Voici un livre surprenant de la part d’Alexandre Adler, plutôt habitué des commentaires géopolitiques. Si l’actualité la plus brûlante et la polémique n’en sont certes pas absentes, le grand éditorialiste dévoile pour la première fois son rapport personnel au judaïsme, à Israël et à la réalité juive dans son extraordinaire diversité.
Et si son sionisme était beaucoup moins orthodoxe que ce que l’on croyait ? Sa profession de foi de juif élevé dans l’athéisme révèle une pensée très originale sur l’essence du monothéisme, et ses analyses des relations entre juifs et chrétiens ou entre juifs et musulmans sont pour le moins inattendues.
A travers cette exploration du fait juif comme véritable énigme dans l’histoire des religions et des peuples, Alexandre Adler nous invite à repenser les grandes « révolutions anthropologiques » qui ont marqué l’Occident, de Spinoza à Einstein, en passant par Marx et Freud.
Un essai passionnant qui nous conduit tout naturellement à nous interroger sur l’avenir de notre monde globalisé.
Un entretien avec Alexandre Adler
(Paru dans le Figaro du 01/10/2011)
Qu’est-ce qu’être juif ? Pourquoi ce peuple obsède-t-il l’histoire du monde ? Dépassant le champ géopolitique, Alexandre Adler nous livre dans son dernier ouvrage une réflexion philosophique très intime dans laquelle, non sans lyrisme ni émotion, il décrypte son rapport personnel au judaïsme et nous invite à repenser les grandes révo lutions anthropologiques qui ont marqué l’Occident, de Spinoza à Einstein en passant par Marx et Freud.
Après la captivité à Babylone, la destruction du second Temple de Jérusalem, l’Espagne de 1492, les pogroms en Europe et en Russie, l’affaire Dreyfus, la Shoah, l’actuel conflit israélo-palestinien, diriez-vous qu’être juif peut constituer un problème ?
Alexandre Adler - A certains égards et, paradoxalement, j’aurais envie de dire que ce n’est pas un problème, parce qu’au fond le judaïsme se vit au quotidien bien plus qu’il ne se pense. Il n’y a pas d’orthodoxie mais une orthopraxie, des conduites socialement engagées par l’éducation, la transmission, et qui sont parfois inconscientes si bien qu’il y a quelque chose de non biodégradable dans le judaïsme. L’écrivain cubain Eduardo Manet est typique de ces marranes qui ont abandonné le judaïsme en Amérique latine depuis des siècles, tout en le conservant dans leur for intérieur. Il a raconté comment la révélation de son origine lui a été faite par les femmes. Cette judéité chuchotée est finalement d’une extraordinaire résistance. Elle m’a toujours fasciné. Plutôt que de céder à l’effusion lacrymale sur la difficulté d’être juif, je dirais que c’est beaucoup plus facile qu’on ne le pense : il n’y a pas d’examen de passage du judaïsme, même s’il existe aussi dans cette éducation pointilleuse beaucoup de vérifications. Il y a le bonheur d’une connivence avec une certaine culture, l’humour bien connu, mais aussi l’équilibre entre l’individualité, qui n’est jamais totalement opprimée, et le sens de la communauté, qui n’est jamais tout à fait absent. Je ne prétends pas que les Juifs aient inventé des solutions durables pour l’humanité, c’est même le contraire, la permanente fuite en avant du judaïsme inventant des solutions précisément parce qu’il n’en possède pas au départ. C’est tout le paradoxe. Reste que les Juifs ont finalement accepté de vivre au grand vent de l’histoire. Et cela très tôt. Quand un peuple de l’Antiquité perdait ses temples, ses idoles, qu’il n’avait plus de terre sous ses pieds, il disparaissait - pas nécessairement dans la tragédie, d’ailleurs. Ainsi des Phéni ciens qui se sont fondus dans d’autres peuples. Tel n’a pas été le cas des Juifs, parce qu’au moment de la capti vité de Babylone ils ont considéré que leur patrie ne serait plus leur terre, mais cet élément portable qu’est la Torah, devenue la Bible, le Livre par excellence, patrimoine spirituel rassemblé autour d’une révélation unique. Dès lors, le judaïsme fut une prise de risques. Si l’on se déclare - comme le dit Raymond Aron - un peuple différent et que l’on vit l’histoire dans ses tourmentes, on se trouve en éveil face à l’extraordinaire développement du temps. Les Juifs n’habitent pas l’espace, ils habitent le temps. Le génocide hitlérien a montré que le risque pouvait être maximal. Paradoxalement, il a aussi ouvert à une redécouverte de la terre d’Israël. Le judaïsme est donc finalement une réalité plutôt heureuse doublée d’un danger très grand.
