Cette population, qui vivait sur les côtes éthiopiennes depuis le début de l’ère chrétienne, s’était réfugiée dans les zones montagneuses de l’Ethiopie au IVème siècle pour échapper aux brimades et au prosélytisme chrétien de la dynastie Aksoum. C’est là, sur les plateaux de Gondar et dans le Tigré, aux confins du lac Tana , que les Beta Israël ont fondé un royaume florissant, resté indépendant jusqu’au XVIIème siècle. Durant plus de douze siècles, le royaume juif d’Ethiopie a connu un âge d’or et sa culture a essaimé dans tout le pays et même au-delà de ses frontières.
Les Beta Israël se considèrent eux-mêmes comme les descendants des notables qui ont accompagné Ménélik, fils du roi Salomon et de la reine de Saba, en Ethiopie. Ils ont vécu en perpétuant leurs traditions ancestrales basées sur le Pentateuque - les cinq livres de Moïse - qui existaient à l’époque où ils ont quitté la Terre Sainte, et non sur l’ensemble de la Bible (par exemple, ils ignorent le livre d’Esther et la fête de Pourim) ; quant à la littérature rabbinique, aussi bien le Talmud que le Midrash , ils ignorent totalement. Ceci explique la particularité de leurs coutumes et de leurs préceptes religieux.
Il existe cependant d’autres hypothèses quant aux origines des Falashas : selon Eldad ha-Dani, un voyageur juif du IXème siècle, ils s’agirait des descendants des tribus perdues de Dan, Asher, Gad et Naphtali, qui ont fui Jérusalem lors de la destruction du royaume d’Israël en 722 avant l’ère commune. Leur existence est, en tous cas, attestée par de nombreux voyageurs juifs, arabes et chrétiens depuis le premier quart de l’ère courante. Une autre hypothèse, dite hypothèse chrétienne, affirme que les Beta Israël seraient une population autochtone éthiopienne, convertie par des groupes de marchands juifs qui avaient traversé la région au cours des premiers siècles du christianisme.
Au début du XVème siècle, le roi éthiopien Yeshaq décréta que seul « celui qui est baptisé dans la religion chrétienne peut hériter de la terre de ses ancêtres, sinon, qu’il soit un falasi ». Ce terme, qui vient du guèz, l’une des 80 langues parlées en Ethiopie, signifie "émigré", "étranger", ou "exilé", et est considéré comme péjoratif par les Juifs éthiopiens. Dès la promulgation de ce décret, les Beta Israël perdent tout accès à la propriété terrienne et sont contraints de se tourner vers des petits métiers, devenant ainsi une minorité misérable et marginalisée.
Au XVIème siècle, la population juive d’Ethiopie comptait environ 500.000 individus. De nombreuses missions catholiques, puis protestantes, tentèrent, parfois avec succès, de convertir au christianisme les Beta Israël. Une tâche souvent facilitée par la misère et le dénuement le plus total dans lesquels ils avaient été réduits.
Les Beta Israël prennent véritablement conscience de l’existence de Juifs en dehors de l’Ethiopie. au XIXème siècle, avec l’action de Jacques Faitlovich, orientaliste juif polonais, qui créa un comité de soutien aux Falashas et enjoignit l’Agence Juive de poursuivre son œuvre. Il faudra toutefois attendre jusqu’en 1973 pour que le grand Rabbin sépharade d’Israël, le Rabbin Ovadia Yossef , reconnaisse leur identité juive et une année supplémentaire au grand Rabbin ashkénaze Shlomo Goren pour qu’il lui emboîte le pas. Finalement, c’est en 1975 que le gouvernement israélien les reconnaît à son tour, leur permettant alors de bénéficier de la Loi du retour, qui offre à tout Juif reconnu comme tel la possibilité d’immigrer en Israël et d’obtenir automatiquement la nationalité israélienne.
