« On peut mourir de dire »
Elle n’est pas historienne mais psychosociologue de formation. Cependant, en 2003, elle a reçu un prix du Livre d’histoire et de recherches juives pour une biographie du baron de Hirsch « Le Moïse des Amériques ». C’est dire que Dominique Frischer s’y connaît en histoire juive et sait faire partager son savoir avec le lecteur.
Sans doute a-t-elle une petite dent contre la psychanalyse et les psychanalystes qui ne savent pas toujours prendre en charge leurs patients en souffrance surtout -pense-t-elle- quand il s’agit de victimes de traumatismes collectifs et cela fut malheureusement le cas avec les rescapés de la Shoah qu’on ne pouvait ou ne voulait pas toujours croire !...
« Dans quel mauvais roman avez-vous lu tout cela ? » C’est ainsi, nous rapporte-t-elle, qu’à l’époque, a été accueilli un orphelin des camps par un spécialiste patenté de l’écoute… Dominique Frischer défend donc dans ce livre très riche une thèse un peu inattendue, à contre-courant du discours ambiant qui prône le rôle libérateur de la parole, à savoir : « On peut mourir de dire » Pour les orphelins de la Shoah qui risquaient l’effondrement psychique, le silence a pu être une réponse salvatrice, nécessaire à la reconstruction de leur existence :
« …Après la Deuxième Guerre mondiale, c’était la volonté des gouvernements mais aussi des Juifs de se reconstruire dans l’oubli de la Shoah, comme si le temps d’une génération, le silence s’était imposé pour les protéger d’un passé angoissant… » Mais si comme nous le montre cet ouvrage -qui contient une centaine d’interviews de survivants et de leur descendance (de la deuxième et troisième génération) résidant en France, aux Etats-Unis et en Israël, l’occultation de l’Holocauste a permis aux rescapés de trouver un chemin dans leur vie, il n’a pas toujours été facile pour leurs enfants de grandir dans un silence lourd de sens et dans un environnement peuplé de fantômes ; l’Holocauste a provoqué des troubles de la personnalité chez nombre de survivants et leur descendance.
Et c’est ainsi que beaucoup d’enfants de survivants ont dû attendre le décès de leurs parents pour s’investir dans la recherche de ce passé douloureux et incompréhensible.
Car après le temps de la reconstruction, vient le temps du témoignage.
Aussi, certains rescapés, voyant leurs jours comptés, s’y sont finalement osés, au prix parfois de grandes souffrances, sachant que bientôt il n’y aurait plus personne pour témoigner de cet évènement tragique… Très riche, cet ouvrage s’interroge sur les conséquences de la Shoah sur les rescapés et leur descendance sur différents plans. En dehors des pathologies héritées de la Shoah, des problématiques psychiques spécifiques aux familles de survivants, il est question aussi de l’influence de « cette histoire » sur les comportements religieux (abandon ou retour au judaïsme ?), sur les comportements matrimoniaux (épouser un juif ou un non-juif ?), sur la sociabilité juive (s’isoler ou appartenir à une communauté ?) sur les relations parfois conflictuelles entre ashkénazes et séfarades autour de la « béance » de la Shoah… Et Dominique Frischer insiste sur le fait que les effets de la Shoah sont loin de dépendre seulement de facteurs psychologiques individuels. En lisant les larges extraits des entretiens retranscrits, on se rend compte de l’impact de l’environnement socio-culturel. Ainsi, note-elle, que –d’une manière générale-, l’héritage du passé semble plus lourd pour les juifs français que pour les juifs américains ou israéliens. Faute de transmission culturelle ou religieuse, en France, beaucoup d’enfants et les petits-enfants des survivants ne se sentiraient désormais juifs que par la Shoah….
La question de la transmission de la Shoah en corrélation –ou non- avec l’identité juive constitue d’ailleurs une question souvent au cœur de cet ouvrage … Ou l’on peut lire d’ailleurs que la proposition maladroite de N. Sarkozy partait d’une bonne intention et doit être repensée.
L’enquête montre ainsi que la compréhension et l’empathie face au drame de l’Holocauste passe par l’identification à une personne (le plus souvent il s’agit d’un membre de la famille) ; le chiffre de six millions de Juifs assassinés étant souvent considéré comme trop abstrait.
Cependant, si en Israël, l’on assiste à d’innombrables controverses entre religieux et laïcs sur la manière de transmettre le devoir de mémoire, toutes les parties sont unanimes pour s’opposer à ce que l’Holocauste ne devienne une composante identitaire de la nation israélienne...
Quant à l’opinion personnelle de Dominique Frischer ? Dans son livre, il apparait en filigrane –à mon humble avis- que pour elle, en règle générale, l’identité juive ne doit pas se résumer à la mémoire de la Shoah… Pêchant parfois par quelques généralités et conclusions un peu hâtives (son échantillon de témoignages est-il toujours représentatif de la « variété » des survivants et de leur descendance ici et ailleurs ? ), son ouvrage imposant -dont je conseille vivement la lecture (630 p.) - réalisé avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah , où l’on enrichit ou rafraîchit nos connaissances sur de nombreux sujets (par exemple sur la « réception » désastreuse après-guerre des rescapés aussi bien en France, aux Etats-Unis qu’en Israël) pose de bonnes questions, se lit facilement et aiguise la pensée… Sans aucun doute, « si l’on peut mourir de dire », dans ce livre émouvant qui bruit de tant de non-dit, Dominique Frischer a eu bien raison de dire….
Eva Hadas-lebel
Les enfants du silence et de la reconstruction. La Shoah en partage. Trois générations, trois pays : France, Etats-Unis, Israël de Dominique Frischer . Grasset