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La congruence en science et en philosophie religieuse

La congruence en science et en philosophie religieuse

Rivon Krygier -

Conférence dans le cadre du séminaire : LES SCIENCES ET LE FAIT RELIGIEUX

Deux façons de lire le monde, deux cadres de référence pour agir
(Stage du Plan Académique de Formation à l’IUFM de St Denis, 24 mars 2004)

Les théologiens juifs – mais cela vaut pour les chrétiens et les musulmans – ont pris conscience dès le moyen âge de la contradiction entre deux croyances fondamentales : le libre arbitre humain et l’omniscience (ou prescience) divine. De quoi s’agit-il ? Le libre arbitre est la faculté de la volonté humaine de déterminer elle-même et librement ses choix. C’est le fondement de la responsabilité. L’omniscience est la faculté divine d’embrasser tout le savoir dont les événements futurs. C’est le fondement de la providence, c’est-à-dire de l’orientation optimale que Dieu confère au devenir du monde sur la base d’une information optimale. Or croire à la libre orientation de la volonté semble défier toute prédiction, ce qui met en cause soit la responsabilité soit la providence, voire les deux .

Cette « aporie » pour être éminemment religieuse n’est pourtant pas sans rapport avec les enjeux de l’investigation scientifique. Étant à la croisée des deux disciplines que sont la pensée religieuse et scientifique, elle interroge en effet l’une et l’autre sur leur limite, leur complémentarité et leurs accointances. Certes, il faut admettre que les notions de libre arbitre et d’omniscience divine se situent en tant que telles hors du discours scientifique tel qu’il est communément circonscris depuis le divorce consommé avec la métaphysique. Que l’étendue du pouvoir ou de la connaissance de Dieu soit objet de croyance, et non de science, est une évidence sur laquelle nul n’est besoin de s’attarder, encore qu’il ne faudrait pas oublier que la relation de Dieu au monde a fait pleinement partie du discours scientifique occidental – pour des raisons scientifiques ! – au moins, jusqu’au 18e siècle. On est en revanche moins conscient de la persistance du questionnement philosophique et épistémologique autour du phénomène de la conscience humaine et de la question de la responsabilité.

Que recèle en effet une expression aussi banale que « choisir librement » ? Elle sous-tend le pouvoir inaugural d’opérer un choix, de causer un effet, sans que ledit choix ne se réduise à une simple courroie de transmission, à la résultante de ses causes antérieures : c’est l’affirmation que je n’agis pas seulement sous l’influence de tel déterminisme interne ou externe (telle pulsion, telle pression, tel environnement, telle hormone, etc.) mais aussi après évaluation et décision qui m’appartiennent en propre. Or si l’on admet que cette faculté n’est pas purement illusoire, c’est, même de manière très circonscrite, admettre qu’elle constitue une sorte de « cause première » (comme la cause ultime qui dans le discours aristotélicien renvoyait à Dieu) aux propriétés étranges : la capacité à la fois de transcendance (le fait d’échapper à la causalité antérieure et d’élaborer un jugement autonome), d’initiative inaugurale et d’influence puisque l’action enclenchée s’intègre ensuite dans le réseau causal.

Il convient de noter ici une autre propriété non moins étrange : Si Dieu et l’homme agissent en raison d’un projet, ils sont le siège d’un finalisme, c’est-à-dire dotés d’un pouvoir d’action menée non en raison d’une causalité (efficiente) mais d’une visée (causalité téléologique), ce qui est une « hérésie » pour la méthodologie des sciences modernes. De par cette autonomie supposée, le libre arbitre a des relents de mystère, de religiosité qui indisposent ceux qui, agacés, n’y voient que le bouche-trou de l’ignorance. L’irruption du surnaturel dans le tissu des phénomènes dérange l’epos et le pathos de l’aventure physicaliste car elle rend improbable la conquête définitive de la science sur le mystère. Il n’est pas « scientifiquement correct » de parler de finalisme ou de finalité (au sens téléologique) car cela contrevient aux présupposés mécanistes et partant, aux postulats épistémologiques de la science moderne. L’objet sur lequel elle peut avoir prise est le déterminé, même quand elle étudie le chaos et doit se contenter de l’outil des probabilités. L’aléatoire, l’arbitraire lui échappent par définition. Mais l’universalité du déterminisme naturel est-elle elle-même une certitude ?

Comme le dit Ludwig Wittgenstein, on peut en douter :
Les modernes s’arrêtent devant les lois de la nature comme devant quelque chose d’intangible, tout comme les anciens le faisaient devant Dieu et le destin (Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 6.372).

