Question
J’ai une question concernant la Paracha de la semaine, RE’EH. Dieu y demande au peuple d’Israël de mettre à mort par lapidation quiconque aura tenté de l’entrainer vers le culte d’idoles. Pourquoi ce commandement n’est-il plus d’actualité ? Comment est résolue la contradiction avec l’interdit de tuer donné dans les Tables de la Loi ?
Réponse
Votre question touche à la question plus vaste du sens d’un texte comme celui de la Tora et de la méthodologie de l’approche.
Tout d’abord il faut être précis sur le vocabulaire, précision toujours recherchée par les commentateurs traditionnels. Chaque verset et chaque terme doit être bien compris pour ce qu’il dit vraiment et il faut se méfier des traductions rarement précises.
Ensuite, un texte de la Tora se lit toujours avec le prolongement des commentaires rabbiniques. Là encore, la chose est difficile car ces commentaires qui sont foison ne sont que peu accessibles au non hébraïsant. Le judaïsme ne se limitera jamais au texte de la Tora lui-même, mais doit être placé dans le jeu de miroir des commentaires associés à notre propre conscience subjective qui est elle-même une des sources du commentaire.
En tant que rabbin massorti , j’ajouterai un élément essentiel de la théologie développée par ce grand courant de pensée du judaïsme : la prise en compte de la dimension historique des choses, du contexte et de l’évolution historique de la pensée juive vue comme un vaste phénomène vivant et donc évolutif.
L’interdit de tuer dans les tables de la loi concerne l’interdit de l’assassinat. Certes on peut y voir la base pour un interdit absolu de la mise à mort et c’est peut-être l’état d’esprit de cette parole réduite à son strict contexte. Mais on sait par ailleurs que la peine de mort existait, que tuer pour se défendre ou à la guerre est autorisé, etc… Plus encore, la Tora ne manque pas de scènes et d’injonctions très violentes, jusqu’à l’insupportable. Il faut donc accepter que dans le contexte de l’ensemble de la Tora, l’interdit de l’assassinat ne soit pas absolu ou plus précisément ne concerne pas le fait de tuer dans certaines circonstances considérées comme justifiées.
De ce point de vue, il n’y a donc pas contradiction, entre la Parasha et les tables.
Cependant, l’esprit de la tradition juive est de réduire quasi totalement toute possibilité de tuer. La peine de mort a été supprimée par la tradition pharisienne (en tout cas très rarement appliquée). Avec le temps, certains courants du judaïsme ont développé un véritable esprit de non violence jusqu’à une certaine passivité choquante. Je pense par exemple à l’attitude de certains juifs pieux face aux persécutions en Europe de l’Est et durant la Shoa et qui préféraient éviter de se laisser gagner par l’engrenage de la violence et mourir enveloppés dans leur « dignité spirituelle ». Leur résistance était mentale, héroïque, mais pas physique. Cet état d’esprit plonge ses racines dans plusieurs textes antiques (certains psaumes), chez certains prophètes (Jérémie, Isaïe), on le trouve bien sûr chez Jésus allant passivement à la mort, chez certains rabbins du Talmud … Exemples appelant à ne pas entrer dans l’engrenage pervers de la violence.
Cette question de la contamination par la violence se pose par exemple en termes juridiques : un Cohen soldat ayant tué à la guerre peut-il continuer à bénir le public ? Discussion halakhique qui montre en soi la profonde répulsion envers toute mise à mort, même celle anonyme et patriotique du champ de bataille.
La mystique se posera la question de la souillure de l’âme que représente un geste irréversible, même justifié.
Mais, vous avez parallèlement des attitudes juives religieuses cherchant à justifier la violence de manière parfois très choquante et il existe aujourd’hui au sein de certains courants fondamentalistes religieux nationalistes une véritable apologie de la violence. Cette sauvagerie (bridée par les forces de police israéliennes obligée de surveiller et contrôler ces groupuscules extrémistes) fait parti aussi du judaïsme actuel et elle se place en miroir de la sauvagerie islamiste du camp adverse.
Le penseur massorti vous dira : le judaïsme, comme tout autre de système, a toujours été à la croisé des chemins, soit développer une pensée hautement civilisée et spirituelle, soit pencher vers la barbarie au nom de Dieu, donc la pire barbarie qui soit… C’est là que le verset du deutéronome : « J’ai placé devant toi la vie et la mort… tu choisiras la vie » prend également son sens.
