La Bible nous raconte un mythe, celui du déluge : l’extermination de l’humain, des animaux, de la terre elle-même, la fin d’un monde.
Entre autres multiples sens, cette histoire, envisagée au niveau existentiel individuel, représente une prise de conscience de notre vulnérabilité. Prenons ce récit pour une allégorie de ce qui se passe dans notre pauvre petite tête d’humain soudain confronté à la pensée que notre monde, que nous croyions solide et durable, va subitement s’écrouler du fait d’une catastrophe, d’une crise économique, d’un conflit ou de la maladie ; que face à notre désarroi, la nature reste implacablement indifférente et se moque pas mal de notre survie. Le déluge est sans pitié.
Depuis Adam, nous nous savions mortels, c’était déjà traumatisant ! Nous voilà éphémères et bien moins indispensables que nous pouvions le croire. Le texte de la création nous avait laissé supposer que le monde était fait pour nous, que l’humain était une sorte de centre incontournable de la création. Le récit du déluge vient casser cela, le monde et Dieu lui-même pourraient bien se passer de l’homme !
Terrible révolution mentale que de cesser d’être indispensable... Le monde d’Adam n’existait que pour lui, il était comme un jardin, comme une clôture entre ses quatre fleuves ; celui de Noé devient vaste, anonyme, hostile et c’est à l’homme d’y trouver, non seulement son moyen de survie, mais surtout sa raison de vivre… Avec Noé, la vie devient ontologiquement vulnérable, précaire et doit être protégée. Il nous faut nous inventer nos bouées de sauvetage !
Jusqu’à Noé, nous vivions si vieux et si nombreux… que nous nous croyions hors d’atteinte des terreurs du monde et capables de dévorer celui-ci. Le déluge vient nous dire stop : tu n’es plus hors d’atteinte et même le sommet de ta plus haute montagne mentale peut être noyé. Dans le fond, tu n’es rien, précaire, non invincible et le flot peut t’emporter de ci de là, à son gré vers l’inconnu, puis te noyer. Ta vie tranquille peut se retrouver d’un coup bouleversée, anéantie sans que tu saches vraiment pourquoi.
Noé vient nous apprendre que dans de telles conditions, un minimum d’action autonome et une certaine exigence éthique sont nécessaires pour que la vie ait un sens et demeure possible. Celui qui ne construit pas son propre radeau sera noyé par la vie elle-même.
La leçon est peut-être évidente, mais nécessaire. Il est bon de nous rappeler que tout, demain, peut disparaitre et que notre petit monde confortable et nos certitudes mesquines sont un leurre. La force de Noé est de le comprendre à temps, de ne pas se laisser bercer d’illusion face au cours tranquille de la vie. Sa solution : prévoir et se construire une arche, une teva.
Il ne s’agit pas de conquérir une invulnérabilité illusoire, un abri antiatomique rempli de boites de conserves et de bouteilles d’eau ; il s’agit de donner du sens au-delà de la vulnérabilité et du sein même de cette vulnérabilité. Noé n’a pas atteint l’immortalité, mais il a enseigné à son entourage une certaine forme de repos (noah’ = repos) de prise de conscience lucide de sa condition et quelques recettes pour y trouver du sens.
La recette de Noé pour que cette vie soit acceptable propose à l’humain de se tourner à la fois vers l’extérieur et l’intérieur :
Vers l’extérieur : il nous faut créer un espace commun et de partage. Noé fait survivre le monde en invitant dans son univers personnel, sa boite à lui, toutes les espèces vivantes. Sa prise de conscience de sa propre vulnérabilité entraine une sensibilité à ce qui l’entoure et à tous ces autres éphémères qui peuplent le monde. Sa solution consiste à partager ce sort commun et à transformer sa vulnérabilité en responsabilité. Noé qui se sait vieux et mortel soigne et se préoccupe du devenir des passagers de son monde et de ce qui survivra peut-être au déluge, ou peut-être pas... Son propre monde, malgré l’incertitude, devient assez vaste pour embarquer le monde entier. C’est déjà une formidable leçon.
Ce modèle vaut pour tout, écologie, économie, social, culture et spiritualité.
