Parce qu’il se croyait le dernier homme destiné à survivre dans le camp d’extermination nazie où il était le plus ancien déporté, Evenezer Schneorsohn a décidé de devenir la mémoire des siens, d’en engranger tout le savoir.
Parce qu’il pensait être le dernier juif vivant sur Terre, il s’est peu à peu retiré de sa propre biographie, il a éradiqué ses souvenirs personnels ; pour sauver son peuple de l’oubli et par conséquent de la mort, il a dû en quelque sorte se désapprendre.
Par-delà le thème de la survie et du mystère qui l’accompagne, Le Dernier Juif, l’immense roman de l’écrivain israélien Yoram Kaniuk, pose la question fondatrice de son œuvre ; celle de l’identité juive, dès lors que l’on en exclut la dimension religieuse.
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"Un juif, dit Kaniuk, est celui qui possède la mémoire et les mots pour la transmettre. Mis à part cela, il ne possède rien.")]
Kaniuk est né à Tel-Aviv en 1930, d’une mère venue d’Odessa et d’un père né en Galicie. Blessé lors de la guerre israélo-arabe de 1948, il est embarqué sur un bateau à destination de l’Europe, afin de l’éloigner des combats. A Marseille, montent à bord cinq cents orphelins, rescapés des camps de la mort. "Quand ils m’ont raconté à quoi ils avaient survécu, j’ai pensé que c’était eux, démunis, misérables, aux corps délabrés, les véritables héros de notre histoire, qu’ils étaient revenus d’un champ de bataille sans commune mesure avec celui où j’avais combattu. Je les enviais, je voulais être eux. En les écoutant, je suis devenu un écrivain juif. Le sujet de tous mes livres, souligne Kaniuk, ce sont les juifs et non la société israélienne ; j’écris sur la blessure, pas sur la consolation."
A sa sortie du camp de concentration, le dernier juif va se produire dans les sombres cabarets de Berlin, où il récite des bribes de son savoir colossal : livres du Pentateuque, stations de tramway de Varsovie, poésie polonaise, nombre de dépressions nerveuses qui jalonnent Guerre et paix, de Tolstoï, théorie de la relativité d’Einstein, parties jouées par les maîtres des échecs dans le monde... tout cela pêle-mêle, sans ordre chronologique et sans hiérarchie des connaissances.
"Je vous demande à tous, mesdames et messieurs, de bien vouloir reculer vos montres de mille ans", lance le dernier juif à ses anciens tortionnaires, qui l’écoutent, fascinés ; l’un d’eux surtout, "l’Ecrivallemand", captivé par cet homme dont il veut faire le héros de son prochain roman. Tout comme Ovadia Henkine, un universitaire israélien à la retraite qui enregistre et archive les paroles du dernier juif, venu s’établir à Tel-Aviv. "Nous sommes deux hommes qui essayons d’engendrer le même fils", écrit l’Allemand à l’Israélien. Ici, tous s’incarnent dans tous : les bourreaux et les victimes, les morts et les vivants. Dans ce temps apparemment anarchique de fin et de début du monde, la mort précède la vie, les parents enterrent leurs enfants et les fils engendrent les pères.
Implacable ironie
Pas de chapitres pour ce long roman, pas question pour le lecteur de reprendre son souffle. C’est un fleuve où l’on s’immerge et où parfois on se noie, une suite de visions puissantes et d’une sensibilité extrême, portées par une écriture à la fois lyrique et pétrie d’implacable ironie.
C’est une expérience unique de lecture où, chahutés, pris à contre-pied et à contretemps, on accède au plus profond de notre commune fragilité, à la féroce cruauté qui nous habite, à la compassion à laquelle nous touchons parfois. On en sort étonnamment réconcilié avec le genre humain.
Lors de sa parution en Israël, en 1981, Le Dernier Juif a reçu un accueil mitigé, salué par certains, considéré comme un objet de scandale par d’autres, plus nombreux. C’est que ce livre constitue un monument de démystification de valeurs particulièrement sensibles du judaïsme moderne ; en particulier celle de la sacralisation de l’héroïsme militaire et de la mémoire des disparus. Si, à Berlin en 1945, Evenezer distrait ses anciens bourreaux avec la remémoration du savoir juif et en tire pendant un temps sa subsistance, son fils Boaz fonde en Israël, au lendemain de la guerre de juin 1967, une prospère entreprise de commémoration des soldats morts au combat.
Réédité près de trente ans après sa parution, Le Dernier Juif est devenu, à l’instar de quelques-uns des vingt ouvrages de Yoram Kaniuk, un livre-culte de la jeunesse israélienne. "Peut-être parce que les Israéliens font l’expérience intime de la vieille insécurité juive dont ils se croyaient exempts. Ils connaissent la peur. La force militaire ne fait rien à l’affaire. Allez donc savoir d’où nous vient la peur."
Critique de Eglal Errera parue dans Le Monde du 12.02.10
LE DERNIER JUIF de Yoram Kaniuk. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Fayard, 622 p., 25 €.