Cette alternative se lit tout au long de nos textes dans lesquels on voit régulièrement des tendances contradictoires s’affronter. Certains textes sont d’une extraordinaire humanité alors que d’autres tendent à un radicalisme parfois inhumain.
On retrouve cette « schizophrénie » dans les différentes facettes du judaïsme actuel ; vous avez d’un côté un judaïsme d’un humanisme extraordinaire (y compris ultra pratiquant), mais également des groupuscules absolument immondes. Par exemple, un rabbin Habad israélien Yitzhak Shapira vient par exemple de publier à l’été 2010 un livre, aussitôt interdit par l’Etat d’Israël, expliquant dans quelles conditions on pouvait tuer des enfants non-juifs !
En tant que massorti , je ne pense pas que la tendance barbare de ce rabbin qui se dit Habad ne fasse pas partie du judaïsme, il est une des facettes d’une religion assez vaste et évolutive pour produire toutes sortes de choses, les meilleures comme les pires. C’est bien sûr un judaïsme que je vomis, mais je sais qu’il fait parti des dérives possibles de mon système. C’est pourquoi notre subjectivité doit entrer en ligne de compte afin de faire avancer « le chemin de la vie » au détriment du « chemin de la mort ».
En tant que massorti j’assume pleinement que le judaïsme est capable du pire et que mon devoir de juif consiste à promouvoir un judaïsme d’ouverture et de la plus haute exigence éthique et à combattre les idées fondamentalistes qui minent une partie du judaïsme actuel. Dans la théologie massorti cela consiste en un véritable devoir religieux, car dans cette théologie je suis pleinement responsable et acteur de la révélation.
Pour en revenir au texte de la Parasha Réé : il peut lui aussi être entendu d’une double façon.
Voici le texte problématique deutéronome chapitre 13 :
« 1 "Tout ce que je vous prescris, observez-le exactement, sans y rien ajouter, sans en retrancher rien. 2 S’il s’élève au milieu de toi un prophète ou un visionnaire, t’offrant pour caution un signe ou un miracle ; 3 quand même s’accomplirait le signe ou le miracle qu’il t’a annoncé, en disant : "Suivons des dieux étrangers (que tu ne connais pas) et adorons-les", 4 tu n’écouteras pas les paroles de ce prophète ou de ce visionnaire ! Car l’Éternel, votre Dieu, vous met à l’épreuve, pour constater si vous l’aimez réellement de tout votre cœur et de toute votre âme. 5 C’est l’Éternel, votre Dieu, qu’il faut suivre, c’est lui que vous devez craindre ; vous n’observerez que ses préceptes, n’obéirez qu’à sa voix ; à lui votre culte, à lui votre attachement ! 6 Pour ce prophète ou ce visionnaire, il sera mis à mort, parce qu’il a prêché la révolte contre l’Éternel, votre Dieu, qui vous a tirés du pays d’Egypte et rachetés de la maison de servitude, voulant ainsi t’écarter de la voie que l’Éternel, ton Dieu, t’a ordonné de suivre ; et tu extirperas le mal du milieu de toi. 7 Si ton frère, l’enfant de ta mère, si ton fils ou ta fille, ta compagne ou l’ami de ton cœur vient secrètement te séduire, en disant : "Allons servir des dieux étrangers," que toi ni tes pères n’avez jamais connus, 8 tels que les dieux des peuples qui sont autour de vous, dans ton voisinage ou loin de toi, depuis un bout de la terre jusqu’à l’autre, 9 toi, n’y accède pas, ne l’écoute point : bien plus, ferme ton œil à la pitié, ne l’épargne pas ni ne dissimule son crime,10 au contraire, tu devras le faire périr ! Ta main le frappera la première pour qu’il meure, et la main de tout le peuple ensuite. 11 C’est à coups de pierres que tu le feras mourir, parce qu’il a tenté de t’éloigner de l’Éternel, ton Dieu, qui t’a délivré du pays d’Egypte, de la maison d’esclavage, 12 et afin que tout Israël l’apprenne et tremble, et que nul ne commette plus un tel méfait au milieu de vous. 13 Si tu entends dire, à l’égard de l’une des villes que l’Éternel, ton Dieu, te donnera pour y habiter, 14 que des hommes pervers, nés dans ton sein, ont égaré les habitants de cette ville, en disant : "Allons, servons des dieux étrangers," que vous ne connaissez point, 15 tu feras une enquête, tu examineras, tu t’informeras avec soin ; et si le fait est avéré, constant, si cette abomination a été commise au milieu de toi, 16 tu passeras au fil de l’épée les habitants de cette ville, tu la voueras, avec tout ce qu’elle renferme, jusqu’au bétail, au tranchant du glaive ; 17 tu en réuniras toutes les richesses au centre de la place, et tu livreras au feu la ville et tous ses biens, sans réserve, en l’honneur de l’Éternel, ton Dieu. Elle restera une ruine éternelle, elle ne sera plus rebâtie. 18 Que rien de la cité maudite ne s’attache à ta main, afin que l’Éternel apaise sa colère, qu’il te prenne en pitié et te dédommage en te multipliant, comme il l’a juré à tes pères, 19 si tu écoutes la voix de l’Éternel, ton Dieu, en observant tous ses commandements que je te signifie en ce jour, en faisant ce qui est juste aux yeux de l’Éternel, ton Dieu. »
Soit c’est un texte sectaire d’une intolérance et d’une violence tout à fait condamnable pour un esprit moderne, soit c’est un texte à replacer dans son contexte historique, soit encore c’est un texte théorique qui peut faire sens si on l’aborde avec critique.
