Début du 20e siècle. Convaincu des vertus de l’assimilation, un marchand juif polonais, David Karnovski, adepte de la haskalah, décide de fuir l’obscurantisme des Juifs de l’Est pour s’installer avec sa famille à Berlin, ville des Lumières.
Voulant mettre en pratique les principes d’intégration qui lui sont chers, il sera ’juif parmi les Juifs, allemand parmi les Allemands’...
Le talent d’écrivain d’Israël Joshua Singer (mort en 1944) n’a rien à envier à celui de son frère, Prix Nobel de littérature, Isaac Bashevis Singer. Ce libre-penseur, un temps partisan de la cause bolchévique, quittera finalement l’Est de L’Europe pour les Etats-Unis où il écrira cette magnifique saga familiale lucide et émouvante sur la place des Juifs en Europe…
Publié en 1943 alors que les nazis massacrent les communautés juives en Europe, le roman de Singer, inédit en français, est hanté par cette tragique conjoncture et par la volonté, qui traverse son œuvre tout entière, de démêler le complexe destin de son peuple.
Eva H-L
La famille Karnovski / Singer, Israël Joshua , . - Paris : Denoël, 2008 . - 690 p. ; 20 cm . - (Denoël et d’ailleurs) .
ISBN 978-2-207-25872-9 : 29.00.
Note de lecture
« Pour tout l’or du monde je n’accepterai pas de passer un jour de plus parmi ces sauvages et ces ignorants ». David Karnovski, juif polonais du shtetl de Melnitz, décide de fuir le monde hassidique, synonyme pour lui d’obscurantisme. Avec sa jeune épouse, il émigre à Berlin, berceau de la Haskalah, mouvement juif des Lumières. Ce départ est l’acte fondateur d’une spectaculaire ascension sociale. David Karnovski intègre des cercles intellectuels distingués et abandonne le yiddish, langue vernaculaire des West-Juden, pour un allemand raffiné, aspirant à être « juif parmi les Juifs, allemand parmi les Allemands ».
Mais lorsque la première guerre mondiale éclate, le riche négociant en bois, considéré comme étranger, échappe de peu à l’internement, à son grand désarroi : « Lui qui avait fui l’ignorance et l’obscurantisme de l’Est pour la culture et les Lumières de l’Ouest ? Lui qui parlait allemand selon toutes les règles de la grammaire […] Lui, un honorable commerçant, propriétaire d’un immeuble dans la ville, père d’enfants nés dans le pays… ». Et déjà l’assimilation apparaît comme une dangereuse chimère, dans cette Allemagne gagnée par le nationalisme et l’antisémitisme.
Pour illustrer la progression implacable du parti nazi et de l’exclusion des Juifs, Israël Joshua Singer aurait pu se contenter d’une saga historique peuplée d’archétypes. Mais le frère aîné du prix Nobel de littérature Isaac Bashevis est un grand écrivain et La Famille Karnovski, l’un de ses chefs-d’œuvres. Avec virtuosité, il préfère façonner ses personnages, y compris les plus secondaires, dans toute leur complexité, chacun entretenant un rapport difficile à son identité et à la transmission familiale : David, par exemple, pourtant convaincu des vertus de l’assimilation, rompt momentanément les ponts avec son fils, Georg-Moïse, médecin respecté, lorsque celui-ci épouse une non-juive. Singer fait ainsi dire à un vieil érudit : « La vie est une farceuse, rabbi Karnovski, elle aime à nous jouer des tours. Les Juifs voulaient être des Juifs à la maison et des hommes à l’extérieur, la vie est arrivée qui a tout embrouillé : nous sommes des goyim à la maison et des Juifs pour l’extérieur ». A l’instar d’un Roman Vishniac qui photographia, jusqu’à la dernière heure, l’univers des Juifs d’Europe de l’Est, l’auteur dessine le panorama inédit du monde juif, à la veille de sa disparition. L’écriture de Singer en restitue toute la diversité et les contradictions, donne à entendre ses bruits, sa musique, campe la truculence des uns, la retenue des autres, illustre les niveaux de langue des diverses couches sociales.
