Conceptions antithétiques définissant des actes qui, directement ou indirectement, peuvent être une source d’honneur ou d’opprobre pour le peuple juif et pour Dieu à travers lui. Ces notions furent formulées par les rabbins qui se fondèrent sur le commandement biblique : « Vous ne profanerez pas mon Nom de sainteté et je serai déclaré saint au milieu des fils d’Israël » (Lév. 22,32).
Deux positions à l’égard de la sanctification et de la profanation du Nom sont discernables dans la Bible. L’une considère que Dieu étant l’acteur principal, les Israélites ne peuvent qu’être passifs, l’autre établit que les Israélites jouent un rôle déterminant dans l’accomplissement de ces notions. La première attitude peut être relevée dans Ézéchiel (chap. 20 ; 36 ; 39), pour lequel la sanctification est essentiellement un acte que l’Éternel impose à Israël, devant les nations du monde. La sanctification apparaît lorsqu’Israël est miraculeusement sauvé et que les gentils sont contraints de constater et de suivre la promesse divine. Inversement, lorsqu’Israël est exilé et que son peuple souffre, les nations s’interrogent sur sa puissance et sa justice, et son Nom est donc profané. Ce parti est celui que l’on rencontre le plus fréquemment dans le Pentateuque.
La seconde notion implique la responsabilité humaine dans la glorification divine. C’est la raison pour laquelle Moïse et Aaron furent punis : « Car vous n’avez pas cru en moi pour me déclarer saint aux yeux des fils d’Israël, à cause de cela vous ne ferez pas entrer cette assemblée dans le pays que je leur ai donné ! » (Nb 20,12 ; Dt 32,51-52). L’Éternel doit être sanctifié tant devant les nations qu’aux yeux du peuple. C’est ainsi que Jérémie accuse Israël d’avoir profané le Nom divin en détournant la loi concernant les esclaves, les relâchant pour les capturer à nouveau (34,16). Amos condamne également les exactions commises contre les pauvres et l’immoralité en tant que hilloul ha-Chem (2,7).
La tradition rabbinique porte l’accent sur l’éthique individuelle. Elle se fixe sur la deuxième attitude suggérée par la Bible, dans laquelle l’initiative humaine est privilégiée et qui peut inclure, dans sa désignation, Juifs et non-Juifs. La sanctification du Nom aux yeux des gentils demeurait un élément fortement empreint de la compréhension populaire de l’expression mais les rabbins se concentrèrent plutôt sur la notion de participation active de l’individu à l’honneur divin. Cette participation humaine au kiddouch ha-Chem peut s’accomplir par trois moyens : le martyre, une conduite exemplaire et la prière. Maïmonide intégra le kiddouch ha-Chem comme devoir intangible dans le Séfer ha-mitsvot (Livre des commandements n" 297).
I. Le martyre
Depuis l’époque des tannaïm, le kiddouch ha-Chem est associé au fait de mourir pour glorifier l’Éternel. Lorsque quelqu’un préfère la mort à la violation des trois commandements qui en aucun cas ne peuvent être transgressés, il réalise le kiddouch ha-Chem ; s’il échoue là où la Halakhah l’exige, il est coupable de hilloul ha-Chem (AZ 27b ; Sanh 74a-b). A partir du IIe siècle « mourir pour la sanctification du Nom » devint l’expression consacrée pour désigner la mort en martyr, et le martyr était appelé kadoch, « saint ». L’enfant élevé dans cette tradition comprenait cette notion comme l’aspiration à un idéal, bercé qu’il était depuis sa plus tendre enfance par des récits tels que ceux de Hannah et ses sept fils, rabbi Aqiva et les dix martyrs — qui avaient été reçus dans la liturgie synagogale — ou encore par celui d’Hananiah, Michaël ou Azariah (Dn 3) qui étaient présentés par les sages comme des modèles de conduite (Pes 53b).