En octobre 1973, au lendemain de la guerre du Kippour, l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié, considéré par la tradition chrétienne orthodoxe éthiopienne comme le descendant du roi Salomon et de la lignée davidique, rompt ses relations diplomatiques avec Israël. Un an plus tard, il est renversé par un jeune colonel communiste, Mengistu Haïlé Mariam, lors d’un coup d’Etat sanglant, qui impose une dictature militaro-marxiste. Mengistu fera assassiner l’empereur au mois d’août 1975, ainsi que des milliers d’opposants politiques à partir de 1977, jusqu’à ce qu’il soit renversé, à son tour, en 1991. Après un procès qui a duré dix ans, le colonel Mengistu, réfugié au Zimbabwe, vient d’être condamné par contumace, le 11 janvier dernier, à la prison à vie pour génocide.
Les relations diplomatiques entre l’Ethiopie et Israël sont rétablies en 1989 ; mais dès 1977, les villages peuplés de Beta Israël commencent à se vider de leurs habitants.
Entre 1980 et 1984, des milliers de Beta Israël de la région du Tigré, fuyant la famine et la guerre civile, se réfugient au Soudan voisin, puis de là partent vers Israël, au cours d’opérations encadrées par le Mossad. Des milliers de Beta Israël meurent de faim, de soif et d’épuisement au cours de cet exode. Cet épisode tragique est celui qui est montré dans le très beau film « Vis, va, deviens ». Les deux plus importantes vagues d’immigration sont l’opération Moïse, qui se déroule de novembre 1984 à janvier 1985, et au cours de laquelle quelque 7.700 Beta Israël de la région de Gondar sont évacués, puis la spectaculaire opération Salomon, les 24 et 25 mai 1991, lorsque 14.300 Beta Israël sont amenés en Israël par un pont aérien, en 36 heures, au moment où le régime de Mengistu s’effondre.
En 1992, la quasi-totalité des Beta Israël a immigré en Israël, et, aujourd’hui, le rapatriement des Juifs éthiopiens est achevé. Mais une nouvelle population judaïsante arrive en masse du Nord vers la capitale éthiopienne. On les appelle les Falash Mura. Ils sont des milliers se réclamant d’ascendance Beta Israël, bien qu’ils ne fassent plus partie de cette communauté depuis deux ou trois générations, et qui demandent à émigrer en Israël.
L’Agence juive prend en charge l’organisation des camps de réfugiés à Addis-Abeba, met sur pied des cours d’hébreu et gère les conversions de confirmation au judaïsme. Certains de ces réfugiés attendent pendant des années, dans ces camps, de pouvoir partir en Israël, qu’ils considèrent comme leur nation. Se retrouvent pêle-mêle des Juifs qui ont abandonné la pratique de leur religion et se sont convertis au christianisme, et des chrétiens miséreux qui veulent quitter leur pays à la recherche d’un Eldorado. Les Falash Mura ne constituent pas un groupe homogène, leur seul dénominateur commun étant leur volonté d’aller en Israël.
Plus de 80.000 Juifs éthiopiens sont déjà arrivés en Israël, et chaque mois, environ 300 nouveaux immigrants d’Ethiopie atterrissent à Tel-Aviv. Un tel afflux nécessite évidemment la mise en place de structures d’accueil et d’intégration adaptées. En mars 2005, le gouvernement hébreu avait donné son accord pour doubler les quotas d’immigration, mais cette mesure n’a pas encore été mise en application pour des raisons budgétaires.
A l’heure actuelle, il est impossible de déterminer avec précision le nombre de Falash Mura restant en Ethiopie. Il faudrait effectuer un recensement des Juifs, village par village, afin de conserver un équilibre entre la vocation humanitaire d’Israël et la nécessité de privilégier la communauté juive pour laquelle une immigration vers l’Etat hébreu possède une réelle signification. Un tel recensement aiderait à créer des listes de familles complètes, en évitant des situations de déchirements familiaux. Le gouvernement israélien est très conscient que lorsqu’on transfère des gens de leur lieu d’origine, il faut mettre à disposition les moyens considérables nécessaires à les intégrer dans la vie de leur nouveau pays.
Les Falash Mura, en plus des difficultés d’intégration dans la société moderne, doivent encore faire face aux brimades des Falashas qui les considéraient comme des esclaves en Ethiopie.
