe avaient été assassinés, avant et ailleurs. Et qu’à Auschwitz même les "moulins de la mort (Churchill) avaient déjà broyé 1 million d’innocents.

Claude Weill

Article paru dans le Nouvel Obs du 03.03.2010

(1) Lire notamment : "Secrets officiels. Ce que les nazis planifiaient, ce que les Britanniques et les Américains savaient", par Richard Breitman (Calmann-Lévy 2005).

Voir également http://www.massorti.com/Abandon-des...

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