Parce que le déterminisme « s’expérimente », l’homme a l’impression de palper du « réel ». Le libre arbitre car non mesurable et insaisissable serait-il alors condamné à être catalogué comme fantasmagorique, « non-être » ? L’affirmation de son existence constituerait-t-elle alors une imposture, comme l’on dit certains ? En tout état de cause, si l’autonomie du libre arbitre n’est pas prouvée, elle s’éprouve. La conscience morale la présume inlassablement comme le fondement de la responsabilité. Renvoyées dos-à-dos, science et conscience achoppent devant le constat déconcertant de l’incompatibilité entre les credo du libre arbitre et du déterminisme, et en ce sens, le dilemme épistémique n’est pas foncièrement différent de celui qui, théologique, oppose prescience divine et conscience humaine.

Certes, la personne de Dieu, Sa transcendance, comme la transcendance du moi humain, sont supposés échapper en quelque façon au jeu de la causalité et du déterminisme des lois du monde, d’en être même en amont, à l’origine et à la limite, chacun se situant en somme en bout de piste, aux antipodes du monde. Mais en admettant, fut-ce à titre d’hypothèse, que les consciences libres de Dieu et des hommes existent, elles ne sont pas « hors-jeu », en ce sens que le monde en constitue alors le terrain de rencontre et d’expression intermédiaire. Les sujets méta-physiques que constituent l’être divin et l’âme humaine s’insinuent et s’entremêlent dans le vaste réseau d’incidences du monde. La rencontre de Dieu et des hommes est celle d’une confrontation des fins, parfois concordantes parfois discordantes, au déterminisme naturel mais, qui s’exprimant sous forme d’action concrète, se traduit in fine en une interférence de causes efficientes . Si bien que même théologique, une telle question doit être traitée dans un cadre naturel, avec les règles logiques et philosophiques analogues au questionnement de l’épistémologie en physique, en l’occurrence : Peut-on – quand bien même il s’agirait de Dieu et d’un déterminisme généré par des causes finales – prédire un événement qui par définition échappe au déterminisme ?

Pour être crédible, la même rigueur que celle que s’impose la pensée scientifique est requise de la théologie pour traiter correctement l’aporie de l’omniscience et du libre arbitre. Une telle exigence disqualifie les constructions philosophiques qui n’obéiraient pas à certaines règles, et pour commencer, celles de la cohérence et de la consistance. Autrement dit, on ne serait pas en droit de dire tout et n’importe quoi, au prétexte que l’objet d’étude est métaphysique et confine au « mystère ».

Le traitement de l’aporie de l’omniscience et du libre arbitre en est une bonne illustration : certains théologiens se sont demandé quelles sont les conditions requises pour que Dieu sache tout à l’avance sans contrevenir au choix libre des hommes. Une des solutions proposées en théologie juive, mais aussi chrétienne, fut celle qui s’appuie sur l’argument de la situation divine hors de l’espace-temps :
Savoir d’avance et imposer sa volonté sont deux choses différentes, qui non seulement ne s’identifient pas, mais qui, du point de vue logique, n’ont même aucun rapport entre elles. La prescience divine est un résultat logique inévitable du fait qu’il n’existe pour Lui ni lieu ni temps. C’est pourquoi le futur ne Lui est pas moins connu que le passé ou le présent. Vu sous cet angle de l’éternité, le problème de la contradiction entre le libre arbitre et la prescience perd son sens (rabbin   Elie Munk, XXe s. : La voix de la Tora, Gn 2:16, p. 27).

À Dieu, tous les moments du temps sont présents dans leur actualité. Il établit donc son dessein éternel de ‘‘prédestination’’, en y incluant la réponse libre de chaque homme à sa grâce (Nouveau catéchisme de l’Église catholique, § 600, p. 132).

En somme, l’argument consiste à dire que la connaissance divine n’est pas tributaire de l’instant présent sur la courbe du temps. Pour Dieu situé hors du temps, le futur tout comme le passé est connu dans une sorte de présent éternel, sous un mode « panoramique ». L’homme fait librement aujourd’hui ses choix sauf que ce qui est présent pour l’homme est en quelque sorte déjà « passé » pour Dieu car « visionné/anticipé » de toute éternité.

