Le film est beau, bien joué, pudique. Il a le mérite de soulever un tabou que le monde orthodoxe refuse de regarder en face et montre le terrible dilemme dans lequel se trouve les homosexuels juifs religieux.
Un film à voir et qui ne peut que faire réfléchir à la difficulté de vivre comme juif orthodoxe homosexuel.
Une leçon d’humanité sur la confrontation à la chair et une réflexion sur la force de la libido et l’illusion de croire que la Loi a pouvoir de tout résoudre.
Yeshaya Dalsace
Titre original : עיניים פקוחות
Titre anglais : Eyes Wide Open
Film germano-franco-israélien réalisé par Haim Tabakman en 2009
Quelques réflexions sur le film par Ron Naiweld
Ron Naiweld est chercheur en Judaïsme.
L’image est belle. Trop belle. Le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem, Méa Shéarim, a très rarement été filmé de cette manière. On voit cette « casbah » yiddish avec ses petits magasins, ses yeshivot, ses synagogues comblées, ses hommes en noir et ses femmes en jupes très longues. Le réalisateur, Haïm Tabakman, semble être fasciné par ce monde clos. C’est peut-être cette fascination qui m’a tout de suite obligé à prendre mes distances. Je me suis dit : cette fascination, elle vient uniquement du regard du réalisateur. Un regard éblouie, extérieur et forcement étranger. Les habitants de Méa Shéarim, c’est-à-dire les protagonistes du film, ne sont censés être impressionnés par l’ambiance du quartier, par sa densité et par son côté claustrophobe.
En regardant le film on pense naturellement à My Father My Lord (2007), de David Volach (qui a été par ailleurs monté par Tabakman). Le film de Volach se déroule aussi dans ce quartier emblématique du courant ultra-orthodoxe juif. Mais Volach est moins fasciné par le décor et l’ambiance oppressante. Cela rend son image du quartier plus juste, plus authentique, plus adaptée à l’univers qu’il dessine dans son film magnifique.
Bien entendu, en imposant sur ses personnages un regard extérieur Tabakman n’a commis aucun péché cinématographique. Son défaut se trouve là où il n’assume pas la distance entre sa caméra et les personnages du film. En fait, la plupart du film on a l’impression qu’il n’en est même pas conscient. Le film prétend de raconter l’histoire vraie, réelle ; il veut nous présenter les choses telles qu’elles sont.
Et c’est sans doute cette prétention là qui rend le film médiocre. Tabakman veut raconter l’histoire d’un couple d’homos juifs ultra-orthodoxe , qui se trouvent face à une société intégriste qui leur empêche de vivre leur amour et leur désir. Certes, l’histoire est racontée, mais elle ne nous apprend rien de profondément nouveau. Un Brokeback Mountain barbu habillé en noir.
Tous les clichés sur le conflit entre le désir individuel et le pouvoir social y sont employés. Ainsi, le personnage de Aaron raconte à son rabbin que depuis la rencontre avec Ezri il a « commencé à vivre » ; la fin tragique d’une histoire parallèle (cette fois-ci entre une fille et un garçon qui est le pervers du quartier) fait comprendre à Aaron qu’il ne pourra pas échapper au même sort ; les menaces de la société se multiplies et s’aggravent jusqu’à la fin inévitable ; et, bien entendu, le départ de Ezri, celui qui a provoqué le désir chez Aaron, qui l’a « fait vivre ». Bien sûr, il doit partir, comme Shane, comme E.T., comme tant d’autres héros cinématographiques qui touchent la vie de quelqu’un, qui lui apprennent à vivre de nouveau, à trouver son « vrai moi », mais qui doivent partir une fois leur travail a été réalisé.