Précisons tout d’abord qu’il existe d’autres textes dans la Tora tout aussi problématiques et même plus encore. Le problème va donc se retrouver à nouveau.
Il s’agit ici de plusieurs commandements :
Le premier consiste à lapider celui qui incite les autres au paganisme, même par la simple parole.
Le deuxième, consiste à exterminer une ville qui se serait adonnée au paganisme, avec interdiction de la reconstruire.
Le troisième consiste à ne tirer aucun profit de cette ville ou de tout objet entaché de paganisme.
Il est évident que ce texte doit être placé dans un contexte polémique anti païen parmi beaucoup d’autres textes du même style dans la Tora. Cela soulève la question de l’intolérance qui serait intrinsèque au monothéisme. On remarquera que cette intolérance ne concerne que les juifs envers eux-mêmes. Le judaïsme n’a jamais voulu se mêler du culte des autres peuples qu’il tolère tout à fait même quand il le réprouve. Il interdit par contre ce paganisme au sein du stricte pays d’Israël et aux juifs eux-mêmes où qu’ils se trouvent. On considère qu’un juif est lié par une forme de serment qui est celui de l’alliance. Si un juif s’adonne au paganisme, il trahi cette alliance.
Cette intolérance juive envers le paganisme relève à la fois de la morale et du concept théorique.
De la morale parce que le paganisme était associé à une conduite immorale. C’est précisé dans le chapitre 12 du deutéronome : « 29 Quand l’Éternel, ton Dieu, aura fait disparaître devant toi les peuples que tu vas déposséder, quand tu les auras dépossédés et que tu occuperas leur pays, 30 prends garde de te fourvoyer sur leurs traces, après les avoir vus périr ; ne va pas t’enquérir de leurs divinités et dire : "Comment ces peuples servaient-ils leurs dieux ? Je veux faire comme eux, moi aussi." 31 Non, n’agis point de la sorte envers l’Éternel, ton Dieu ! Car tout ce qu’abhorre l’Éternel, tout ce qu’il réprouve, ils l’ont fait pour leurs dieux ; car même leurs fils et leurs filles, ils les livrent au bûcher pour leurs dieux ! »
Il est évident que le texte de la Tora réprouve les excès du paganisme et son immoralité.
Par ailleurs, il existe une lutte pied à pied afin d’éliminer le concept même de paganisme, toujours susceptible de reconquérir du terrain.
On peut faire remarquer que cette problématique touche le judaïsme en son sein encore actuellement : je pense personnellement que le rabbin dit Habad Yitzhak Shapira apologue de la violence et la mouvance raciste et ultra nationaliste qu’il représente se trouvent concernés par notre texte : il prône en effet une violence qui relève fondamentalement de la même nature que celle qui est condamnée chez les païens dans le chapitre 12 : tuer pour une idole. Leur idole à eux c’est leur conception du judaïsme.
Le paganisme peut très bien se cacher au sein même d’un judaïsme qui se veut très religieux. C’est pourquoi la question du paganisme doit nous amener à une véritable réflexion sur nos propres fonctionnements psychologiques.
Je renvois ici aux écrits tout à fait pertinents de Yeshaya Leibowitz sur ce genre de dérives qu’il a combattu férocement.