Sa justesse de vue ne laisse pas d’étonner, La Famille Karnovski n’ayant été écrit qu’en 1943. Ce fils d’un rabbin ultra-orthodoxe tient peut-être sa lucidité d’une double prise de distance. Intellectuelle tout d’abord puisqu’il rompt, très jeune, avec son milieu d’origine, pétri de croyance et de rituels, afin d’épouser l’avant-garde yiddish et de mener une vie de libre-penseur. Géographique ensuite, puisqu’en 1933, il part s’installer à New-York où il devient journaliste pour le quotidien yiddish Forvets.
Bien avant les historiens, il analyse le processus menant au génocide. Avec une acuité remarquable, il décèle l’importance d’une phraséologie antisémite qui contamine la langue allemande et contribue au processus d’exclusion : « Juif » est par exemple remplacé inlassablement par « les ennemis qui ont poignardé la patrie dans le dos » et les médecins juifs deviennent des « médicastres ». Le thème de la souillure juive pénètre le langage du quotidien et s’immisce jusque dans la psychologie des personnages, la dialectique du pur et de l’impur préparant la voie à une purification-extermination planifiée.
Dans l’amphithéâtre de son lycée, un conférencier contraint le petit-fils Karnovski, Joachim-Georg, issu d’une union mixte, à se déshabiller afin d’édifier les élèves sur la corruption de la perfection aryenne par le sang juif. Cette scène, décrite avec sobriété et précision, dévoile brutalement toute la violence dont est porteuse l’idéologie raciale nazie. Au lieu de se révolter, le garçon intériorise le discours de ses bourreaux : « Comme il se trouvait risible, chaque fois qu’il se voyait dans une glace, noir, décharné, l’air louche, avec un grand nez, un vrai Moïse. Son aspect lui faisait tellement horreur qu’il lui arrivait souvent de cracher sur sa propre image dans le miroir ». La souffrance de son fils pousse Georg à s’embarquer, lui et toute sa famille pour les Etats-Unis.
Le roman s’achève ainsi sur les bords de l’Hudson où le yiddish se mâtine d’américanismes. Une fin prémonitoire : à l’issue de la guerre, ne subsistera plus du judaïsme européen qu’une béance, un effroyable néant. Dorénavant, c’est à New-York que la yiddishkeit -le tissu social et culturel porté par le yiddish- perdurera et se réinventera, épousant la modernité, à l’image de ces musiciens américains qui mêlent aujourd’hui aux mélodies klezmer, musique électronique et rythmes hip hop.
Par Claire Judrin
Extrait du livre
Voici le début du livre qui démarre par une scène emblématique du climat intellectuel de l’époque (fin 19e) en Pologne. En espérant que vous aurez envi de lire la suite...
Les Karnovski de Grande Pologne jouissaient d’une réputation de têtes de mule et de provocateurs, mais aussi d’érudits et de savants authentiques, des vraies grosses têtes.
Sous leur grand front d’intellectuels et leurs yeux noirs comme le jais, profonds et inquiets, on devinait le jeune prodige. Leur nez, un nez fort, trop long, qui saillait sur un visage maigre avec gouaille et impertinence dénonçait leur entêtement et leur obstination — regarde-moi bien mais ne t’y frotte point !
C’est en raison de cet entêtement que personne dans la famille n’était devenu rabbin , ce qui leur aurait pourtant été facile, et qu’ils préféraient faire du commerce. Ils étaient pour la plupart négociants en bois ou bien conduisaient des trains de flottage sur la Vistule, souvent jusqu’à Danzig. Dans les petites cabanes ou dans les cahutes que les pousseurs de bois goy leur construisaient sur les troncs flottants, ils emportaient quantité de Guemaras et autres livres pieux dans lesquels ils prenaient grand plaisir à étudier.
Toujours en raison de leur entêtement, ils refusaient de fréquenter la cour d’un rabbi hassidique quel qu’il soit et, à côté des textes sacrés, ils s’intéressaient également aux choses profanes, travaillaient très sérieusement l’arithmétique, lisaient des ouvrages de philosophie et même des livres allemands imprimés en caractères gothiques pointus.
Ce n’était pas des gens particulièrement fortunés, ils gagnaient bien leur vie, sans plus, mais ils mariaient leurs fils dans les meilleures maisons de Grande Pologne. Les fiancées les plus riches s’arrachaient les solides gaillards érudits au teint mat des diverses branches de la famille Karnovski autour desquels flottait une si agréable senteur de bois et d’eau. Leib Milner, le plus gros négociant en bois de Melnitz, avait réussi à décrocher David Karnovski.
