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La Loi de Dieu, Histoire philosophique d’une alliance

La Loi de Dieu, Histoire philosophique d’une alliance

Rémi Brague -

Dans un livre remarquable, tant par son érudition que par sa rigueur « scientifique », le philosophe Rémi Brague nous offre une approche historique très riche de cette idée de loi divine

qui a dominé le monde pendant près de trois millénaires, et qui semble, aujourd’hui, retrouver un certain élan. Cette Histoire philosophique d’une alliance, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, nous permet de mieux comprendre l’histoire de ce lien qui a marqué les trois religions monothéistes, à des degrés divers, et selon des formes très différentes.

La modernité est souvent regardée comme la rupture définitive entre la loi et un Dieu que l’on expulse définitivement de la cité. Mais peut-on se contenter d’un monde privé de divin sans sombrer dans un positivisme ? On en connaît les limites depuis les juristes nazis. Peut-on, a contrario, n’intégrer le divin que par le biais de la loi ? A toutes ces questions, Rémi Brague apporte les leçons nuancées de l’Histoire.

Il étudie le passage d’un monde reposant sur l’hétéronomie, c’est-à-dire d’un monde où la loi est reçue d’un autre, à un monde fondé sur l’autonomie, où l’on se donne à soi-même sa loi. Mais ce passage, qui est au centre de la réflexion morale de Kant, est bien plus ancien, comme le montre M. Brague.

L’auteur remonte au rameau grec et au rameau juif qui, chacun à sa façon, pose cette question de la loi divine. Alors qu’elle exprime chez les Grecs un caractère « naturel » (la nature de ce qui est), la loi prend avec Israël un sens nouveau. Elle est écrite par Dieu (là où l’idée de loi divine écrite était inconcevable en Grèce). La loi est vécue par les juifs comme un ensemble de commandements. La Torah est censée être le livre de la loi, elle seule exerce au fond la royauté. Le seul législateur est Dieu. Les événements politiques, la soumission de la Judée, renforceront les conditions de cette alliance entre Dieu et un « peuple de prêtres ». « Le divin ne surplombe plus l’histoire humaine, il y rentre », écrit Brague.
C’est sous cette dernière forme que la loi s’est présentée au christianisme et à l’islam. Mais chacun l’accommoda à sa manière, en fonction même de son histoire. Le christianisme, né à l’intérieur d’Israël, prit ses distances par rapport à la loi juive et tenta de se libérer de celle-ci par la « grâce » (Paul), ce qui porte en germe la dissociation entre le divin et le normatif qui donnera, quelques siècles plus tard, la séparation qui caractérise la modernité. « Dieu ne veut rien de nous que nous-mêmes », résume Montesquieu, qui se fait, étrangement, le plus parfait traducteur du message chrétien du Nouveau Testament, dont on trouve, d’ailleurs, très peu de textes juridiques. Cette séparation connaît, paradoxalement, son plein épanouissement dès le Haut Moyen Age lorsqu’apparaît le droit canon, qui n’est autre que la pleine affirmation des deux ordres.

En revanche, l’islam étant apparu indépendamment de l’histoire du peuple juif, il remplaça sa loi par une autre (le Coran) qui la modifia mais chez qui elle resta centrale. Brague prend l’exemple célèbre du voile prévu aussi bien dans le Coran que dans le Nouveau Testament, comme on l’a souvent fait remarquer. Mais, comme le texte de l’épître n’est pas un commandement de Dieu mais un simple conseil de Paul (selon cette distinction essentielle entre commandement et conseil), il est resté lettre morte, à l’inverse de ce qui s’est passé avec l’islam. « Dans le judaïsme aussi bien que dans l’islam, écrit Rémi Brague, l’idée de loi reste donc centrale et continue à constituer un des points sur lesquels ces deux religions, chacune en un style très différent, se différencient du christianisme. » Cette différence se maintiendra tout au long des siècles. Brague, après avoir détaillé les pensées médiévales de la loi divine, celle de Al-Ghazali, de Maïmonide et de saint Thomas, souligne la permanence de ces différences jusqu’à l’époque moderne. Moïse Mendelssohn  , à peu près à la même époque que Montesquieu, recentre le judaïsme sur l’idée de loi divine : « Le judaïsme ne connaît pas de religion révélée, dit-il. Les Israélites ont une législation divine. » C’est un peu le même discours qu’on retrouve chez les penseurs de l’islam, même ceux du XXe siècle, comme par exemple Abderraziq, pourtant hostile au califat et ayant tenté d’exploiter le thème chrétien de « Dieu et César ». Mais, pour lui, le message de Mahomet consiste à imposer la loi, le prophète étant, selon le mot fameux de Nietzsche, un Platon (celui du roi philosophe) qui aurait réussi...

L’un des plus intéressants constats de Brague tient à la césure essentielle de cette « modernité » qui se situe, non pas à la fin du Moyen Age, comme on a souvent l’habitude de le penser en examinant l’histoire de la normativité, avec sa rupture nominaliste (passage de la loi sous la domination de la seule volonté comme chez Duns Scot ou Guillaume d’Ockham), mais au début du Moyen Age.

C’est alors que s’inscrit le rapport entre loi et divinité dont les temps modernes ne font qu’engranger les résultats.

La Loi de Dieu, Histoire philosophique d’une alliance, de Rémi Brague, L’esprit de la cité, Gallimard, 400 p., 25 €.

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