C’est un petit livre accessible et savant. « Que transmet-on lorsque l’on est juif, que l’on ne pratique pas, que l’on partage sa vie et que l’on élève des enfants avec un conjoint non juif ? » interroge Séverine Mathieu, sociologue à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et membre du groupe Sociétés, religions, laïcités (CNRS) dans son dernier opus tout juste publié.
« La transmission du judaïsme dans les couples mixtes », Ed. de l’Atelier, 176 pp., 21 euros.
Pour tenter de répondre à cette question, cette chercheure a rencontré 27 couples d’âges et d’horizons divers et a mené 11 entretiens individuels avec des juifs et non-juifs. Elle nous livre ici ses conclusions.
Entretien avec l’auteur
(Entretien paru dans Libération)
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la question de la transmission du judaïsme chez les couples mixtes ?
J’ai été frappée d’entendre des gens âgés de 30 à 40 ans, lorsqu’ils ont eu des enfants, se poser la question de la transmission du judaïsme, et voir cette question devenir saillante, en la mettant parfois en lien avec le regain d’antisémitisme du début des années 2000. Je parle de gens qui ne pratiquaient pas et qui pouvaient afficher une totale indifférence à cet héritage.
Cela m’a frappée également de voir cette question apparaître dans des films. Le Tango des Rashevski (réalisé par Sam Garbarski en 2003) met en scène une grand-mère qui disait détester la religion et les rabbins et qui avait passé sous silence son judaïsme pendant de longues années. A sa mort, ses descendants découvrent avec stupéfaction qu’elle a décidé de se faire enterrer dans le carré juif, avec récitation du kaddish , la prière des morts. La question du judaïsme et de sa transmission devient alors le centre des discussions de la génération suivante, d’autant que, pour la plupart, ils sont en couple mixte.
Dans Ma Femme est une actrice d’Yvan Attal (réalisé en 2001), dont le sujet n’est pas, pour le coup, la transmission, l’une des héroïnes du film jouée par Noémie Lvovsky est juive mariée à un non-juif, ils attendent un garçon et se déchirent au sujet d’une éventuelle circoncision.
Cette question de la transmission se pose-t-elle particulièrement aujourd’hui ?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les mariages dits « mixtes » ont fortement augmenté parmi les juifs français. Si l’on en croit un sondage publié en 2002 dans l’Arche (mensuel du judaïsme français), 40% des juifs mariés âgés de moins de 30 ans ont un conjoint non juif. Et parmi les couples non mariés, la proportion serait encore plus forte. Pour la sociologue Dominique Schnapper, les juifs « en partie » vont devenir la norme. Cela pose la question de la dilution, voire de la disparition, du judaïsme.
Les couples mixtes portent-ils la culpabilité d’être en quelque sorte responsables de cette disparition, après la Shoah ?
Ils peuvent ressentir un sentiment de culpabilité de rompre la chaîne de la transmission du judaïsme, de participer de la disparition de cette identité. D’ailleurs, le plus souvent, le conjoint non juif devient un acteur de cette transmission. Sans nécessairement se convertir pour autant.
Chez les juifs, le judaïsme se transmet par la mère. On voit donc les femmes non juives, dont l’enfant est, au sens de la loi juive traditionnelle, non juif, expliquer à leurs enfants les grandes fêtes religieuses juives ou se mettre à la cuisine juive, pour ne prendre que deux des exemples les plus souvent observés. Les hommes non juifs sont moins actifs mais encouragent cette transmission.
Tous ces couples expliquent qu’ils ne se sont pas rencontrés par hasard. Parmi les personnes rencontrées pour cette enquête, il s’agit le plus souvent d’unions socialement homogames de personnes issues des mêmes univers. Mais les non-juifs rencontrés voient comme un « plus » ce lien avec le judaïsme. Ici, la minorité est valorisée et valorisante. A contrario, c’est souvent pour échapper au poids de la mémoire de la Shoah, pour retrouver un peu de légèreté, que des personnes juives, selon leurs dires, se sont mises en couple avec des non-juifs.
Qu’est-ce que ces couples transmettent à leurs enfants ?
La Shoah est au cœur des questions de transmission pour les couples mixtes. Et plus précisément, le souci d’élaborer, au sens psychanalytique du terme, le traumatisme de la Shoah en rompant le silence auparavant bien souvent observé. En même temps, et j’insiste là-dessus, l’enjeu est aussi pour ces familles de remettre de la vie là où on ne voit que mort et destruction, donc de retrouver un judaïsme qui ne soit pas celui de l’extermination. Pour dépasser la Shoah, on réinvestit la culture juive à travers l’apprentissage de l’hébreu, de la musique klezmer ou judéo-espagnole, de la cuisine, de la littérature, ou l’inscription à des ateliers du Musée d’art et d’histoire du judaïsme.