Si notre texte soulève la question complexe du paganisme et de sa nature, il nous amène également à réfléchir sur les limites de la tolérance et sur le danger de l’intolérance.
Là encore, un texte comme celui –ci ne saurait être lu tel-quel sans être replacé dans une vaste histoire de réflexion sur les limites d’un système de pensée et sur la capacité de la société juive à rejeter ou pas certaines idées.
On peut très bien se servir de ce texte pour justifier une position intolérante et radicale. Il est très facile de ranger n’importe quelle idée qui ne vous plaît pas dans la catégorie des idées à combattre à tout prix. On peut par exemple considérer qu’un courant moderniste du judaïsme (massorti ou libéral) doit être mis au ban et qu’il est interdit de fréquenter toute personne y adhérent. C’est la position d’une bonne partie de l’orthodoxie radicale aujourd’hui, qui ira jusqu’à interdire aux membres d’une même famille de se fréquenter dans un tel cas. Cette orthodoxie exprime par sa position un radicalisme qui fait bien partie du judaïsme. Le problème est qu’elle étend le champ de l’interdit à tout ce qui ne pense pas comme elle et pêche donc paradoxalement par une forme d’idolâtrie de sa propre position idéologique. Cette « auto-idolâtrie » conceptuelle est flagrante dans une partie du monde orthodoxe radical actuel.
Un texte comme le nôtre doit nous amener à une autre réflexion : le paradoxe de la violence. Sous prétexte d’éliminer une source de violence ou d’idées considérées comme perverses, on tombe soi-même dans la violence et la perversion. Ce problème se retrouve à plusieurs reprises dans la Tora, comme par exemple dans l’extermination de Madian, où, sous prétexte d’éliminer une source de perversion, on devient soit même génocidaire. Ce problème se trouve au cœur de toutes les sociétés et de la civilisation humaine en général. C’est ainsi qu’une société peut devenir barbare en cherchant à éliminer la barbarie, perverse en cherchant à éliminer les perversions… On constate de nombreux exemples dans l’histoire humaine, l’inquisition, les guerres dite « justes », la répression totalitaire, etc… Exemples qui montrent comment l’individu se retrouve broyé sous le rouleau compresseur de l’idéologie ou d’un intérêt dit supérieur : exactement ce que représente l’Egypte du récit biblique.
Si on a soi-même un rapport idolâtre au texte de la Tora, on cherchera à l’appliquer au plus proche de la lettre. Du coup, ce genre de textes relève en effet d’une société primitive et barbare prônant le lynchage en public de tous les contrevenants à l’ordre étriqué d’une société primitive. C’est ce qui se passe en Iran, en Somalie, au Nigeria… aujourd’hui avec toutes ces scènes de lapidation d’une rare violence sous l’œil satisfait des mollahs. C’est ce qui s’est passé sous l’inquisition et la contre-réforme en Europe dans le monde chrétien. C’est ce qui s’est passé sous la terreur bien laïque de la révolution française (relire « les dieux ont soif » d’Anatole France) ou dans l’empire communiste. Cette dérive peut très bien toucher également le monde juif. Dans le monde juif radical actuel, on ne lapide pas physiquement, mais on le fait psychologiquement. Dès lors que des membres d’une même famille refusent catégoriquement d’en voir d’autres sous prétexte de leurs idées considérées comme déviantes, ou que l’on censure, que l’on exclu, refuse de participer à une table ronde...
Si par contre, on nourrit un rapport exégétique au texte, un rapport midrashique, et que le texte sert non pas de source de soumission, mais de réflexion et d’autocritique à la lumière même de l’histoire, alors ce genre de texte devient tout à fait passionnant et peut surtout servir de base à un approfondissement spirituel et intellectuel, à une révélation du sens transcendant enfoui dans le texte. Grâce à une telle réflexion, un texte comme celui –ci ne perd nullement de son actualité. Mais pour faire cela, il ne faut pas ériger le texte en idole, mais le prendre pour ce qu’il est : un instrument de travail, un miroir de ce que nous sommes. C’est la position très ancienne de l’école existentialiste du judaïsme qui se trouve au cœur de la pensée pharisienne et midrashique. C’est à cette école de pensée que se rattache entre autres le mouvement massorti , en y ajoutant l’instrument de la distance grâce à la critique historique. C’est pourquoi un juif massorti ne tombera jamais au piège d’un tel texte dans son sens étroit, il a en main plusieurs instrument pour éviter le piège.