Dès le premier shabbat après son mariage, au moment de la présentation à la synagogue, le riche gendre nouveau venu avait eu un accrochage avec le rabbin et les notables de la ville.
Bien qu’originaire lui-même de Grande Pologne, David Karnovski, fin connaisseur de la grammaire et de la langue hébraïques, avait lu le chapitre d’Isaïe de la semaine avec la prononciation lituanienne un peu pédante, propre aux tenants des Lumières, pas particulièrement prisée des hassidim de cette maison de prière. Après l’office, le rabbin avait fait clairement comprendre au jeune étranger que chez lui, à Melnitz, on n’appréciait pas vraiment l’hébreu des misnagdim1 de Lituanie.
« Tu comprends, jeune homme, avait-il dit sur le ton de la plaisanterie, nous ne pensons pas que le prophète Isaïe ait été un Litvak et encore moins un misnaged.
— Si, justement, avait répondu David Karnovski, et je vais vous prouver qu’il était bien et Litvak et misnaged.
— Quelle est la preuve, jeune homme s’enquit le rabbin entouré des dignitaires de la communauté qui écoutaient avec attention et curiosité cette joute oratoire opposant leur rabbin au jeune érudit venu d’ailleurs.
— C’est tout simple, répondit David Karnovski. Si le prophète Isaïe avait été polonais et hassid, il aurait ignoré la grammaire et aurait écrit l’hébreu avec des fautes comme tous les rabbis hassidiques. »
Le rabbin ne s’attendait pas à une repartie aussi cinglante de la part d’un si jeune homme, et de plus, en présence de toute la communauté. Il était si désemparé d’avoir été ainsi ridiculisé aux yeux de tous par l’étranger qu’il se mit à bégayer, il voulait répondre quelque chose mais n’arrivait pas à aligner deux mots, ce qui le désarçonna encore plus. David Karnovski regardait d’un air moqueur le rabbin mortifié. Tout l’entêtement et toute l’effronterie des Karnovski s’étalaient sur son nez fort, trop grand pour son jeune visage brun et décharné.
À partir de ce moment, le rabbin le considéra avec crainte. Les notables qui priaient à côté de lui et de son beau-père près du mur oriental soupesaient chacune des paroles qu’ils lui adressaient. Mais quand, un beau samedi, l’étranger apporta à la maison de prière un livre hérétique, le rabbin et les fidèles oublièrent leur peur et lui déclarèrent ouvertement la guerre.
C’était pendant la lecture de la Torah, alors que les hommes avaient détourné la tête du mur oriental pour regarder vers la tribune et répétaient pour eux-mêmes, à voix basse, en suivant chacun dans son Pentateuque, les paroles prononcées par le préposé à la lecture publique.
David Karnovski, son taleth neuf posé non pas sur sa tête mais sur ses épaules à la manière des misnagdim, regardait lui aussi dans son Pentateuque. Soudain, il le laissa tomber. Il prit son temps pour le ramasser mais son voisin de banc, un homme dont on ne voyait que le taleth et la barbe, se précipita pour faire une bonne action. Il déposa un rapide baisé sur le volume ouvert comme pour effacer l’affront de la chute et s’apprêtait à le retourner à son riche propriétaire quand il remarqua qu’il venait d’embrasser des mots que ses yeux n’avaient jamais vus dans aucune Torah. Ce n’était ni le texte hébreu ni sa traduction en yiddish. David Karnovski tendait la main pour récupérer son bien mais le Juif tout taleth et barbe n’était pas pressé de le lui rendre. Au lieu de le redonner au gendre du magnat, il préféra le porter au rabbin pour qu’il l’examine. Le rabbin jeta un rapide coup d’œil sur les fameux mots, tourna la page de garde et rougit d’étonnement et d’effroi. Il s’écria :
« C’est la bible de Moïse Mendelssohn », et il cracha. « Les "commentaires" de Moshe de Dessau1. Sacrilège ! »
L’oratoire se mit à murmurer, à gronder.
Le lecteur tapa sur la table afin de rappeler que les prières n’étaient pas terminées. Le rabbin en personne se mit à taper sur son pupitre pour que les gens écoutent la lecture. Mais le public s’agitait, s’excitait. Chaque « chut », chaque « allons » et chaque coup sur les pupitres ne faisait qu’accroître le tumulte. Voyant que de toute façon personne n’écoutait, le lecteur débita à la hâte, pratiquement sans mettre d’accents, la fin de la section hebdomadaire de la Torah. Le chantre expédia la prière Musef sans mélopée, sans vocalises.
