Ils placeront sur la frange, un fil couleur d’azur. Ce sera pour vous une frange distincte et, lorsque vous la regarderez, vous vous souviendrez de toutes les ordonnances de l’Éternel et vous les accomplirez. De la sorte, vous ne vous laisserez pas égarer par les penchants ni de votre cœur ni de vos yeux par lesquels vous vous avilissez (Nombres 15,37-39).
Il s’agit donc bien d’un véritable commandement, une Mitsva.
Traduction personnelle
En quoi donc contempler une frange munie d’un fil d’azur évoque-t-il le devoir « d’accomplir l’ensemble des commandements » ? En quoi est-ce un rempart pour « ne pas se laisser entraîner par les penchants du cœur et des yeux » ? Un symbole peut être abstrait, purement conventionnel et ne renvoyer à aucune réalité. C’est souvent le cas des drapeaux nationaux dont les couleurs sont le plus souvent aléatoires. Mais à en croire la lecture talmudique, le fil d’azur qui s’insinue dans la frange blanche est tout sauf aléatoire : « Rabbi Méir enseigne : En quoi l’azur est-il différent de toute autre coloration ? En ce que cette couleur renvoie à celle de la mer, celle de la mer au ciel, celle du ciel au trône de gloire » …
La formulation hébraïque de la question choisie par rabbi Méir est très évocatrice pour des oreilles juives : « Ma nichetana : en quoi est différent » est la formule consacrée de la veillée de Pessah (Pâque juive) pour éveiller le questionnement sur le rite particulier du banquet sacré : « En quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ? » Oser poser la question de la différence est l’amorce de toute spiritualité : pouvoir s’interroger, s’étonner et s’émerveiller devant la singularité. Si l’azur représente une échappée à la réalité profane et suggère par association, de remonter de proche en proche jusqu’à la racine divine, alors il introduit la dimension métaphysique dans le regard porté sur l’existence. À l’inverse, on ne voit le monde qu’en monochrome si on ne fait pas place à cet autre paramètre, cette considération autre. Lorsque l’Hébreu observe le coin de son vêtement et voit l’azur se détacher de la couleur lin, celle des autres fils, c’est un peu comme si le monde prenait du relief, faisait apparaître une échelle de valeurs, celle de Jacob qui relie le ciel à la terre. L’azur sur fond blanc est comme l’encre d’une écriture, d’un message à décrypter. Simple et en même temps si difficile à entendre : être capable de discernement moral, ne pas se laisser happer par le magnétisme des choses, la superficialité, la mondanité qui brouille tous les repères et efface les lettres. Regarder du bout des yeux, prisonnier des appétences, confine à l’errance, la déshérence, quand on oublie jusqu’à son propre nom et ses alliances.
Que sont au fond les pupilles des yeux sur un visage sinon comme le fil d’azur sur la frange ? C’est en cherchant quelqu’un des yeux que l’on entre en contact avec son âme. Le foncé de l’oeil comme une lucarne ouvre à une autre dimension, l’éclat, la transcendance de l’être qui habite secrètement le corps. Il y a diverses manières de regarder quelqu’un, de capter son regard. C’est la personne qu’il faut chercher à rencontrer, regarder ce qu’elle regarde, ce que son regard dit d’elle, et non la déshabiller du regard. Il s’agit au fond de contempler le visage sans le « dévisager », sans jamais oblitérer la présence qui habite le corps. Ce n’est pas dans le blanc éblouissant des yeux que les êtres qui s’aiment ou se respectent vraiment doivent apprendre à se regarder mais dans l’œil azur du jour et de la nuit. Lorsque l’on discerne l’azur du blanc des yeux, se révèle l’image insaisissable de Dieu logée en chaque être. Encore faut-il ne pas s’illusionner de voir la pupille en se fixant en fait sur l’iris… Emmanuel Levinas qui a beaucoup écrit sur l’interpellation du visage a écrit : « La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. » [1]
Il arrive du reste que l’on se lasse de la couleur des yeux, que l’on ne voit plus rien d’autre à travers le cristallin de l’autre que son propre reflet. Frange orpheline que celle qui aurait perdu son fil azur… Aveu que la tradition juive fait humblement considérant que la vraie couleur azur requise par la Tora est perdue. Les franges seulement blanches qui ornent désormais les châles de prières sont alors comme une invitation à la recherche éperdue du fil manquant. Comment remonter le fil ? On fait comme dans la fameuse légende qui se souvient que le Baâl chèm tov, grand maître du Hassidisme , se rendait en un endroit secret de la forêt, allumait un certain feu et prononçait une prière singulière, et parvenait ainsi à l’union mystique avec Dieu. Le Baâl chèm tov n’est plus, on ne sait plus la prière singulière, ni comment il allumait le feu ni même en quel endroit de la forêt il se rendait. On se souvient seulement que tout cela s’accomplissait. Alors, le seul souvenir de tout cela fait que la chose perdue se retrouve et s’accomplit.
Rivon Krygier