Vous expliquez que le christianisme trinitaire est un obstacle à la réconciliation. Est-ce sans espoir ?
La réconciliation avec le christianisme est nécessaire, elle a été pensée par des sages kabbalistes dès le XVIe siècle, à la dure période des expulsions d’Espagne et des bûchers de l’Inquisition. Ils ont parlé de la réintégration d’Edom, du peuple d’Esaü, frère ennemi de Jacob, c’est-à-dire d’Israël. Je n’oserais pas employer des termes aussi iréniques et œcuméniques que cette réintégration dans un ensemble judéo-chrétien si cette dernière n’avait pas été envisagée par de très grands kabbalistes. Or c’est là qu’avec le christianisme trinitaire intervient la vertigineuse ruse de l’histoire : si avait prévalu l’hérésie arienne qui fait de Jésus un prophète, un homme porteur de la parole de Dieu sans pour autant procéder directement du verbe de Dieu, tout porte à croire qu’une grande partie du judaïsme aurait été absorbée. Mais les choses ne se sont pas accomplies ainsi, le symbole trinitaire ayant été énoncé aux conciles de Nicée et de Chalcédoine aux IVe et Ve siècles. La pensée chrétienne s’est alors dogmatiquement durcie par rapport au monothéisme juif. L’idée que la divinité puisse éclater en trois formes d’égale puissance constituant ensemble le symbole de la foi nouvelle nous a divisés. Martin Buber disait : « La foi en Jésus nous oppose et la foi de Jésus nous réunit. » Est-il le fils de Dieu ? Quel est le statut de sa parole ? Problème, pour les juifs. Plus grave encore est la question du Saint-Esprit, introduite dès le début de l’Evangile de Jean avec cette idée d’un logos séparé de Dieu, à l’œuvre dans la Création, et qui serait une autre forme de la divinité. La Trinité n’est pas acceptable pour un juif. Que certains soient élus pour porter la parole de Dieu n’est nullement choquant, à condition que soit définie leur condition d’hommes. Mais faire du Saint-Esprit un élément distinct de la personne de Dieu créateur est également irrecevable dans la théologie juive. Cela dit, la confiance des Juifs en l’histoire permet de trouver un aménagement : Spinoza l’a recherché dans son dialogue avec les chrétiens sans Eglise, les unitariens ou sociniens, et avec tous les courants du protestantisme libéral. Finalement, un moderne réexamen de Nicée réaffirmant l’unicité fondamentale de Dieu serait recevable pour une grande partie des chrétiens comme des juifs ; comme le serait une dévotion particulière à la parole de Jésus. Je dirais même que la lecture qui est faite des Evangiles aujourd’hui par certains théologiens chrétiens est infiniment plus acceptable pour des juifs qu’elle ne l’a jamais été. Tous les espoirs des kabbalistes du XVIe siècle sont donc permis.
Vous montrez aussi que la vocation unitaire juive est brisée par le dualisme historique entre Eretz Israël et la diaspora. N’est-ce pas cela, le grand danger d’Israël ?