Par le seul fait de son sujet, le film se veut novateur et subversif. Mais en réalité, ce qu’il fait est de présenter, et d’une manière particulièrement simpliste, la vielle « hypothèse oppressive », demontée par Foucault dans son Histoire de la sexualité. Tabakman traite uniquement la dimension oppressive de la société (en l’occurrence, la société ultra-orthodoxe juive, mais cela aurait pu être n’importe quel autre groupe social). Il ne parle jamais de la manière par laquelle la société juive orthodoxe construit et façonne la sexualité ; à aucun moment il ne touche vraiment les liens multiples et subversifs qui existent entre cette construction de l’homosexualité juive religieuse et les conceptions rabbiniques de la masculinité.
En fait, le film aurait pu être bien plus intéressant et subversif si Aaron avait résisté à son désir à Ezri. Certes, le « message » du film n’aurait pas été très « politicly correct » ; on n’est plus censé contenir nos désirs et nos passions au nom d’un précepte social quelconque (voir clips R&B sur MTV, par exemple). D’autant plus lorsqu’il s’agit de la religion, dont les aspects répressifs nous font outrés, nous, les éclairés.
Or, c’est par son message soi-disant libérateur que Tabakman nous renvoie, encore une fois, à une logique simpliste et dangereuse de la transgression. Cette conception réductrice de la transgression (surtout sexuelle, mais non seulement), situe l’homme et ses désirs face au précepte social. L’homme a le choix : il peut obéir à la loi, ou poursuivre ses désirs. Les deux (loi d’une part et désir de l’autre) lui sont imposés. Et l’homme, il n’est qu’une machine de Turing – il avance dans sa vie par des choix oh si simples – oui ou non, un ou zéro.
Ron Naiweld
Un film sur le désir improbable
Avoir à choisir entre deux voies contradictoires est un moment difficile.
Qui n’a pas essayé d’obtenir le beurre et l’argent du beurre ? Sobre, pudique, délicat, ce premier film de Haïm Tabakman plonge au cœur de cette question. Comment assumer à la fois l’objectif d’une vie religieuse et son homosexualité ? Bien des films nous ont parlé de la pression sociale exercée sur un tel interdit, mais peu s’intéressent à un un dilemme éventuel.
L’influence de l’environnement -souvent violent dans un tel cas, n’est pas éludée mais n’est pas centrale.
L’originalité, ici, c’est la présence de deux réels besoins inconciliables : une identité homosexuelle qui se manifeste alors qu’une vie de religieux est déjà bien engagée. Elle semble librement consentie et vitale, mais choisie dans sa voie la plus radicale : l’ultra orthodoxie juive. Pour l’équivalent chrétien, on peut imaginer par exemple un moine qui voudrait demeurer au monastère tout en vivant son amour pour un autre moine. Ou un prêtre amoureux d’une femme.
Cela s’est vu, cela ressort de la diversité des individus et de la si belle complexité de l’âme humaine. Je vous laisse imaginer les nombreuses variations d’équivalents dans un monde laïc et athée, on n’en manque pas.
Pour articuler un de ces impossibles, suivons Aaron, un homme marié, simple boucher comme l’était feu son père. Il est attaché à l’étude de la Loi (juive), aussi le soir il est un élève considéré d’une yeshiva (école talmudique). Que demander de plus ? Servir Dieu est le sens de son existence, alors pourquoi se sent-il comme un « homme mort » ? Puis vient la rencontre du désir pour Ezri, un jeune de passage, enfin il apprend ce que veut dire « vivant ». Vivant, mais menacé de l’intérieur et de l’extérieur.
Le titre français « Tu n’aimeras point » me semble improprement nommé pour « Eyes Wide Open ».
Il ne s’agit pas d’amour, jamais nommé d’ailleurs, mais bien de la problématique du Désir en un lieu où cette particularité si humaine se doit d’être maitrisée. Même et peut être surtout, si le désir permet de se sentir à nouveau vivant. Quoi qu’il en soit, le désir d’Aaron ressemble à ce besoin universel de vivre, qui passe sans doute par la nécessité d’ouvrir les yeux sur le sens des choix que nous faisons.
Réflexion de Mihal-Talia B. Laïtem