C’est un vibrant hommage qu’a rendu Michel Valensi à Charles Mospik, en rassemblant vingt-cinq de ses articles dont certaines inédits, dans un volume récemment publié aux éditions de l’Éclat, sous le nom de « Chemins de la Cabale ». En scrutant ces études, une à une, on mesure plus que jamais la perte irréparable qu’a constitué la disparition de Charles, à la fleur de l’âge, en juin 2003. On peut entendre encore ici et là déplorer l’absence de grands intellectuels juifs francophones, regretter le temps des grands fleurons tels Emmanuel Levinas ou André Neher. Si ce n’est peut-être pas entièrement faux, c’est un peu oublieux de certains et particulièrement acrimonieux s’agissant de Charles Mopsik. Combien de son vivant ont-ils pris conscience que notre communauté abritait en son sein, certes bien loin des sirènes et des projecteurs, un esprit exceptionnel du judaïsme, et de la cabale en particulier, ayant produit une œuvre majeure !
J’utilise le terme « esprit » et non simplement « savant » ou « spécialiste » parce que le génie de Charles consistait précisément dans le fait que tout en se pliant à la discipline historico-critique de la philologie moderne, il ne considérait pas les grands textes traditionnels qu’il traitait comme une simple matière historique, des monuments exotiques du passé qu’il convenait de dépoussiérer quelque peu pour mieux les ranger ensuite dans les tiroirs du patrimoine. La grande préoccupation qui habite toute son œuvre - même si elle est souvent dissimulée sous la posture de l’humble traducteur ou annotateur de textes classiques tels le Zohar - était de montrer et de démontrer la formidable puissance subversive des grandes intuitions sous-tendues dans ces textes cabalistiques totalement méconnus du lectorat francophone. Charles pensait ardemment que la pensée juive contemporaine d’abord, la pensée occidentale ensuite, avait tout à gagner à se laisser bousculer par les élaborations fulgurantes des grands cabalistes.
Car enfin, ce que nous dit Charles, c’est que la Cabale ne devrait pas être assignée à n’être qu’une science purement ésotérique, réservée aux illuminés, aux savants pieux et mystiques, forcément « âgés de plus de quarante ans » et plus encore interdite aux femmes et aux Gentils , comme certains cercles qu’il n’hésitait pas à dénoncer, voulait le faire entendre. Certes l’univers symbolique de la Cabale est fort complexe. Son histoire ressemble à une forêt dense et luxuriante où il n’est point aisé de retrouver son chemin sans un bon guide. Un petit fil rouge arboré au poignet ne suffit pas pour être téléguidé, « connecté ». Mais loin d’être extravagante ou divagante, la Cabale offre une grille de lecture percutante et iconoclaste qui nous apprend à réexaminer sous un angle tout à fait neuf les conceptions les plus convenues de la philosophie et de la théologie.
Prenons l’exemple de la notion de monothéisme sur laquelle Charles livre dans ce recueil une étude époustouflante : « Unité de l’être, unité du monde. » Nous sommes aux antipodes, dans l’univers de la Cabale, de la conception aristotélicienne de la divinité qui a si fortement dominé la pensée occidentale, y compris sur son versant juif. L’aristotélisme médiéval tel qu’il s’exprime chez Maïmonide , a fait de Dieu un Être totalement transcendant, impassible, immuable. Son unicité est homogène et indivisible. Son essence échappe totalement à l’entendement humain. La seule chose qui peut être appréhendée, c’est l’effet de l’émanation divine qui pareil au rayonnement solaire illumine incessamment le monde. Qui veut s’exposer à sa lumière gratifiante en tire bénédiction ; qui se met à l’ombre marchera dans la vallée de la mort. Dieu en somme offre toujours Son « maximum » et le monde qu’Il produit est le meilleur possible. Reste à l’homme de savoir l’apprécier avec sagesse et à sa charge d’éviter de le déprécier en s’imposant une conduite digne et honnête dans l’obéissance aux préceptes immuables de Dieu.
Il en va tout autrement dans la sphère cabalistique. Dieu est l’Être dynamique dont l’unité se déploie. Depuis le mystère insondable de l’Origine, le Ein sof, l’infini/indéfini divin, Dieu S’extériorise en un processus graduel pour atteindre et se confondre jusqu’à la structure matérielle du monde. Dieu est en devenir constant dans Sa tentative d’occuper le monde et de l’investir de Sa présence infinie. L’entité divine est organique, en ce sens qu’elle présente divers niveaux d’expression et de modalité relationnelle avec les hommes (les sefirot). C’est toutes les dimensions/organes de l’Être manifesté qui interagissent avec l’homme, et se laissent caresser ou violenter par les actions humaines. L’unité divine est alors cette fluidité harmonieuse avec laquelle l’influx divin est susceptible de s’épancher à travers ses différents paliers d’émanation.
C’est au fond comme un gigantesque corps humain - et les cabalistes n’hésitent pas à se représenter l’idée stupéfiante d’un corps divin anthropomorphe dont le corps humain est le pâle reflet matériel - dont la bonne santé, la croissance et l’épanouissement dépendent de l’équilibre physiologique, la bonne irrigation des liquides sanguins et lymphatiques. Le moindre canal ou orifice obturé et l’unité du corps est perturbée. Plus encore, cet équilibre passe par la rencontre et l’harmonisation de la relation masculin/féminin qui ensemble forment « l’image divine ». Ainsi, depuis la récitation quotidienne du Chemâ Israël, en passant par toute l’expression symbolique portée par les rites, puis par l’ajustement du comportement moral, affectif et relationnel sur cette exigence d’harmonisation, il ne s’agit plus de témoigner tout bonnement de l’unité éternelle de Dieu mais bien d’y concourir, de la conquérir pour le salut du monde. Non, le monde en état n’est pas le meilleur possible. Il est parasité par le mal. Et ce mal gagne le ciel, pour redescendre. Les défaillances multiples du grand corps endommagé appellent réparation par l’œuvre humaine en association avec Dieu.
Charles Mopsik nous invite au vertige des ascensions célestes pour sonder autrement notre monde. Quiconque se sent disposé à entreprendre ce type d’expédition, au risque d’ébranler toutes ses certitudes tant de croyant que de sceptique (!), trouvera dans cet ouvrage, plus que la pensée d’un grand chercheur et découvreur, celle d’un maître à penser l’inouï.