Notre texte prône l’interdit du profit de toute idolâtrie, il le fait peut-être en termes primitifs et violent (brûler la ville est tuer les habitants et le bétail) mais il soulève ici un problème tout à fait passionnant, celui de la contamination par la perversion. L’idée que (représentée ici par le paganisme) commence à vous séduire dans les petits détails innocents… Le texte prône en effet une intolérance la plus totale envers la moindre chose susceptible de rappeler le paganisme et donc de nous contaminer. Ce genre de texte peut être utilisé par une orthodoxie intolérante pour justifier l’élimination la plus totale des idées qui ne lui plaisent pas. Mais il peut aussi servir de réflexion à celui qui veut rester en éveil face à la barbarie (également celle de l’intolérance et du lynchage psychologique) et l’amener à comprendre que le moindre pas dans la mauvaise direction peut entraîner un engrenage pervers susceptible de contaminer toute la société. Cela rejoint les réflexions politiques de grands penseurs comme Hannah Arendt et Raymond Aron. Comme disait Heinrich Heine « on commence par brûler des livres et on finit par brûler des hommes ».
Vous allez me dire que j’utilise le texte de la Parasha pour prôner exactement le contraire de ce qu’il dit au sens propre et que l’intolérance fondamentaliste d’une partie du monde juif actuel se trouve beaucoup plus proche du texte de la Parasha . C’est vrai. Mais c’est tout le paradoxe du judaïsme rabbinique : ne pas forcément lire le texte tel qu’il est écrit, mais utiliser le texte comme une base pour l’élévation de soi, l’amélioration du monde et l’évolution du judaïsme vers une subtilité et une profondeur de plus en plus grande.
En cela, je pense qu’un judaïsme de tolérance et d’ouverture est beaucoup plus authentique et proche de l’esprit de la tradition juive qu’un certain judaïsme radical au discours trop souvent débilisant ou pervers. Il faut maintenant apporter une nuance et ne pas confondre le radicalisme d’un engagement personnel dans la pratique des Mitsvot, une orthopraxie tout à fait louable et en rien perverse avec une orthodoxie idéologique radicale, qui relève, elle, à mon avis, de la pathologie paganisante ouvrant les portes à la perversion et donc à la barbarie. En ce sens, toute doxa, au sens étroitement idéologique du terme, représente une forme d’idole.
Il est fondamental de faire la différence entre un engagement dans une discipline personnelle qui est celui du monde des Mitsvot, quelle que soit le degré des pratiques, et une position idéologique arrêtée tenant pour « véritable et absolue » son propre positionnement doctrinaire, transformant celui –ci en idéologie, en doxa, méritant tous les sacrifices. Alors que celui qui assimile les instruments de l’histoire sait pertinemment que ce positionnement idéologique ne relève pas d’un absolu donné, mais d’un phénomène historique évolutif et donc toujours susceptible d’être passé au crible de la critique. C’est là la grande différence de conception du judaïsme, voire même la différence abyssale, entre les modernistes et les fondamentalistes.
Pour un moderniste, un fondamentaliste pêche clairement par une forme d’idolâtrie et la projection de son moi sur l’objet de son adoration : son idéologie radicale, ce qui est vrai dans le judaïsme, mais aussi dans l’Islam.
Il faut bien comprendre que la réflexion autour de l’idolâtrie, réflexion qui se trouve au cœur même du judaïsme, doit être en constante évolution et il ne faut pas s’arrêter à la question des statues, au paganisme antique, quasiment dépassé aujourd’hui. Une des choses que nous dit notre texte, et c’est fondamental, c’est que le paganisme guette le judaïsme. Le texte ne condamne pas le paganisme des autres mais le paganisme des juifs eux-mêmes ! C’est-à-dire que le paganisme concerne tous les juifs à toute époque et peut s’habiller de toutes sortes d’oripeaux. C’est donc un texte d’une immense actualité pour chacun d’entre nous, à la condition bien évidemment de le faire sien et de le nourrir d’une réflexion plus large.
La mise à mort par lapidation devient alors une mise à mort psychologique de l’idolâtre en nous-mêmes, une auto lapidation à l’encontre d’un penchant humain présent en chacun de nous. Cela ne peut se faire que par une lucide prise de conscience et une exigence de soi sans concession. Cette confrontation à l’idolâtrie en chacun est le cœur du judaïsme, l’idée même de la sortie d’Egypte, de la brisure des tables de la Loi (objet possible d’idolâtrie) et du cheminement incessant vers un but jamais vraiment atteint. C’est également l’idée d’un messianisme en devenir, contrairement au messianisme chrétien déjà advenu et magnifique objet d’idolâtrie.