C’est au synode de Lod (2e siècle) que fut formulée la loi du martyre. On décréta que le kiddouch ha-Chem était obligatoire au cas où l’une de ces trois transgressions était imposée à un Juif : l’idolâtrie, le gillouï arayot (qui implique des transgressions sexuelles tels l’inceste ou l’adultère) et le meurtre (Sanh 74a). En effet, si tous les autres manquements aux préceptes peuvent être admis pour épargner sa vie, il faut, néanmoins, préserver l’honneur divin : si l’on exige d’un Juif qu’il viole, pour prouver son apostasie, certains commandements autres que les trois qui ne peuvent être transgressés, il ne peut le faire qu’en l’absence de Juifs. Si dix Juifs doivent y assister, il lui faut préférer la mort et accomplir le kiddouch ha-Chem be-rabbim (la « sanctification publique »). En période de persécutions religieuses collectives, il faut cependant opter pour la mort, même si aucun Juif n’est présent, et n’accepter aucun manquement (Maïmonide , Yad, Yesodé ha-Torah 5,3).
Certaines discussions rabbiniques portèrent sur la mise en question de deux principes opposés : sanctifier le Nom ou préserver la vie (piqqouah nèfech). Selon Maïmonide , celui qui décide de mourir en kiddouch ha-Chem alors que la Halakhah ne l’exige pas, est coupable (ibid 5,1) ; d’autres estiment que cette mort est toujours louable (tosafot sur AZ 27b). Les talmudistes achkenazes réagissaient plus par instinct que par rationalisme, et les tossafistes répliquèrent négativement à la conception halakhique : « Dieu préserve [du raisonnement] qui n’exige pas le martyre pour quelqu’un forcé de se soumettre à l’idolâtrie », et demandèrent l’exercice du kiddouch ha-Chem quelles que fussent les circonstances, privées ou publiques (Tosafot sur AZ 54a).
Pour les autorités halakhiques modernes, la question du sacrifice individuel dans le but de sauver une communauté est un point controversé. Abraham Isaac Kook pense qu’il est obligatoire, en cas d’urgence (Michpat kohen n° 143). D’autres estiment l’acte méritoire mais non indispensable (Weinberg, Seridé ech 1, 303-316).
Le problème se posa de manière cruciale pendant la Seconde Guerre mondiale. L’une des réponses caractéristiques de cette période était celle-ci : à un rabbin qui demandait s’il devait accepter de se rendre aux séides lituaniens des autorités nazies à Kovno en 1941 afin de faire libérer des Juifs au risque de se faire tuer, il fut répondu qu’il n’était pas obligé d’accepter cette mission, mais qu’il devait l’accomplir comme un acte de piété. C’est ce que fit le rabbin qui survécut (E. Oshry, Mi-Maamaqim 2, réponse n° 1). Le même ouvrage comprend une discussion sur la bénédiction qu’il fallait prononcer avant d’accomplir le kiddouch ha-Chem (n° 4), qui fut remise en question par Isaïe Horowitz au 17e siècle.
II. Une conduite exemplaire
L’idéal de l’accomplissement par l’homme de la sanctification du Nom divin par une conduite éthique parfaite s’est développé dans la tradition rabbinique d’une manière qu’illustre cette parabole : lorsque Siméon ben Chètah acheta un âne à un Arabe, ses servantes trouvèrent un bijou autour de son cou. Il renvoya le joyau à son propriétaire qui s’exclama : « Béni soit le Dieu des Juifs qui les rend si scrupuleux dans leurs affaires avec les autres » (TJ BM 2,5, 8c).
On qualifie de kiddouch ha-Chem l’exécution d’actes de moralité tels que le refus de Joseph de céder à la tentation ou la confession publique de Juda de ses relations avec Tamar (Sotah 10b).
Inversement, toute inconduite est jugée comme une profanation. La punition qui s’ensuit est immédiate, même si le péché est involontaire (Chah 33a), car ce sont les fautes les plus haïssables (TJ Ned 3,l4, 38b), dont on ne peut expier que par la mort (Yoma 86a). Rabbi Aqiva considère même que ce genre de faute ne peut être pardonné du tout (ARN 1,39).