Aussitôt que l’on eut conspué les idoles dans la dernière prière, alors que l’office n’était pas vraiment terminé, la synagogue bourdonna telle une ruche.
« Le livre hérétique de Moshe de Dessau, tonnait le rabbin en montrant du doigt la bible de David Karnovski, on n’a jamais vu une chose pareille à Melnitz... Je ne permettrai pas à l’apostat de Berlin de pénétrer dans ma ville. »
Les hassidim fulminaient et crachaient.
« Moshe le goinfre, que son nom et sa mémoire soient effacés
Les gens simples tendaient l’oreille aux paroles des érudits, tentant de saisir de quoi il retournait. Le Juif caché sous son taleth et sa barbe parcourait la synagogue tel un ouragan. Il racontait pour la énième fois :
« Dès que j’ai vu ça, j’ai tout de suite senti que quelque chose clochait, sur-le-champ je l’ai subodoré. »
Les bourgeois s’en prenaient au magnat de la ville.
« C’est un beau gendre que vous avez récupéré là, reb Leib, y a pas à dire ! »
Leib Milner était déconcerté. Malgré son taleth orné d’un liséré d’argent, sa barbe blanche et ses lunettes cerclées d’or, cet homme imposant à l’allure digne et pondérée n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle le rabbin fulminait contre son gendre et les disciples excités s’en prenaient à lui. Mis à part prier, ce riche parvenu, simple fils de métayers, ne connaissait rien à la Torah. Il avait vaguement entendu le mot « commentaires » mais pourquoi « comme menteur » ? Et qu’est-ce que ce menteur avait à voir avec lui et son gendre ? Tout cela le dépassait. Il cherchait à comprendre.
« Monsieur le rabbin , que se passe-t-il donc ? »
Le rabbin en colère pointa un doigt tendu sur le Pentateuque et cria :
« Vous voyez, reb Leib, ce Moshe Mendelssohn de Dessau — que son nom soit maudit —, c’est une honte pour notre peuple ! Il a conduit les Juifs à l’apostasie avec sa Torah hérétique. »
Bien que n’ayant pas encore vraiment compris qui était ce Moshe de Dessau et quelles étaient précisément ses activités, d’après les hurlements du rabbin Leib Milner supposa que c’était une sorte de Juif missionnaire qui avait fourgué à son gendre, comme cela arrive souvent, un livre en hébreu condamné par l’orthodoxie . Il voulut dégonfler l’affaire et rétablir la paix dans l’oratoire. Il prit la défense de son gendre :
« Messieurs, mon gendre — Dieu le garde — ne savait certainement pas qui était ce Moshe là-bas. Il n’est pas convenable pour des Juifs de se disputer dans la maison de prière. Rentrons plutôt chez nous réciter la bénédiction sur le vin. »
Mais son gendre, lui, ne voulait pas rentrer réciter le kidoush . Bousculant les notables, il se fraya un chemin jusqu’au rabbin et l’interpella, furieux :
« Rendez-moi ma Bible, je veux ma Bible. »
Le rabbin refusait de la lui restituer, bien que ne sachant pas ce qu’il convenait d’en faire. Si cela avait été tout simplement un texte hérétique, et si ce n’avait pas été le shabbat, il aurait demandé au bedeau d’allumer le poêle sur-le-champ et de faire brûler publiquement le livre impur, comme le prescrit la loi. Mais c’était le shabbat. Et, en plus, les commentaires hérétiques de Moshe de Dessau accompagnaient la Torah. L’impureté et la sainteté côte à côte. Cette sainteté souillée lui brûlait les doigts mais il ne voulait pas pour autant la rendre à son propriétaire.
« Non, jeune homme, ce livre ne verra plus la lumière du jour ! » hurla-t-il, hors de lui.
Leib Milner fit une nouvelle tentative pour ramener la paix en disant d’un ton suppliant :
« David, mon gendre, combien ça coûte une Bible ? Je t’achèterai les Bibles les plus précieuses. Laisse tomber et rentrons à la maison. »
David Karnovski ne voulait rien entendre.
« Non, beau-père, répondit-il furibond, je ne lui laisserai pas ma Bible, pour rien au monde. »
Leib Milner tenta de le prendre autrement.