Il convient d’examiner de manière critique le raisonnement en se demandant dans quelles conditions une telle représentation peut être cohérente. L’argument suppose qu’une donnée indéterminée peut être connue à l’avance si l’observateur – chose inconcevable pour un humain – peut la percevoir indépendamment de toute temporalité. Admettons que nous ne puissions aucunement concevoir comment Dieu, l’être hors du temps, connaît les événements du monde, et qu’Il les connaît effectivement. Il faut alors se demander ce que cela implique sur la nature des événements connus. En effet, quel que soit le modus operandi, il faut observer que ce qui fait qu’une donnée se présente comme prédictible n’est pas seulement dû à la position privilégiée de l’observateur ou à sa faculté exceptionnelle de mesure et de son détachement de l’instant présent, car ce sont là des conditions nécessaires mais non suffisantes : la prédictibilité d’un événement est d’abord liée à son degré de nécessité intrinsèque . Prédire, c’est s’appuyer sur un (degré de) déterminisme existant pour anticiper une situation. Or, le postulat suppose que le libre arbitre est intrinsèquement contingent, c’est-à-dire échappant par définition à toute nécessité ! Dire le contraire impliquerait que les concepts de nécessité et de contingence soient aussi ineffables que celui qui désigne Dieu et pire, exprimeraient un sens incongru pour notre langage, à savoir que la contingence absolue se traduirait en nécessité absolue ! Un tel propos équivoque ne peut être que foncièrement inconsistant et donc illégitime. Comme le dit très justement Ludwig Wittgenstein, il y aurait là abus de langage :
Nous ne saurions rien penser d’illogique parce qu’alors il nous faudrait penser illogiquement. On a dit que Dieu pouvait tout créer sauf ce qui serait contraire aux lois logiques. En effet, nous ne saurions dire d’un monde « illogique » ce que serait son aspect. Représenter par le langage « quelque chose de contraire à la logique », on ne le saurait pas plus que représenter en géométrie par ses coordonnées une figure contraire aux lois de l’espace ou qu’indiquer les coordonnées d’un point qui n’existe pas (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, aphorismes 3.03 ; 3.031 ; 3.032).

C’est la contrainte logique elle-même – ou celle qu’impose la grammaire du langage –, qui pose que le visionnaire, quel qu’il soit (on ne peut prédiquer Dieu d’une chose et son contraire !), anticipe un événement avec certitude, si et seulement si les conditions initiales qui lui sont connues et mesurables obéissent à une loi naturelle ou à une nécessité quelconque. En pareil cas, effectivement, le présent est gros de l’avenir et le temps n’est que le déploiement dans la durée d’une réalité déjà virtuellement (ou logiquement) présente. Le savant ne doit plus alors observer présentement le phénomène pour en prédire la configuration. Mais en l’occurrence, si les actions du libre arbitre sont toutes prédictibles, il faut concéder que sa prétendue faculté de contingence est pure illusion.

Prenons la métaphore de la projection d’un film. Les spectateurs qui sont dans la salle de projection et assistent à une première ne peuvent prédire avec certitude absolue quel sera le dénouement de l’intrigue même s’ils peuvent produire d’excellentes conjectures. En revanche, toute l’intrigue et son dénouement sont connus d’avance par le réalisateur ou même quiconque aurait visionné la pellicule avant sa projection publique, et ce, indépendamment de la temporalité, ici, du rythme avec lequel se déroulera la projection. Mais force est d’admettre que cette « pré-vision » ne doit son degré d’exactitude que parce que le sort des personnages est scellé dans la pellicule.

En somme, la prédictibilité d’un événement indique le déterminisme qui le conditionne. Et si l’on suppose la prédictibilité absolue, comme chez Dieu, la nécessité l’est alors tout autant. En d’autres termes, dire que Dieu serait hors du temps pour rendre compte de Sa prescience ne garantit aucunement la liberté de la volonté humaine mais au contraire la nie précisément parce que la prédictibilité absolue des décisions humaines suppose en soi une nécessité inéluctable pesant sur elles.

Soulignons en guise de conclusion deux accointances entre science et religion. La question de la conjonction de la liberté et du déterminisme, et partant, de la prédictibilité, demeure une énigme de la science (de la philosophie) et de la religion, en ce sens notamment que le degré de déterminisme dans les phénomènes, et celui de la conscience en particulier, n’est pas clairement établi par les connaissances humaines. Dès lors, diverses hypothèses ou théories sont possibles. Mais toutes ne sont pas légitimes. Car, quoi qu’il en soit, le sérieux et donc la crédibilité de la religion comme de la science dépendent de la congruence du discours.

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La congruence en science et en philosophie religieuse

pourquoi dieu tout puissant , omniscience et prescience à laissé la confusion entre les trois religions monothéistes et pourquoi dieu s’est manifesté seulement dans un seul coin du monde le proche orient

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