Elle nous entraîne au 1er siècle de notre ère au cœur de qui était alors « la plus belle, la plus savante et la plus flamboyante cité hellénistique du monde méditerranéen. » Alexandrie a été avec son fameux phare, une des grandes merveilles du monde mais aussi – et on l’a que trop oublié – une des grandes merveilles du monde juif.
Philon en incarne sans aucun doute une des figures de proue. « Juif et grec, Philon voulait passionnément être les deux à la fois », écrit Mireille Hadas-Lebel, non sans trahir une connivence très personnelle avec le personnage. Et c’est là bien entendu que réside tout l’intérêt qu’elle réussit judicieusement à susciter auprès du lecteur. Car au travers de cet enjeu de conciliation entre particularisme et universalisme, entre communauté et citoyenneté, entre judaïsme et philosophie, qu’incarne si fort la vie contée de Philon, c’est toute notre condition de juif moderne voulant croire à la lumière et à la prospérité de la diaspora qui se dénude. Comment ne pas être saisi à la fois de ravissement et d’effroi à découvrir dans ces lignes une destinée aussi puissante que funeste ? Philon le croyant juif a grandi, imprégné de la culture grecque dans ce qu’elle avait de meilleur. « Alexandrie, sa patrie, était l’air qu’il respirait, la langue qu’il parlait, les bibliothèques et les conférences qu’il fréquentait, les spectacles auxquels il assistait. Jérusalem, sa « métropole », c’était sa voix intérieure, son repos hebdomadaire, sa nourriture quotidienne, ses fêtes annuelles et occasionnellement ses pèlerinages. »
Philon a voulu être un trait d’union entre les deux mondes, ambassadeur de la culture et du peuple juifs au cœur d’un monde hellénistique en passe de devenir romain. Il a offert un commentaire exégétique d’une richesse étonnante sur la Bible « des Septante », cette première traduction en grec qui était celle utilisée par l’ensemble de la communauté alexandrine dans les synagogues, puis par les chrétiens, et qui avait acquis un statut pour ainsi dire de texte canonisé. Philon est si convaincu de la justesse de la Tora de Moïse, à la fois sur un plan pratique que spéculatif, qu’il estime qu’elle vaut bien d’être partagée avec l’humanité entière… Philon avait devancé quelque peu l’apôtre Paul, voulant transmettre au monde le judaïsme et sa promesse de salut, sauf que c’était bien dans sa version pharisienne.
Il a su aussi reconnaître la grandeur des philosophes et leurs diverses écoles, avec une prédilection certaine pour Platon et Pythagore. En cela, il a inauguré la démarche théologique, celle de la rencontre féconde entre la pensée religieuse et la raison qui marquera durablement la pensée occidentale. Même si l’on considère que depuis Spinoza, la fusion voulue entre religion et philosophie s’est transformée en scission, tous les grands penseurs juifs jusqu’à nos jours ont persévéré dans cette voie, au moins en ce sens qu’ils tendent encore à traduire en langage universel la sagesse d’Israël, tout comme ils enrichissent le judaïsme lui-même de la méthode scientifique et des concepts spéculatifs.
Si n’était l’intérêt profond que l’Église reconnut très tôt dans les écrits de Philon, ce qui aura permis de conserver au fil de l’histoire bon nombre de ses œuvres, il n’aurait sans doute rien subsisté de tout cela. Non seulement, la fameuse bibliothèque d’Alexandrie fut successivement et puis définitivement livrée aux flammes, mais encore et surtout, le judaïsme alexandrin fut après les premiers soubresauts dont Philon fut témoin, complètement anéanti par Trajan en l’an 115. Philon n’eut pas de disciple juif car il n’y eut plus de disciples.
Mireille Hadas-Lebel nous raconte comment, vers l’an 37, un préfet romain carriériste du nom de Flaccus laissa sans réagir des synagogues se faire incendier par une populace indigène envieuse qui ne pouvait souffrir du statut civique dont jouissait les juifs, trop proche à leur goût de celui de la classe grecque dominante. Les juifs qui pouvaient pourtant attester de la présence de leurs ancêtres à Alexandrie depuis de nombreuses générations sinon à ses fondations, se firent traiter « d’étrangers et d’immigrants » par édit préfectoral. Flaccus finit par organiser lui-même la spoliation, l’émeute et la persécution jusqu’à rassembler les juifs dans une sorte de ghetto où ils connurent la famine et la misère, sans parler de sévices et bûchers où des familles entières périrent. Par la suite, Philon à la tête d’une délégation venue amadouer la mégalomanie meurtrière de l’empereur Caligula dût affronter le réquisitoire d’un certain Apion demandant « pourquoi s’ils étaient citoyens, les juifs n’adoraient-ils pas les mêmes dieux que les Alexandrins » ou encore – d’une modernité sidérante – arguant que la « civilisation juive n’avait jamais produit de grands hommes ayant innové dans les arts ou excellé dans la sagesse, contrairement à la Grèce et à Alexandrie »…
Rivon Krygier