Cent fois sur le métier il remet son ouvrage. Intarissable. Insatiable. A 76 ans, le Titan Philip Roth ne ralentit pas la cadence, et continue de tenir la barre de l’oeuvre la plus niagaresque - et la plus forte - des lettres américaines. "Les jours où je ne peux pas écrire, j’ai envie de m’acheter un revolver et de me brûler la cervelle", lance-t-il. Son métier, il le pratique comme un sacerdoce. Et comme une crucifixion car, ajoute-t-il, "démarrer un nouveau livre est un enfer. Vous moulinez du vent jusqu’à ce que quelque chose arrive. Cela tient alors du miracle, ça vous vient de rien et de nulle part."
Ce miracle dont parle Roth a produit une trentaine de livres qui sont déjà presque tous des classiques, sous leur aura ô combien sulfureuse : pourfendeur de la bien-pensance made in America, esprit caustique nourri au biberon voltairien dans quelque alcôve du château sadien, le Lucifer new-yorkais a offert à notre temps une oeuvre dérangeante, décapée à l’acide d’une fureur iconoclaste, où se mêlent fantasmes érotiques, humour juif, embardées philosophiques et turbulences existentielles.
Un personnage qui lui colle à la peau et à la plume
Le précédent roman de Roth traduit en français, Un homme, était une sorte de requiem où la mort menait sa danse macabre, comme un remake de La ballade des pendus. Avec son nouveau livre, Exit le fantôme, l’éternel recalé au Nobel - quelle bourde, messieurs les jurés ! - signe un récit presque aussi noir, où il semble vouloir prendre congé de son héros-fétiche, le turbulent romancier Nathan Zuckerman. Parce que Nathan rime avec Satan, il est l’alter ego de Roth, son double, son ombre. "Suis-je Roth ou Zuckerman ? Tout est moi, rien n’est moi !" a dit l’auteur de La tache, pour tenir à bonne distance ce personnage qui lui colle à la peau et à la plume depuis trente ans. Champion du persiflage, sorte de Diogène juif affublé d’une âme patraque, d’un coeur cabossé et d’une libido à faire pâlir un bouc, Zuckerman est un lointain cousin de Portnoy, largement aussi provocateur que lui, et imbattable quand il s’agit d’épingler les travers de ses contemporains.
C’est en 1979 que Roth l’a mis sur orbite, son cher Zuckerman, dans L’écrivain des ombres. On le voit faire ses premières gammes de romancier, devenir le mouton noir de la communauté juive - parce qu’il a dévoilé d’ignominieux secrets familiaux - et débarquer chez un autre écrivain, E.I. Lonoff, un ermite du Massachusetts dont la jeune secrétaire, Amy Bellette, joue le plus délicieux des rôles dans ses atours de Lolita. Le premier acte s’arrête là et le deuxième, Zuckerman délivré (en 1981), fait resurgir le sosie de Roth à Manhattan, où sa réputation de plumitif parjure lui vaudra pas mal d’emmerdes. Il sera donc cruellement puni dans le troisième acte, La leçon d’anatomie (en 1983) : cloué à son lit, bourré de calmants et de vodka pour apaiser un méchant mal de dos, dorloté par ses quatre maîtresses, privé d’inspiration, le pauvre Zuckerman doit expier ses fautes mais il garde assez de force pour décocher de perfides banderilles contre le critique qui a éreinté un de ses livres et, finalement, pour s’enfuir à Chicago.
Ses aventures sont loin d’être terminées. On le retrouvera du côté de la Tchécoslovaquie (en quête d’un manuscrit yiddish, dans L’orgie de Prague) puis il débarquera en Israël et sera brutalement torpillé par une terrible crise cardiaque (La contrevie) avant de renaître de ses cendres pour devenir l’observateur le plus lucide et le plus féroce de son pays, dans trois romans qui sont autant d’autopsies de notre époque (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache), depuis la tourmente maccarthyste jusqu’au tsunami politiquement correct des années 2000.
Le revoilà, l’inusable Zuckerman, dans Exit le fantôme, dernier volet d’une saga pharaonique. Le héros de Roth a passablement blanchi sous le harnais. A 71 ans, il a vu ses espérances s’envoler, ainsi que sa précieuse prostate, pour cause de cancer. Incontinent, impuissant - quelle humiliation, pour l’ex-matamore du sexe - flanqué d’idées noires et de couches-culottes, Zuckerman vient de passer onze ans sur les hauteurs des Berkshires, dans le Massachusetts, loin de ce New York qu’il avait dû fuir après avoir reçu des lettres de menaces furieusement antisémites.