Nous sommes tous des exclus potentiels et la solidarité économique doit nous faire tendre la main. Mais le cauchemar serait de se laisser terroriser par le déluge à venir (qu’il soit économique, social ou médical) en nous poussant à nous enfermer dans une boite protectrice (teva = boite). L’arche deviendrait alors perversion. Or Dieu, pas fou, ordonne d’ouvrir une percée lumineuse dans l’arche de Noé : un Tsohar (le deuxième prénom de ma fille Avigaïl). Même dans son monde solidaire fermé, Noé est contraint d’écouter par cette ouverture le tumulte des flots et peut-être aussi les cris de ceux qui se noient malgré l’arche qu’ils se seront peut-être eux aussi construit, trop mal et trop tardivement ; Noé doit entendre le cri du désespoir, même s’il ne peut rien y faire. Cette ouverture, c’est aussi une lucidité sur ce qui se passe au dehors, une ouverture sur le monde qui empêche à notre survie de devenir perversion.
Vers l’intérieur, il nous faut créer un espace de sens, teva c’est aussi « le mot », « la boite à sens ».
Noé construit la teva large et la remplit de tout ce qu’il trouve. Tout vient compléter son univers mental et son arche ne connait pas la censure. Ici encore, une percée lumineuse doit venir éclairer une intériorité qui pourrait se renfermer dans un réflexe de survie face au déluge de non-sens et la crise que provoque en lui la conscience de sa vulnérabilité. Il aurait pu s’enfermer dans sa boite mentale personnelle, se réfugier dans sa certitude maintenue envers et contre tout, convaincu que seul lui et sa propre façon de voir comptent ; un Noé fondamentaliste aurait construit une petite arche bien solide, bien close et non ce grand vaisseau forcément plus fragile, ouvert à tous.
Plus fanatique encore, il aurait pu, refusant la vulnérabilité et tournant le dos à la teva, donc au sens, se dresser sur ses jambes face au tumulte montant, défiant le flot et criant au ciel de prouver qu’il est bien, lui, Noé ben Adam, fils du couronnement de la création, un objet de magnifique immortalité pour qui un miracle aura forcément lieu, celui pour qui la mer pourrait s’ouvrir ou le poisson devenir abri, ou mieux encore se jeter lui-même à la vague dévorante pour quitter ce monde détestable, pour en rejoindre un autre, délicieux Gan Eden, dans lequel il serait le véritable centre, sa propre certitude ultime.
Mais Noé n’est pas de la trempe des fanatiques (Moïse non plus d’ailleurs). Bien trop pragmatique pour cela, bien trop intelligent et spirituel, il choisit l’ouverture et la réflexion. Il prend son temps et passe de longues années à construire son arche. Son monde devient peu à peu celui des mots, du sens de chaque lettre ouverte sur l’infini qui toujours nous échappe mais que l’on sait présent. Ce mot peut surnager sur la vague des grands gouffres, mais fragile, il n’échappera à aucun ballottement.
Noé n’écrit aucune table de la Loi pour son arche (teva est également le mot employé pour l’arche construite par Moïse pour y déposer les tables de la Loi), Noé ne connait que la base de la civilisation, il est dans l’oralité et la réflexion intérieure. Noé parle, à lui-même, à sa femme, à sa famille, aux animaux et peut-être même à Dieu. Il sauve en parlant et ses mots apportent le repos et une certaine consolation, un certain nah’ate. Les tables de l’arche de Noé, c’est la vie elle-même, son arche ne contient que cela, mais c’est déjà énorme.
Alors Noé nous a-t-il consolés, comme l’annonce le verset de sa naissance ?
בראשית פרק ה
(כט) וַיִּקְרָא אֶת שְׁמוֹ נֹחַ לֵאמֹר זֶה יְנַחֲמֵנוּ מִמַּעֲשֵׂנוּ וּמֵעִצְּבוֹן יָדֵינוּ מִן הָאֲדָמָה אֲשֶׁר אֵרְרָהּ יְקֹוָק :
Il crie son nom, Noah, pour dire : « Celui-ci nous réconfortera de notre fait et de la peine de nos mains par la glèbe que IHVH-Adonaï a honnie. » (Genèse 5.29)
Pas tout à fait. Il nous apprend à accepter que la consolation, qui ne peut venir que de nous-même, c’est de savoir que nous ne serons jamais totalement consolés, que notre vulnérabilité est inexpugnable, que l’éphémère du splendide et trop rare arc en ciel nous ramène chaque fois à notre propre éphémère. Il nous apprend aussi que chaque animal sauvé mérite notre effort, chaque être compte, même le plus petit, même le plus laid, que chaque instant gagné par la vie est précieux et que tant qu’elle dure, notre vie vulnérable mérite qu’on se batte pour elle et qu’on lui plante une vigne. Et même si son goût est amer, le rameau d’olivier reste le symbole de la vie qui reprend après les déluges qui nous submergent parfois.
Yeshaya Dalsace 5772