Y a-t-il des points de friction communs à ces couples ?
Un point fort de conflit est Israël. On pourrait presque dire que c’est là où le « philosémitisme » du conjoint non juif s’arrête, et où, à l’inverse, le judaïsme de l’autre est intangible. Un autre point de discussion est la circoncision des garçons. Ce rite est la première décision concrète que doivent prendre les couples mixtes. Et elle est loin d’être anodine car il s’agit d’inscrire dans la chair d’un enfant sa judéité. Etonnamment, si les femmes juives renoncent parfois à la circoncision de leur fils, les hommes juifs y sont moins enclins alors même que leur fils n’est pas juif, selon la loi juive. On peut penser que cette marque symbolique prend alors le relais de la filiation maternelle absente.
Extraits.
« Je n’ai pas pris un goy par hasard ! Je voulais me débarrasser de toutes ces histoires, de la guerre, de la culpabilité de la Shoah, de la religion. Je ne voulais pas faire subir ça à mes enfants. »
« Quand j’ai rencontré mon mari et que j’ai su qu’il était d’origine séfarade, ça m’a tout de suite plu. Je viens d’une famille catholique pas très rigolote, je n’ai qu’une sœur. Alors que dans la famille de mon mari, c’est très joyeux ces grandes réunions de famille. »
« On peut parler de tout avec elle, sauf d’Israël. […] Dès qu’on parle d’Israël, on tombe dans l’irrationnel. […] Si je dis : "Sharon, c’est le dernier des c…" j’entends : "Ça y est…" Le premier réflexe, c’est : "Tu ne peux pas dire ça !" même si après, elle est d’accord pour dire que Sharon est un c… ! »
« Je ne pouvais pas imaginer que [mon fils] ne soit pas circoncis. C’est une chose qui me dépasse. Ma mère, devant qui je défendais ça, m’a dit que c’était contraire à la manière dont j’ai l’habitude de me positionner par rapport aux rites, à l’ordre. Quand je disais : "Je vais le faire circoncire", j’avais l’impression que ce n’était pas moi qui parlais". »
« Si mon fils n’avait pas été circoncis, quelque part, j’avais peur d’un rejet et d’un dégoût physique. S’il n’était pas circoncis, c’est comme s’il n’était pas mon fils, la chair de ma chair. »
« La cuisine, les plats maternels, c’est ce qui me reste du judaïsme. »
« Mes parents ne parlaient pas du tout yiddish. Ma mère ne m’a jamais parlé de toutes les façons. Il faut dire que ma mère était ce qu’on appelait les "israélites français", très assimilés. Mais moi, tout d’un coup, et surtout quand j’ai eu des enfants, je voulais leur parler du judaïsme et je n’avais que la guerre et la Shoah à leur raconter. Alors je me suis mise au yiddish, pour qu’il y ait quelque chose de juif qui soit autre chose que l’extermination. »
Messages
Je trouve cette étude très intéressante même si je n’ai pas encore lu le livre. Je souhaite en faire cadeau à ma fille aînée car elle fait partie (doublement) de ces personnes qui essaient de transmettre à leur façon une certaine judéité. Si vous le permettez, je ferais état de mon expérience personnelle. Moi-même, je ne suis pas juive de naissance mais j’ai toujours adhéré au judaïsme, peut-être parce que mon grand-père maternel (que je n’ai pas connu et que ma mère, elle-même n’a pas connu) était juif, selon des sources familiales. Je me suis mariée avec un juif ashkénaze et tout ce que ça implique comme rapport à la Shoah, ma belle-mère regrettée ayant été déportée. Mes filles, selon la loi juive ne sont pas reconnues comme juives même si elles ont baigné et ont été imprégnées par différentes composantes du judaïsme dont l’enseignement de se comporter en"mènsh". Notre fille cadette a fait son alyah il y a maintenant 5 ans ; notre fille aînée qui s’est mariée avec un goy nous a donné deux petits-fils magnifiques qui ont été circoncis, notre fille ne pouvait l’envisager autrement et elle a un attachement indéfectible à l’Etat d’Israel qu’elle tente de faire comprendre à son mari. La transmission, on peut l’envisager se poursuit...