« David, Laïele t’attend à la maison pour le kidoush , elle va mourir de faim. »
Mais David Karnovski était si excité par la querelle qu’il ne pensait même plus à sa Laïele. Ses yeux jetaient des flammes en plein shabbat. Son nez était tranchant, tel le bec de l’épervier au moment de fondre sur sa proie. Il était prêt à partir en guerre contre tous.
Pour commencer, il mit le rabbin au défi de lui montrer ne serait-ce qu’un seul mot hérétique dans les « commentaires » de Moïse Mendelssohn , ensuite il aligna les citations de la Torah et les traits d’esprit pour prouver que ni le rabbin ni les notables ne connaissaient un traître mot des écrits de Mendelssohn et qu’ils étaient même bien incapables de les comprendre.
Après quoi, il se mit dans une telle colère qu’il déclara que ce que son maître Moïse Mendelssohn de mémoire bénie avait comme érudition, comme sagesse et comme piété dans la seule plante des pieds, le rabbin et tous les rabbis hassidiques réunis ne l’avaient pas dans tout leur corps et dans tout leur être.
Là, c’en était trop. Il avait outragé le rabbin et tous les rabbis hassidiques et avait parlé d’un mécréant en accompagnant son nom des mots « maître » et « de mémoire bénie », et ça dans un lieu saint ! Tout cela fit sortir les hassidim de leurs gonds : sans plus de façon, ils saisirent le gendre du magnat sous les bras, le mirent à la porte de la maison de prière et l’accompagnèrent de leurs vociférations :
« Va-t’en à tous les diables et ton maître de mémoire maudite avec toi ! Va rejoindre l’apostat de Berlin — qu’il pourrisse en enfer ! »
David Karnovski suivit leur conseil.
Selon le contrat de mariage, il avait encore la possibilité de se faire entretenir de longues années par son riche beau-père, mais il ne voulait plus rester dans la ville où on lui avait infligé publiquement un tel affront. Son beau-père essaya de le convaincre, promit de ne plus remettre les pieds dans cet oratoire et d’aller prier avec lui à la synagogue où les fidèles étaient plus évolués et plus raisonnables. Il pourrait même réunir lui-même un quorum de dix Juifs pour prier chez lui s’il y tenait vraiment. Léa, sa femme, le supplia de ne pas l’arracher à la maison de ses parents. David Karnovski ne voulut rien entendre.
« Pour tout l’or du monde je n’accepterai pas de passer un jour de plus parmi ces sauvages et ces ignorants. »
Sa colère était telle qu’il gratifia les fidèles de Melnitz de tous les qualificatifs injurieux qu’il avait rencontrés dans les ouvrages des maskilim : obscurantistes, ignorants rétrogrades, idolâtres, ânes bâtés.
Il voulait quitter non seulement la ville qui lui avait fait subir un tel affront mais aussi la Pologne, pays tout entier plongé dans les ténèbres. Depuis longtemps déjà, il était attiré par Berlin, la ville où son maître, le sage Moïse Mendelssohn , avait vécu et écrit, et d’où il avait répandu sa lumière sur le monde. Petit garçon déjà, alors qu’il étudiait l’allemand dans la traduction de la Torah faite par Mendelssohn , il se sentait attiré par ce pays de l’autre côté de la frontière d’où venait tout ce qui était bon, éclairé, raisonnable.
Par la suite, quand, devenu plus grand, il aidait son père dans le commerce du bois, il avait souvent eu l’occasion de lire des lettres en allemand en provenance de Danzig, Brème, Hambourg, Berlin.
Chaque fois, c’était comme un choc douloureux causé par la magie d’un autre pays. Dans l’adresse, la seule expression Hochwohlgeboren — « Très honoré » — respirait l’extrême délicatesse et le raffinement.
Même les timbres colorés à l’effigie de l’empereur étranger éveillaient en lui la nostalgie de ce pays à la fois lointain et familier dont il avait appris la langue à travers la Torah. Berlin avait toujours représenté pour lui la Haskala , la sagesse, la subtilité, la beauté, la lumière, tout ce dont on ne peut que rêver et qui reste toujours hors de portée. À présent, il voyait la possibilité d’accéder à tout cela.
Il fit pression sur son beau-père pour qu’il lui verse la grosse dot de Léa et le laisse partir là-bas, de l’autre côté de la frontière.