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Les disparus

Les disparus

Daniel Mendelsohn -

Une très belle et proustienne exploration de la mémoire, un grand livre à ne pas manquer.

Publié aux États-Unis à l’automne 2006, Les Disparus (The Lost) a été couronné par le National Jewish Book Award et le National Book Critics’ Circle Award ; Prix Medicis étranger 2007, le meilleur livre de l’année, selon la rédaction de Lire.

Daniel Mendelsohn est un universitaire américain, juif et laïc, dont l’enfance fut tout à la fois enchantée par son grand-père, mémorable conteur, et étonnée par la mélancolie que sa présence provoquait chez les plus anciens de sa famille qui, lors de rencontres occasionnelles, versaient quelques larmes tant cet enfant, moment d’innocence, leur rappelait Shmiel Jäger, le frère de son grand-père, disparu avec sa femme et ses quatre filles dans les horreurs de la guerre, « tués par les nazis » disait-on. Longtemps, Daniel ne sut rien d’autre.

Le jour de sa bar-mitsva, seule concession de son scientifique de père à la religion, il se demande quel peut bien être le lien qui l’unit à tous ces gens qui assistent à cet événement. Il veut comprendre et entreprend de les interroger sur sa famille. Gratifiés, ces vieux juifs d’Europe centrale vont lui répondre. Mais il sent bien que tout n’est pas dit, il y a ceux qu’on ne nomme pas, comme ces quatre filles de l’oncle Shmiel dont son grand-père ne prononça jamais le prénom tant et si bien qu’on ne savait plus comment elles s’appelaient. « Impossible à mentionner et, par conséquent, inconnaissables. »

A la mort de son grand-père, on retrouve dans son portefeuille des lettres de Shmiel, signes de « la grande tragédie de sa vie. » Des lettres qui disaient la montée des périls puis la détresse de celui qui n’avait pas voulu quitter son village de Galicie quand tous les autres étaient partis, qui pour l’Amérique, qui pour la Palestine. Son grand-père ne disait rien parce qu’il ne savait rien. Mais qu’avait-il répondu, qu’avait-il fait, qu’avait-il cherché ? Besoin de curiosité, crainte de culpabilité, Daniel, devenu étudiant et profitant des nouveaux moyens de communication, étend ses recherches et les réponses qu’il reçoit ne font qu’attiser sa curiosité : Comment, quand et où sont-ils morts ?

Cette impatience de savoir, ce besoin de comprendre deviennent vite une urgence ce que justifie l’age de ceux qui ont pu connaître cette histoire et d’ailleurs sur les douze survivants de Bolechow qu’il pourra interroger, ils ne sont plus que six encore en vie. Il entreprend un voyage au « pays d’autrefois », disparu depuis soixante ans, Bolechow, petite ville aujourd’hui en Ukraine, dont le destin fut longtemps incertain. Au gré des conquêtes et des occupations, sans quitter son village, on pouvait y naître autrichien, devenir collégien polonais, se marier allemand, avoir des enfants soviétiques et mourir ukrainien. Avant la guerre, la ville - une dizaine de milliers d’habitants - était composée d’un tiers de juifs, d’un tiers d’ukrainiens et d’une moitié de polonais. Après la guerre, il n’y avait plus que 48 juifs survivants. Le voyage est décevant et Mendelsohn n’apprend pas grand-chose si ce n’est des banalités, du genre « trois cultures qui cohabitaient bien », etc. Quelques mois plus tard, coup de téléphone : « Bonjour, vous ne me connaissez pas, mais j’ai appris que vous cherchez des renseignements sur Bolechow. Je peux peut-être vous être utile. » Ce sera pour ce spécialiste du monde grec antique une Odyssée qui, entre des retours fréquents à New York, va le mener en Australie ou à Prague, en Israël ou à Vilnius, de Suède à Vienne ou encore au Danemark et enfin en Ukraine.

