chabbat du chant, chabbat du cantique, chabbat durant lequel le texte de la Torah comporte le fameux passage appelé Chirat hayam, le cantique de la mer : « Az yachir moché ouvené Israël … ».
Nommer, concentrer, attirer l’attention sur ce seul texte de la Paracha permet d’occulter les autres passages un peu plus gênants : la fin bien sûr, dans laquelle le peuple ne cesse de se plaindre devant Moché, et de regretter leur servitude, mais surtout le début, dans lequel Pharaon regrette d’avoir laissé partir les hébreux et part à leur poursuite pour finir par se noyer dans la mer.
Nous avons l’habitude de concevoir la sortie d’Egypte comme des modernes, comme des observateurs de la vie politique internationale après l’éveil des nationalismes au 19° et au 20° siècle : un peuple opprimé qui cherche à acquérir son indépendance et à sortir de la coupe d’un peuple oppresseur. Or la vision que cherche à nous faire partager l’auteur de la Bible est beaucoup plus complexe. Un verset de la Paracha précédente nous fait écho de cette ambigüité :
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שמות פרק יא
(א) וַיֹּאמֶר יְקֹוָק אֶל מֹשֶׁה עוֹד נֶגַע אֶחָד אָבִיא עַל פַּרְעֹה וְעַל מִצְרַיִם אַחֲרֵי כֵן יְשַׁלַּח אֶתְכֶם מִזֶּה כְּשַׁלְּחוֹ כָּלָה גָּרֵשׁ יְגָרֵשׁ אֶתְכֶם מִזֶּה :
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L’Egypte et Israël ont été passionnément amoureux, à une époque pas si lointaine, et il leur arriva ce qui arrive parfois : leur union a mal tourné, le mari, le mâle, Pharaon, est devenu violent, exigeant, irritable, tandis que la « femme », la « fiancée » Israël, comme beaucoup de femmes battues ou victimes de violences conjugales, cherche de l’aide tout en n’arrivant pas à se résoudre à divorcer, car elle a encore malgré tout beaucoup de sentiments pour cet homme.
Moché joue ici le rôle de la tierce personne qui va convaincre la femme de partir pour son bien et l’homme de laisser partir sa femme. Or les choses vont se passer dramatiquement et Pharaon, en réalisant qu’il a laissé partir le peuple d’Israël, va décider de tenter de le poursuivre pour le ramener « à la maison ».
Les commentateurs et philosophes ont beaucoup glosé sur le fait que Dieu a « endurci le cœur de Pharaon » et les conséquences de cette action sur le libre arbitre humain. Mais bien peu ont cherché à sonder quelle pouvait être la nature de ce sentiment. Pur calcul et intérêt économique, stratégique ? Besoin de domination ? Volonté de possession ? Haine irraisonnée ? Jalousie destructrice ? Peut-être même, j’hésite à le dire tant cela pourrait paraître une hérésie à certains, peut-être même y avait-il encore un peu d’amour, et subitement s’est-il rendu compte qu’Israël lui manquait déjà.
De même, quelle était la nature des sentiments du peuple lorsqu’immédiatement après ce qu’il est convenu d’appeler le miracle de la mer, ils se plaignent et se lamentent dès les premières difficultés, allant jusqu’à regretter « les marmites pleines de viandes qu’ils avaient en Egypte » ?
Les mécanismes psychologiques qui font revenir les femmes vers leurs maris violents sont extrêmement complexes, autant que ceux qui font que certains otages prennent le parti de leurs kidnappeurs, comme par exemple dans le syndrome de Stockholm…
Quoi qu’il en soit, toute la tâche de Moché va être maintenant de « désintoxiquer » Israël, de lui faire perdre ses mécanismes d’addiction qui l’ont rendu « accros » à l’Egypte, et à lui faire contracter un mariage d’amour et de raison avec Dieu, basé sur un engagement mutuel et des bases un peu plus saines.
C’est le rôle que joue ce qu’on pourrait appeler "le premier chabbat" célébré par le peuple d’Israël, avant même le don de la Torah, qui n’est donc pas par définition un chabbat qui entre dans le cadre de l’alliance avec Dieu, ni même de la halakha , mais de l’éducation : ils reçoivent une nourriture tombée du ciel, la manne, qui tombe doublement le vendredi et pas du tout le chabbat, pour commencer à les habituer, à leur donner le goût de ce que peut être un chabbat.
Mais pour en revenir au texte central de la paracha , celui qui donne son nom au chabbat, le fameux "cantique de la mer", il s’agit d’un texte à la forme poétique très achevée, une perle, un chef d’œuvre de poésie, qui d’après tous les chercheurs et historiens du texte ne fait pas partie de l’unité littéraire de cet endroit précis : tout indique que le poème existait et faisait partie de la littérature orale depuis une époque bien antérieure à la rédaction de ce texte, et que l’auteur a choisi délibérément de l’utiliser et de le placer à cet endroit précis de la narration.