Pour l’establishment israélien, si les immigrés russes, arrivés après l’effondrement du bloc soviétique, débarquent munis de la culture occidentale industrialisée qui prévaut en Israël, les Juifs d’Ethiopie, eux, sont issus d’un environnement rural africain et possèdent un niveau d’éducation et des coutumes en net décalage avec la civilisation moderne. Cette considération objective rend leur intégration très difficile et coûteuse.
Certains considèrent d’ailleurs que cette immigration est un échec. Le faible niveau scolaire relatif des Juifs d’origine éthiopienne empêche nombre d’entre eux d’accéder à des postes de travail qualifiés, et le taux de chômage est nettement plus élevé que la moyenne du pays. Cette situation engendre des cas de suicides et de la délinquance.
Il serait cependant trompeur de perdre de vue le fait que ce groupe de personnes est arrivé en Israël il y a une génération au plus, et avec un décalage de centaines d’années du point de vue du mode de vie. On peut également constater, qu’en une génération, un tiers des jeunes Juifs éthiopiens a réussi à passer le bac, en dépit du choc de civilisation que leur communauté a subi de plein fouet. Objectivement, des progrès énormes ont été réalisés dans la qualité de vie des Israéliens originaires d’Ethiopie : le sida, qui faisait des ravages dans leurs rangs en Afrique, est désormais pris en charge et traité. L’excision des femmes falashas, de règle en Ethiopie, a virtuellement disparu en Israël, et ce ne sont ici que deux exemples significatifs parmi un grand nombre.
Bien sûr, dans cette transformation rapide, les Juifs éthiopiens perdent des coutumes et même des connaissances précieuses existant dans leur tradition. Les traditions ancestrales cessent ainsi de gérer le quotidien de ces communautés et finissent par tomber en désuétude, vouées à un oubli certain dès que la génération des exilés aura disparu.
Sur les 105.000 Juifs éthiopiens vivant en Israël, plus de 25.000 y sont nés. L’armée est le véritable creuset où tous les Israéliens, qu’ils soient de souche ou immigrés, se retrouvent égaux. Sans nul doute, dans une vingtaine d’années, la population éthiopienne sera entièrement intégrée à la société israélienne, comme le sont désormais les Russes ou les Yéménites. Des Yéménites qui sont arrivés avec un profil relativement semblable à celui des Beta Israël, et dont les fils et petits-fils sont aujourd’hui ministres ou généraux dans l’armée.
Un livre à lire
« Les Juifs d’Ethiopie : de Joseph Halevy à nos jours, un siècle de rencontres, 25 ans d’immigration massive » de Daniel Friedmann
Ed. Les Editions du Nadir, 2007
C’est en janvier 1985 que les juifs d’Ethiopie apparurent sur la scène internationale dans la lueur des projecteurs révélant leur exode vers Israël, via le Soudan et ses camps de réfugiés.
Quantité d’articles et d’ouvrages, pourtant, avaient été publiés auparavant, et infiniment plus après, concernant leur identité religieuse, puis le laborieux processus de leur intégration en Israël où ils vivent désormais en grande majorité.
Les auteurs du présent volume font partie de la Sostej (Société pour l’Etude du judaïsme éthiopien) qui réunit la quasi-totalité des chercheurs s’intéressant à cette population.
Ce livre traduit un changement d’échelle, les observateurs passant du télescope au microscope. A la différence des ouvrages antérieurs, consacrés au destin collectif de ce peuple, celui-ci explore le rôle méconnu des individus dans l’histoire des Juifs d’Ethiopie, et en particulier celui des découvreurs : Joseph Halevy, Jacques Faïlovitch, ces sémitisants généreux et marginaux qui, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, allèrent à la rencontre de cette population mythique et se heurtèrent à l’indifférence des institutions tant académiques que religieuses, communautaires ou para-étatiques.
Daniel Friedmann chercheur au CNRS dans le cadre du CETSAH (Centre d’Etudes Transdisciplinaires, Sociologie, Anthropologie, Histoire) a longuement travaillé sur les Juifs d’Ethiopie.
Ouvrage disponible auprès de l’Alliance Israélite Universelle