Une odyssée où il va comprendre qu’il était « à la recherche de la mauvaise histoire- l’histoire de la façon dont ils étaient morts, plutôt que celle dont ils avaient vécu. » Mendelsohn parle de disparus, pas de morts. Il leur rend par sa recherche une vie qu’on leur a volée après l’avoir souillée, une humanité faite des détails de la vie quotidienne, celle qui fut leur vie à eux. Le voyage est entrepris pour sauver ses parents « des généralités, des symboles, pour leur rendre leur particularité. » Ainsi Shmiel se révèle un peu sourd, fier de sa réussite, Ester, sa femme, avait une belle paire de jambes, les filles avec enfin leur prénom et leur personnalité que ces derniers témoins vont éclairer. Et dans leurs mots simples, leurs phrases parfois hésitantes et compliquées par la traduction, on retrouve la vie, une expression, la façon de porter son cartable, de goûter les premières fraises et « j’ai pu saisir, avec soudaineté et force, une bouffée de quelque chose, une trace, nette et évanescente à la fois, du rythme d’une vie désormais invisible et inimaginable. »

Daniel Mendelsohn est très prudent dans ses reconstitutions, il cherche des faits pour reconstituer le puzzle d’une famille perdue. Il enquête comme le ferait un détective qui veut plus savoir que juger. Et les interrogatoires se font sans sentimentalisme, servis magnifiquement par des témoins d’une dignité superbe qui vont regarder quelques photos pour se souvenir, réveiller leur mémoire et dire ce qu’était ce » pays d’autrefois. » L’auteur, avec une grande délicatesse, va apprendre que ces images qui ne sont pour lui qu’intéressantes, édifiantes, voire émouvantes ont « le pouvoir, soudain, de rappeler aux gens à qui je les montrais à présent la vie et le monde auxquels ils avaient été arrachés. » Et lui revient en mémoire ce vers de l’Enéide : « sunt lacrima rerum », il y a des larmes dans les choses, « mais nous pleurons tous pour des raisons différentes. »

Ce livre vaut autant par la force de son sujet que par la façon merveilleuse et nouvelle de le raconter. Mendelsohn décrit son voyage avec une minutie infinie, craignant toujours d’oublier un détail, ce qui renvoie à sa recherche de détails de vie sur Shmiel et les siens. IL précise sa méthode, dit ses fausses routes (les conséquences de la confusion des mots qui vous fait rechercher un château là où il faudrait trouver une « boite »), les contradictions, la mémoire qui flanche ou qui ne veut pas, ne peut pas encore, soixante ans après, dire, les malheurs ou les hontes qu’on essaie d’occulter, les coups de théâtre aussi.

Un livre de souvenirs perlés de méditations bibliques mais aussi un livre sur la culpabilité.

Celle des frères qui n’ont pas su ou pu aider celui qui, malgré sa fierté, disait sa détresse – « entre frères, il existe des forces très sombres qui rôdent et n’ont besoin que de la plus simple excuse pour remonter à la surface et exploser dans la violence », miroirs de secrets de famille ou encore de la relation de Daniel avec ses frères, inhérents, depuis Abel et Caïn, à l’histoire de toute fratrie.

Celle aussi des populations locales, hier gentilles voisines, durant la guerre elles devinrent souvent complices et exécuteurs de basses œuvres des nazis ou spectateurs passifs et terrorisés bien que certains furent la planche de salut des juifs qu’ils aident en risquant leur propre vie.

Celle encore qui resurgit encore et encore quand l’ignoble le dispute à la lâcheté : Mendelsohn apprend que les nazis ont, à Bolechow en 1941, raflé des juifs, les ont regroupés avant de leur faire bâtir une pyramide humaine sur laquelle le rabbin   aux yeux crevés devait danser sur le corps d’une femme nue.

D’autres découvertes macabres suivront. Mais bien plus que le résultat de l’enquête, c’est la quête elle-même qui est passionnante et nous fait voyager dans la mémoire familiale, la diaspora juive post-Shoa, diaspora de diaspora, la douloureuse identité juive des familles meurtries et le terrible vide laissé par les horreurs indicibles de la Shoa.

Un livre à lire absolument.

Site de l’auteur
http://www.danielmendelsohn.com

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