La tentation idolâtre a toujours été présente dans le judaïsme et elle le sera toujours. C’est le combat pour l’ouverture et la respiration par un requestionnement constant de la tradition.
Ce requestionnement est éternel mais celui de notre génération ne saurait être identique à celui du passé. Notre monde est différent, notre idolâtrie également.
Le texte vu sous cet angle peut se révéler tout à fait d’actualité.
J’espère avoir répondu assez clairement à cette question.
Bien à vous
Yeshaya Dalsace
Messages
M. Delsace,
est-ce que vous croyez personellement que D-eu a donné Sa Torah a Moshé ? Que la Torah qui nous l’avons aujourd’hui est la même qu’il a reçu ?
Je ne vois pas ce que vient faire ici cette question et ce que vous cherchez à défendre.
Il faut être plus clair et exposer votre point de vue.
Yeshaya Dalsace
Bonjour Monsieur,
Le sens littéral du chapitre 13 du Deutéronome est en effet problématique. Pourquoi la tradition ou les rabbins d’aujourd’hui n’a-t’elle pas envisagé ou n’envisagent-ils pas sa suppression de la Torah ?
Je vous remercie.
Cher Monsieur,
Le judaïsme ne coupe rien de la Tora, on prend toujours le texte dans son intégralité. Même si certains textes sont problématiques pour une raison ou une autre. Ce chapitre n’est pas le seul, il y a pire.
Le judaïsme n’est pas l’adoration du texte qui serait à prendre dans son sens propre et sa « perfection ». Le judaïsme fait de l’exégèse à partir d’un texte fondateur. La transcendance se trouve autant dans l’exégèse que dans le texte et cette exégèse va souvent contre le texte.
Le judaïsme doit être lucide sur lui-même et accepter l’autocritique, accepter de lire des textes déplaisants fait parti à mon avis d’une démarche spirituelle lucide et adulte, tout simplement parce que l’humanité est déplaisante dans bien des cas. Ma religion m’oblige à m’y confronter et y réfléchir.
La Tora est un miroir tendu qu’il nous faut accepter de regarder.
Nous n’idolâtrons ni le texte, ni les personnages bibliques, ni les rabbins … Chacun porte sa zone d’ombre et cette zone d’ombre peut avoir beaucoup à nous apprendre.
Cette zone d’ombre c’est celle de ce monde-ci et la Tora parle le langage de ce monde-ci à l’intention d’humains intelligents et aptes à la critique.
Bien à vous
Yeshaya Dalsace
Cher Monsieur,
permettez-moi de trouver votre texte remarquable. Je cherchais des textes sur l’idolâtrie, je ne pouvais guère mieux tomber. Puis-je vous poser quelques questions :
La 3ème loi noachide interdit l’idolâtrie ; qu’est-ce que cela veut dire pour un non-Juif ?
Est-ce un interdit théologique d’adorer un dieu autre que Yahvé ? Dans ce cas les non-Juifs seraient exonérés du respect des 613 mizvot, mais néanmoins obligés d’adorer le dieu des Juifs ?
Est-ce un interdit purement éthique, l’idolâtrie étant synonyme de vice ? Dans ce cas il se limiterait à commander la vertu ?
La 1ere loi ordonne d’établir des tribunaux. Est-ce uniquement l’interdiction de se faire justice soi-même, ou cette loi implique t-elle une définition du droit et de l’appareil judiciaire ?
Les réponses à ces questionss ressortent de quel texte, de quelle autorité ?
Y a t-il eu dans l’histoire d’importants échanges entre Juifs et non-Juifs sur ces questions ? Bibliographie succincte ?
Pour revenir à votre texte, il pose clairement la question de la vérité révélée. Le problème des textes sacrés monothéistes, c’est que les exégèses passent, la lettre reste. La vraie libération par rapport à ce risque ne serait-il pas de désacraliser ces textes, d’affirmer haut et fort que ce sont des textes humains, et non pas maintenir cette ambiguité, en étant obligé de dire "ne pas forcément lire le texte tel qu’il est écrit" !
Monsieur,
Tout d’abord merci pour vos compliments.