Assurément. Alors que nous sommes la religion de l’Un, toute notre action, toute notre pensée est sous le signe du Deux. C’est ainsi que la Genèse ne commence pas par l’Aleph, mais par la deuxième lettre de l’alphabet, le Beth (« Bereshit bara Elohim et hashamayim ve’et ha’arets »). « Au commencement Dieu créa les Cieux et la Terre ». Pourquoi le Deux ? Parce que les hommes sont dans ce règne, alors que Dieu est dans le règne de l’Un. Cette dualité n’est nullement un déni de l’unité de Dieu, mais le rappel insistant de la finitude humaine, qui est à l’origine de notre action réparatrice dans le monde. La dualité Israël-diaspora est fondamentale, mais il y en a d’autres : les Sépharades et les Ashkénazes, les deux récits yahviste et élohiste de la Torah qui les combinent ensuite, et les deux Talmuds. On pourrait multiplier les signes. Pour autant, nous devons tendre à l’unité. Faire en sorte que la diaspora se rassemble autour d’Israël et qu’en retour, Israël la comprenne, ce qui n’est pas toujours le cas. Cette volonté de réduire le Deux dans son côté aléatoire est le destin humain, le symbole du Deux étant ce boitillement dont Jacob fut affligé après avoir affronté l’ange toute une nuit. Jacob fut appelé Israël : « Celui qui a lutté avec Dieu ». Après la fusion avec l’Eternel que fut l’échelle - cette vision de l’avenir de son peuple -, voici Israël revenu à cette dualité, cette irréductibilité, cette obstination des hommes à poursuivre leur chemin, parfois sans bon sens. C’est le cœur de la condition juive, être sous le signe du Deux, alors que le judaïsme est une religion de l’Un.
George Steiner a dit que tôt ou tard les Juifs seraient rejetés à la mer. Peut-on malgré tout rêver d’une issue plus heureuse pour Israël ?
George Steiner a écrit à partir d’une position dépressive évidente, comme dirait Freud. C’est un enfant de la Shoah. Il ne l’a pas connue dans sa chair, mais il y a tellement pensé que c’est tout comme. La grandeur tragique de son œuvre est l’expression d’un pessimisme foncier que je ne partage pas. Malgré les épreuves, il n’existe aucune nécessité du mal. Des sociétés entières ont accepté les Juifs sur une longue durée, il n’est donc pas impossible que le monde musulman, dont on voit les actuelles transformations, finisse par agréer la réalité d’un Etat juif, à condition que les Juifs conçoivent que leur retour sur cette terre (au milieu d’un monde islamique quasiment centré sur Jérusalem, aussi paradoxal que cela puisse sembler, et non pas sur La Mecque), exige davantage que ce à quoi ils avaient initialement songé. Peut-être est-ce la grandeur du dessein de Dieu que de nous avoir replacés au milieu des musulmans. Personnellement, je ne pense pas qu’il y ait dans le judaïsme une inéluctable promesse de tragédie et d’irréparable. Rien dans l’état d’esprit juif n’induit à un pessimisme outrancier, quand bien même de grandes figures de la littérature biblique aient pu en être affublées. Par exemple Jérémie : certainement un proche de George Steiner à travers les siècles.
Le titre de votre livre « Le Peuple-Monde », poétique et conceptuel, n’est-il pas aussi d’une totale arrogance ?
Oui. Mais une arrogance que je n’ai pas voulue, l’idée se rattachant au concept inventé par Fernand Braudel avec les villes-mondes qui changèrent à travers le temps : Venise au cœur de la Méditerranée, Lisbonne qui ouvrit les routes du Nouveau Monde, Amsterdam qui lui succéda, puis Londres et enfin New York. Il existe une sorte d’incarnation ascendante de l’histoire où, comme dirait Hegel, l’esprit du monde se concentre en un endroit, ce privilège n’étant bien entendu pas éternel. Je m’empresse de dire que, si les Juifs ont été le peuple-monde, ils ne jouent pas le rôle de pivot du destin de l’humanité. D’abord parce que la mondialisation nous a réappris à penser que l’Asie n’était pas une périphérie de la planète, mais un de ses centres fondamentaux. Sans doute les Juifs ont-ils joué un grand rôle dans l’ancien monde ainsi qu’en Amérique avec une pensée religieuse innovante et même révolutionnaire, mais l’essentiel de ce qu’ils ont transmis, ils l’ont appris d’autres peuples. A commencer par le calendrier babylonien, leurs rituels égyptiens. Quant aux domaines où ils ont fini par exceller, par exemple les mathématiques, la physique, voire le jeu d’échecs, toutes ces innovations sont sans rapport avec nos lointains ancêtres, paysans et bergers, qui finirent par donner une forme à la terre d’Israël. Tout cela a été appris dans la diaspora, pour être désappris. Si les Juifs n’ont guère inventé - Wagner en a fait des gorges chaudes dans Le Judaïsme dans la musique -, ils ont en revanche une disposition d’esprit consistant à s’unir au monde. Ils croient sans aucun préjugé à l’innovation dans l’histoire, sans toutefois qu’aucune des grandes révolutions où ils ont marqué les esprits n’ait eu pour origine le judaïsme lui-même. Les Juifs se sont mobilisés ou ont rejoint ces mouvements de manière récurrente, notamment l’émancipation qui souleva l’Europe à partir de 1789. Ce sont les Lumières, Voltaire, Diderot, Rousseau, puis Schiller ou Goethe en Allemagne qui ont donné le branle à cette révolution. Les Lumières allemandes ne sont pas juives, même si l’œuvre d’Emmanuel Kant a été portée par des juifs, si enthousiasmés par cette philosophie rationaliste qu’ils en ont fait une sorte de seconde Torah. Ils ont toujours adoré la créativité des peuples qui les accueillaient, mais ce serait une erreur de perspective doublée d’une dommageable forfanterie de notre narcissisme que de nous attribuer la modernité en tant que telle.