Dans sa thébaïde - une maison nichée au fin fond de la campagne -, il a vécu en misanthrope. Pas de cinéma, pas de télévision, pas de journaux, pas de portable, pas d’ordinateur. Penché sur sa vieille machine, il a continué à écrire chaque jour, entre deux doses de collagène. "Mis au ban de tout contact érotique, perdu pour le monde de l’amour", il s’est enivré de musique, il a relu Conrad et il a pris ses distances avec ses engagements politiques d’antan : le 11 Septembre l’a à peine effleuré et il dit avoir remisé sa casaque "d’homme de gauche outré et de citoyen indigné". Et d’ajouter : "L’habitude de la solitude, de la solitude dépourvue d’angoisse, s’était emparée de moi et, avec elle, le plaisir de ne pas avoir de comptes à rendre et de me sentir libre - paradoxalement, d’être libéré avant tout de moi-même et de la tyrannie de mon caractère passionné."
Mais Zuckerman n’en a pas fini avec New York. Il va y retourner pour consulter un urologue à Manhattan, au moment où - en octobre 2004 - l’Amérique survoltée s’apprête à réélire George W. Bush. Dans la ville qui fut sa muse, il déambule comme un revenant, la trouve méconnaissable, évite soigneusement Ground Zero, va dîner chez Pierluigi - son restaurant préféré - et croise par hasard à l’hôpital une autre revenante déjà rencontrée dans L’écrivain des ombres - Amy Bellette, désormais rongée par une affreuse tumeur au cerveau.
Le dialogue de ces deux sursitaires ressemble à un rendez-vous d’outre-tombe, d’autant qu’une autre malédiction plane sur Zuckerman : il est en train de perdre la mémoire et il ne retrouve plus ses mots, le pire des fléaux pour celui qui fut un virtuose du Verbe. Et qui glisse peu à peu "vers le non-sens". Sa confession est bouleversante. "C’est, dit-il, comme si quelque chose de diabolique me poussait à subir ces défaillances pour le seul plaisir de me voir me dégrader, dans le but ultime de transformer un écrivain dont la pénétration s’appuyait sur la mémoire et la précision verbale en homme qui n’a plus de repères."
Le testament intellectuel de Roth
A cette tragique cérémonie des adieux, où Zuckerman ébauche une sorte d’autoportrait de l’artiste en épave, d’autres personnages vont se mêler. La très aguichante Jamie Logan, une bobo qui vomit Bush et qui rallumera pendant quelques jours les ardeurs glamoureuses de Zuckerman, pour une ultime partie de chasse dont l’ancien séducteur se devine perdant. Et le détestable Richard Kliman, un journaliste qui enquête sur le passé de E.I. Lonoff - rencontré lui aussi dans L’écrivain fan-tôme - et qui prétend détenir des secrets sur ce romancier mort depuis longtemps. Galvanisé par une rage furibarde, Zuckerman retrouvera alors toute son énergie pour se déchaîner - à la façon de Kundera - contre les biographes, ces nouveaux inquisiteurs qui "salissent tout" en traquant comme des charognards l’intimité des écrivains, dans un pays "atteint du virus de l’enquête".
Profondément désabusé, Exit le fantôme n’est pas seulement une fable sur ce naufrage pitoyable qu’est la vieillesse. C’est le testament intellectuel de Roth. Lequel, entre deux confidences de Zuckerman, en profite à son tour pour fustiger une époque où l’art, comme le prophétisait Nietzsche, sera détruit par le ressentiment, par sa transformation en spectacle et en marchandise, par l’indifférence et le mépris. "Nous, les gens qui lisons et écrivons, nous sommes des fantômes qui assistons à la fin de l’ère littéraire", fulmine Roth, qui signe aussi des pages poignantes sur l’enterrement de George Plimpton - le fondateur de la Paris Review - avec, en invité surprise, le vieux Mailer titubant sur ses deux cannes, à la veille de sa mort.
Quant à Zuckerman, il s’éclipse sur la pointe des pieds à la fin de ce roman superbe, crépusculaire et mélancolique. Fera-t-il un jour son come-back ? "Non", a répondu son inventeur, en ajoutant : "Va-t-il me manquer ? Je ne pense pas. Je suis curieux de voir qui va le remplacer." Mais il faut se méfier, avec ce diable de Roth. Zuckerman n’a peut-être pas dit son dernier mot, car il est déjà un immortel.
Article d’André Clavel publié dans Lire