L’histoire de Noé et du déluge fait partie de ces passages de la Torah qui appartiennent au patrimoine de l’humanité.
Même des gens extrêmement éloignés de la connaissance biblique ont entendu parler de ce récit dans lequel Dieu détruit l’ensemble du monde humain et animal, à l’exception de ceux qui, enfermés dans l’arche pendant le déluge, vont pouvoir recommencer l’histoire du monde presque à zéro.
Par contre, il semble certain que peu de lecteurs connaissent le nom de Ziusudra. Pourtant, depuis la publication en 1914 de la traduction d’un texte sumérien, Ziusudra est connu par les spécialistes d’histoire antique comme "le Noé sumérien". Il est en effet le héros d’un récit qui raconte une histoire très proche de celle de la Bible, excepté le fait que ce récit a été mis par écrit près de 2000 ans avant le don de la Torah.
Les réactions face à ce type de découvertes historiques ont tendance à être radicales et extrême. Dans le camp des incroyants, on fait des gorges chaudes de cette "preuve" montrant que la Torah n’a rien de divin ni de sacré, mais est un simple ramassis de mythes et de légendes du Proche-Orient ancien. Chez ceux que j’appellerais les "piétistes", on peut constater deux réactions : la première, la plus simple, consiste à nier l’existence de tels textes et à considérer historiens et archéologues comme des fumistes suspects d’antisémitisme. L’autre réaction, plus élaborée, et donc plus intéressante, consiste à voir dans ce texte une preuve supplémentaire de la vérité de la Torah. Le déluge a bien eu lieu, ce texte vient le confirmer, mais il est déformé par la culture polythéiste qui a travesti la réalité, transformant par exemple Noé en Ziusudra. Seule la version de la Torah, transmise par révélation divine, reflète la vérité de l’histoire du monde.
Il me semble que l’on peut proposer une autre interprétation qui permet à la fois de préserver le caractère sacré de la Torah, et en même temps d’admettre sans problème les découvertes archéologiques nous montrant que la Bible s’est inspirée de textes classiques du Proche-orient ancien qui existaient bien avant le don de la Torah. Pour cela, je propose de nous inspirer de ce que dit Maïmonide des sacrifices dans le « Guide des égarés » (troisième partie).
Pour Maïmonide , il est évident que certaines parties de la Torah et des commandements sont contingentes. Dieu, en effet, devait « travailler » avec le peuple d’Israël tel qu’il était au moment de la sortie d’Egypte. Et il devait donc aménager certains principes de manière à ce que le peuple, tout empreint de passé idolâtre et qui n’était pas encore arrivé au degré de spiritualité exigé, puisse accepter la Torah sans que cela soit trop difficile pour lui. La Torah devait donc être progressive. C’est le cas, nous dit Maïmonide , en ce qui concerne les sacrifices. Les Hébreux, habitués à offrir des sacrifices, car telle était la culture dans laquelle ils avaient grandi, ne pouvaient imaginer un culte qui serait uniquement spirituel, comme la prière. Dieu a donc autorisé les sacrifices tout en les adaptant aux exigences du monothéisme : par exemple en limitant le lieu des sacrifices à un endroit unique, Jérusalem.
Ce que dit Maïmonide n’est, au fond, que l’illustration du principe avancé dans le Talmud par Rabbi Ishmaël : Torah dibra bilshon bné adam, la Torah a parlé dans le langage des hommes. S’adressant à des hommes de la fin du deuxième millénaire avant l’ère vulgaire, la Torah devait faire passer son discours dans un langage et à travers la culture des hommes de cette époque. Le passage du déluge en est une excellente illustration : il suffit de comparer le texte sumérien au texte hébraïque pour se rendre compte de ce qu’ils ont en commun (le récit du déluge et d’un homme qui en est sauvé en construisant une arche), mais également de ce qu’ils ont de différents : la dimension éthique. Alors que l’histoire de Noé nous pose des questions morales extrêmement profondes, le récit de Ziusudra et tout, sauf moral.
Ce qui se passe en fait pour le récit du déluge se retrouve non seulement tout au long de la Torah, mais également dans la tradition rabbinique : l’art de « récupérer » des éléments des civilisations ambiantes, et de les transformer en une leçon spirituelle d’une profondeur inégalée. Ainsi, ce n’est pas la « primeur historique » qui caractérise le Judaïsme, mais bien son exigence éthique et spirituelle ; c’est là véritablement que réside la sainteté de la Torah.
Rabbin Alain Michel – Rabbin Massorti à Jérusalem et historien
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