Il n’empêche qu’à un moment donné le bond s’opère et qu’émergent les deux grandes figures tutélaires du XXe siècle : Freud et Einstein. Là, effectivement, on ne peut pas dire que ce ne soient pas des esprits juifs conscients de l’être qui sont à l’origine de l’explosion intellectuelle du XXe siècle.
En quoi la révolution cosmologique est-elle inhérente au peuple juif ?
Elle commence avec Galilée et Newton, qui n’ont pas de rapport direct avec le peuple juif. Avec cette précision que, si Newton était judaïsant, puisque bibliciste fanatique, il n’était pas un représentant de l’esprit juif. Cela dit, je repère trois éléments congruents dans la rencontre de la cosmologie moderne et de l’esprit juif. Le premier est la liberté de penser due à une méditation constante du temps. « Les Juifs sont les bâtisseurs du temps », disait le théologien Abraham Heschel , ce n’est donc pas tout à fait un hasard s’ils ont accueilli avec plus de faveur que d’autres l’idée que le temps était une dimension essentielle de l’espace, et qu’il y avait un caractère caché des replis de la matière nécessitant une exploration dépassant l’expérience. Là, je retourne la table par rapport à un physicien nazi prix Nobel comme Philipp Lenard, qui haïssait Einstein, et considérait tout cela comme de l’élucubration par rapport à la solide physique expérimentale - avec les objets que l’on peut déterminer et la technologie qui en découle.
Deuxième élément, aux racines mêmes de la pensée juive : la kabbale considère que l’univers entier est fait de chiffres. L’idée est également pythagoricienne puis platonicienne, mais dans le judaïsme les mathématiques sont beaucoup plus qu’un langage : elles sont un moyen d’exploration du réel qui fournit ses propres réalités.
Troisième point, et non des moindres : la dualité acceptée. Au fond, malgré les efforts d’Einstein de trouver l’équation de champ qui réunifie, la physique moderne est demeurée dans un éclatement du savoir entre une physique des particules de l’infiniment petit, quantique (avec un degré et un principe d’incertitude), et une cosmologie de l’infiniment grand, relativiste, celle qu’Einstein a établie dans sa théorie de la relativité générale dès 1917.
Cette claudication de la physique théorique moderne était un défi pour la pensée qui heurtait moins un esprit juif qu’un esprit non juif. Bien évidemment, des contre-exemples existent dans les deux sens. Beaucoup de Juifs ont été choqués par cette nouvelle physique, Bergson a été obligé de retirer le livre malheureux qu’il avait consacré à Einstein, dont les erreurs d’interprétation aboutissaient à un dialogue de sourds. A l’inverse, de très grands physiciens et innovateurs de la cosmologie du XXe siècle n’ont rien eu à voir avec le judaïsme. Cela dit, on ne peut s’empêcher de regarder comment de ce grand déroulement du monde, de cette grande révolution, émergent finalement trois personnages essentiels : Einstein d’un côté, le Danois Niels Bohr, le découvreur des quanta, son opposé, de père luthérien et de mère juive, et puis, entre les deux, un personnage extraordinaire, car c’est toute la tentation faustienne qui s’exprime en lui : Robert Oppenheimer. Ce dernier aurait pu, lui aussi, être un très grand théoricien, mais il a préféré se jeter dans l’action, dans la pratique, Parti communiste d’une part, et réalisation de la plus grande révolution de la physique contemporaine : la bombe atomique !