Le Talmud discute du concept de sanctification et de profanation par l’exemple du vol d’un non-Juif (BQ 113a-b). Pour R. Aqiva la loi prohibe toute atteinte à la propriété d’autrui, qu’il soit juif ou non. Rabbi Ismaël, par contre, maintient que la loi biblique ne s’applique formellement qu’aux relations entre Juifs. La protection des non-Juifs requiert justement l’application du concept de kiddouch ha-Chem. Ainsi, la perfection éthique surpasse les exigences minimales des lois et renvoie à la sanctification, parce qu’elle conduit à honorer Dieu et la Torah. Les talmudistes médiévaux, bien que partisans de l’attitude de R. Aqiva, utilisèrent donc les termes de kiddouch et de hilloul ha-Chem pour stigmatiser les infractions à la Loi. Ils citèrent abondamment la Tossefta (BQ 10,15) qui établissait que le vol d’un non-Juif était un crime supérieur à celui de voler un Juif, car il impliquait la profanation du Nom. L’obligation de sanctification impose à l’érudit des devoirs particuliers. Il doit, par exemple, payer ses dettes avec assiduité, ne pas embarrasser ses collègues, ne ja¬mais se présenter sans son tallit ou ses tefillin ni trop céder aux plaisirs (Yoma 86a ; AZ 28a ; Maïmonide Yad, Yesodé ha-Torah 5,11).
La Halakhah considère tout acte de manquement religieux volontaire comme une profanation (Maïmonide ibid. 5,10) ; de même l’effacement du Nom divin de quelque endroit s’assimile à un hilloul ha-Chem. Si la dimension de la sanctification est religieuse, elle inclut l’éthique non pas comme un enseignement moral universel mais afin de susciter le respect à l’égard du judaïsme.
III. La prière
Le kiddouch ha-Chem s’exprime enfin par la prière, et ce de deux manières. Dans la déclaration liturgique elle-même, où l’on affirme être prêt à accepter le martyre si nécessaire : « Or c’est pour toi que toujours on nous tue, qu’on nous traite en petit bétail d’abattoir ! » (Ps 44,23). En récitant quotidiennement le Chema , l’individu doit être prêt, spirituellement, à s’offrir en kiddouch ha-Chem (Zohar sur Nb, 195b). La seconde manière consiste en la récitation de la prière, qui est par essence une sanctification du Nom divin. On trouve de telles expressions liturgiques dans la littérature "mystique de la Merkavah.
Deux formes liturgiques sont ainsi conçues : la Kedoucha et le Kaddich . La Kedoucha est basée sur le chant des séraphins en Isaïe (6,1-3), et sa partie la plus ésotérique, récitée avant le Chema , se réfère à la louange angélique, tandis que la Kedoucha de la Amidah parle de la sanctification du Nom divin par Israël. La seconde surpasse la Kedoucha des anges, en ajoutant un élément cosmique au thème du kiddouch ha-Chem. Le Zohar (sur Lév, 93a) estime que le verset central : « Vous ne profanerez pas mon Nom de sainteté [...] » (Lév 22,32) est la source et le garant de la Kedoucha .
Le Kaddich se réfère, presque de manière littérale, à la sanctification du Nom. On lui attribua très tôt l’origine du kiddouch ha-Chem biblique, en raison de l’absence de tout emploi particulier de nom divin et de l’accent porté sur le Nom en tant que tel. Il a même été suggéré que les martyrs le récitaient en rendant leur dernier souffle, consolant de la sorte l’assistance en exprimant leur foi en la Rédemption et en la venue du Messie « de nos jours et de notre vivant ». C’est ainsi que Joseph Agnon interprétait la récitation du Kaddich des orphelins comme une sorte de consolation portée à Dieu pour la perte d’une vie humaine irremplaçable.
Source (Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme (Cerf/Robert Laffont)