Je ne peux répondre que très brièvement à des questions qui en soulèvent beaucoup d’autres.
Il faudrait d’abord expliquer ce que sont les lois de Noé. C’est un concept rabbinique (Guemara Sanhedrin) qui n’existe pas dans la bible et qui est souvent assez mal compris.
L’interdit de l’idolâtrie touche évidemment tout le monde. Mais il faudrait aussi définir ce qu’est l’idolâtrie, notamment pour nous aujourd’hui. Je ne crois pas que la question d’un autre dieu qu’Hashem n’ait vraiment du sens aujourd’hui. Le dieu du judaïsme de toute façon reste le seul, car il englobe tout. Il est l’Etre.
Et je ne pense pas que l’idolâtrie soit synonyme de vice. Il y a des cultures idolâtres de façon très exotique et tout à fait vertueuses. Il y a également de la vertu dans l’athéisme…
La question de la vertu relèverait plutôt de celle des tribunaux et de l’obligation d’avoir un système judiciaire.
Il n’y aucun échange entre les juifs et les non-juifs sur ces questions pour la bonne raison que les non juifs n’ont jamais reconnu l’autorité des juifs en n’ont fait au contraire que les dénigrer que ce soit le christianisme ou l’islam. C’est aujourd’hui un peu différent, mais l’évolution reste très récente et du côté de l’islam il existe encore une culture très antisémite.
Sur la question de la révélation, le judaïsme n’a pas une conception figée de la chose. La révélation existe en permanence, elle se trouve autant dans le commentaire que dans le texte lui-même.
De toute façon tous ces textes sont humains, écrits par des humains pour des humains. La révélation passe donc par l’humain est la différence entre texte révélé et texte qui ne l’est pas n’est pas si simple à définir.
C’est pourquoi ne pas lire le texte exclusivement tel qu’il est écrit relève de la révélation.
J’espère avoir répondu à peu près à vos interrogations qui mériteraient plus longs développements.
Yeshaya Dalsace
Merci pour votre réponse. Si vous m’autorisez de poursuivre :
"Il faudrait d’abord expliquer ce que sont les lois de Noé. C’est un concept rabbinique (Guemara Sanhedrin) qui n’existe pas dans la bible et qui est souvent assez mal compris".
L’origine en est-elle aussi ancienne que la Torah ?
"L’interdit de l’idolâtrie touche évidemment tout le monde. ...Le dieu du judaïsme de toute façon reste le seul, car il englobe tout. Il est l’Etre."
Ma question visait le judaïsme de l’époque biblique(en supposant que ces lois existaient effectivement dès cette époque), où ces conceptions métaphysiques n’avaient pas cours : interdire les idoles revenait-il à l’époque à ordonner d’adorer Yahvé ?
"Et je ne pense pas que l’idolâtrie soit synonyme de vice."
Dans la Bible l’idolâtrie et le vice sont le plus souvent associés. L’ordre de massacrer les Cananéens, accusés de toutes les débauches, n’est-il pas comparable au Déluge, décidé pour éliminer les hommes mauvais, violents, alors que ni le Décalgue ni les lois noachiques n’existaient ? Sinon comment justifier ces massacres (la question n’étant pas de savoir si ces massacres ont été réels ou non, mais de leur signification dans le texte) ?
"De toute façon tous ces textes sont humains, écrits par des humains pour des humains. La révélation passe donc par l’humain."
Pouvez-vous me dire depuis quand une telle conception est-elle défendue ?
Merci d’avance
Concept rabbinique (Talmud ). De toute façon que veut dire aussi vieux que la Tora ? Celle-ci n’est connu que des juifs jusqu’à sa traduction en grec. Quand bien même ce serait dans la Tora, ce concept est inconnu du monde… Où alors c’est la loi naturelle… Même le personnage de Noé n’est connu que des Juifs (il ne devient universel qu’à travers la lecture de la Bible, donc de sa traduction).
Dans le récit biblique lui-même, les peuples ne doivent pas être débauchés et le savent depuis avant Noé (sinon comment justifier le déluge…) mais c’est une figure de style et tout se passe dans la Bible, pas sur le terrain.
Pour ce qui est du verbe humain inspiré : Dieu parle toujours à travers des humains. « L’éternel s’adressa à Moïse pour lui demander : parle aux enfants d’Israël… » Qui écrit la Bible ? Pour qui ? Ce concept est dans le texte lui-même.
Yeshaya Dalsace