"Az Yachir Moché ou vené Israël…"
Ce faisant, consciemment ou inconsciemment, il a introduit un nouveau problème théologique : Si Moché et le peuple ont bien chanté "Az"/"Alors, à ce moment là", comment ont-ils fait pour s’accorder immédiatement sur les paroles ? Comment ont-ils pu chanter ensemble sans jamais avoir entendu le texte ni répété ? Il faut donc qu’ils aient eu une inspiration divine, ce que les Sages nomment "Rouah Haqodech", l’esprit sain se serait emparé d’eux et ils auraient immédiatement "prophétisé" le chant. (Ce qui pose encore d’autres problèmes, à n’en plus finir, puisque le poème glorifie et magnifie Dieu, or comment se fait-il que Dieu se glorifie lui-même…)
Mais sans rentrer dans ces questions d’ordre théologique, ce chant est l’occasion d’un moment de communion exceptionnel, dans lequel tous les participants célèbrent ensemble la défaite de leurs ennemis, un moment, très court ("Le temps d’une chanson" comme dirait Gainsbourg) dans lequel il n’y a pas de désaccord, de conflit, de divergence, de peur, d’angoisse. Toutes les difficultés précédant la libération ont été surmontées, et un avenir radieux s’offre au peuple qui vient de recouvrer son indépendance. En cherchant rapidement dans l’histoire contemporaine on réalise que chaque révolution est accompagnée de chansons, comme s’il fallait donner à l’espoir politique populaire un moyen de s’exprimer qui touche l’ensemble de la population, qui se répande facilement et qui puisse s’apprendre facilement, sans apprentissage, par simple "contagion". La chanson, la mélodie, le chant est un instrument démocratique par excellence, puisqu’elle ne nécessite pas de savoir lire ni écrire, ni de savoir jouer d’un instrument.
Mais le chant a aussi un autre pouvoir : celui de faire oublier, mettre de côté le sens parfois extrêmement dérangeant des paroles. Que ce soit dans Chirat Hayam, que tout le monde considère comme un chant de libération alors que c’est surtout un chant guerrier qui célèbre la victoire et l’anéantissement des ennemis, ou dans d’autres hymnes nationaux, qu’on apprend à respecter et à chanter à l’école sans bien réaliser qu’ils nous enjoignent à verser un sang impur pour abreuver nos sillons, il nous arrive très souvent de nous attacher à une mélodie sans trop prêter attention au texte qui l’accompagne.
Le poème dit du "Cantique de la mer" fait depuis des temps très anciens partie de la liturgie quotidienne (pas seulement du chabbat) de la prière juive. Mais est-ce que nous réalisons tous les matins qu’il a pour sujet l’extermination physique de nos ennemis dans d’atroces souffrances ? Ou bien est-ce que nous nous laissons simplement porter pas sa mélodie douce et entraînante ?
Plus généralement, dans nos prières en communs, nos offices, n’avons-nous pas tendance à privilégier la forme sur le fond ? S’il est évident que l’esthétique, la mélodie, la beauté du chant ont toute leur place dans l’expérience religieuse, et servent même parfois de moyen d’accéder rapidement à la prière pour ceux qui n’ont pas accès aux textes, le problème survient lorsqu’on cherche à rendre les offices avant tout beaux, au détriment de deux autres éléments fondamentaux : le sens des textes et la spontanéité.
Il arrive en effet que pour adapter tel ou tel texte à une certaine mélodie on le découpe irrégulièrement et qu’on lui fasse perdre son sens, alors que sa raison d’être là est surtout ce qu’il nous transmet.
Il peut arriver, aussi, que par souci de perfection mélodique on en vienne à ne plus laisser de place à l’expression première de la prière, l’adresse directe et naturelle au divin sans intermédiaire.
On raconte à propos d’Avraham Yéhoshoua Heschel , qu’il était un jour en visite dans une synagogue Conservative au Canada, une communauté immense de plusieurs centaines de membres, dans laquelle les offices de chabbat étaient conçus comme un show "à l’américaine" avec une chorale très bien entrainée et un silence de plomb dans l’assistance car personne ne devait chanter pour ne pas gêner le Hazzan et les choristes. Tout à coup un bébé s’est mis à crier, et ses parents se sont dépêchés de le faire sortir pour ne pas déranger la solennité de l’office. On dit qu’Heschel , lui qui avait été élevé dans une cour hassidique, aurait bondi en hurlant "laissez-le crier, c’est la seule chose naturelle et spontanée que j’aie entendu aujourd’hui !"
Parfois on peut opposer esthétique et naturel.
Le chabbat Bechalah est traditionnellement le chabbat des chansons, de l’esthétique musicale. Mais cette joie manifestée, cet esthétique peine à cacher le fond sonore qui transpire du reste du texte de la paracha : le cri. Quelle est la différence entre un cri et un chant ?
– le chant est construit, organisé, il lie les humains entre eux, et leur permet un moyen d’accès vers l’émotion, le divin.
– Le cri est animal, instinctif, désorganisé, il est l’expression d’un sentiment qui ne peut plus être contenu à l’intérieur.
Une expérience religieuse telle qu’elle est souhaitée et décrite dans la Torah doit être composée de ces deux éléments : le construit, fastueux, beau, grandiose, émouvant, et aussi l’animal, le spontané, irréfléchi, cacophonique.
Il arrive même, parfois, souvent par hasard, que quelque part au milieu de tous ces éléments qui constituent notre liturgie, au hasard des vagabondages de nos pensées, de notre regard, on croit entendre ce que le prophète appelle "kol demama daka", "une toute petite voie silencieuse", par laquelle Dieu tente d’entrer en contact avec l’humain.
David Touboul