Ses thèses, ses méthodes, celles sur l’étude du suicide, entre autres, sont encore étudiées dans les universités. Émile Durkheim est un monument, et Marcel Fournier, professeur de sociologie à l’Université de Montréal, n’a pas craint de s’y attaquer. Il vient de publier une volumineuse biographie, intitulée simplement Émile Durkheim, 1858-1917, aux Éditions Fayard.
En fait, c’est par le neveu et associé de Durkheim, l’anthropologue et sociologue Marcel Mauss, à qui il a également consacré une biographie, que Fournier est arrivé à l’oncle. Cette biographie de Mauss, la première du genre, a connu un succès retentissant et reçu beaucoup d’éloges, notamment en France. Du coup, l’éditeur de Fournier s’est empressé d’en commander une autre à l’infatigable chercheur, celle-là portant sur Durkheim. Il faut dire que Fournier avait aussi édité la correspondance entre les deux hommes, qui ont travaillé ensemble.
« Le neveu était moins connu du grand public, j’avais eu accès à des archives nouvelles. Le personnage de Mauss était fascinant, plus bohème, plus original dans sa pensée et plus engagé politiquement ; c’était un militant socialiste », dit-il. À ses côtés, Durkheim, l’alter ego, qu’on surnomme à un moment donné « le Grand Manitou », fait figure d’oncle austère, rigoureux, exigeant, menant une vie de famille rangée. Mais l’encadrement de l’oncle est indispensable au neveu, comme le travail du neveu est nécessaire à l’oncle, et tout ce monde travaillait étroitement en équipe dans cette nouvelle école de la sociologie de France, comme Fournier s’est appliqué à le démontrer.
Le champ de travail couvert par Durkheim, et par le fait même par la biographie que signe Fournier, est vertigineux. De l’origine des religions à la division du travail social, du suicide au divorce en passant par la criminalité et le racisme, de la recherche du bonheur à la nécessité de la morale, l’homme s’est intéressé aux aspects les plus variés d’une société en mouvement, y a consacré une réflexion rigoureuse, sans négliger les nuances. En fait, Durkheim a fondé une école que Fournier appelle parfois le « réalisme social ». Et à un moment donné, Fournier le compare à l’écrivain Émile Zola, de l’école du naturalisme en littérature. Comme Zola, Durkheim a pris parti pour Dreyfus lorsque cette affaire a déchiré la France, et comme lui, il livre un long et patient travail d’observation, par lequel il veut arriver à la science.
« Le naturalisme est à la littérature ce que la sociologie est aux sciences humaines, écrit Fournier. Pour parler de sa propre perspective, Durkheim parle de naturalisme sociologique. Tous deux ont un même regard objectivant sur la réalité sociale. L’un prend des notes, découvre la photographie, l’autre réunit et construit des données statistiques, dépouille les récits des voyageurs et les observations des anthropologues. »
Pour expliquer le suicide, par exemple, Durkheim s’appuie essentiellement sur des données sociologiques, obtenues grâce à la statistique. Selon lui, le nombre de suicides est la mesure objective du malheur qui affecte les sociétés.
« En prenant comme objet le suicide, écrit Fournier, Durkheim entend étudier, d’un point de vue sociologique, l’acte le plus individuel, le plus privé qui soit ; il va aussi, comme un clinicien, poser un diagnostic sur l’état de santé des sociétés contemporaines et des peuples dits civilisés. » Certaines questions qu’il se pose alors sont d’ailleurs encore pertinentes aujourd’hui, par exemple : « La vie conjugale protège-t-elle l’homme de beaucoup de malheurs, dont le suicide ? Le suicide est-il un geste de folie ? »
Du rôle essentiellement social de la religion
Si on l’a parfois jugée bourgeoise et conservatrice, comme l’observe Marcel Fournier en entrevue, la pensée de Durkheim a eu ses élans révolutionnaires. Fils et petit-fils de rabbin , il est agnostique et tente, objectivement, de découvrir « les causes qui firent éclore le sentiment religieux dans l’humanité ». À ses yeux, ce sont les hommes qui ont créé Dieu, plus vraisemblablement que l’inverse. « [...] la religion n’est pas, de son point de vue, affaire de révélation, elle est "chose essentiellement sociale" », écrit Fournier, qui considère par ailleurs que Les Formes élémentaires de la vie religieuse, publié par Durkheim en 1912, est l’ouvrage le plus important du sociologue. Du coup, Durkheim met sur le même pied toutes les religions, ce qui déplaît aux pratiquants de la sienne, le judaïsme, comme aux chrétiens. « À chaque société sa culture, à chaque société sa morale » est l’une des conclusions nouvelles auxquelles il arrive avec Marcel Mauss, dit Fournier. Reconnaissant l’apport essentiel de la religion, Durkheim dira cependant : « Ce n’est pas avec la logique qu’on vient à bout de la foi. »
« Il est attaché à sa culture en même temps qu’il effectue des ruptures », résume Fournier.
Durkheim est par ailleurs à l’avant-garde de tout un mouvement d’émancipation laïque qui secoue la France. Un nouvel ordre social émerge d’ailleurs de ces bouleversements. Dans ce contexte, le travail prend une nouvelle valeur, et Durkheim s’y intéresse intensément.
« Trouver du plaisir dans un travail régulier et persistant, c’est quelque chose de nouveau », écrit Fournier. Au sujet de la division du travail, Durkheim défendra les spécialisations et se fera d’ailleurs plus tard reprocher d’avoir eu une attitude corporatiste, note Fournier en entrevue. Dans l’ensemble, ajoute-t-il, on peut définir la position de Durkheim comme une forme de « communautarisme libéral », à la fois pour la défense de l’individu et pour l’intervention de l’État. Pour cela, « son discours a pu paraître conservateur à ceux qui voulaient la révolution », notamment les socialistes. Pourtant, Durkheim était un homme de changement, sur les plans de l’éducation et de la morale.
Mais, selon lui, la société ne change « ni par révolution, ni par décret », ajoute le chercheur.
Reste que, pour Durkheim, dans cette société laïque en changement, il faut redonner une place à la morale comme ciment social. Et le sociologue s’intéressera assidûment à cette question tout au long de sa vie. « On l’a présenté comme un grand prêtre dont la mission était de donner une nouvelle morale à cette France républicaine et laïque. [...] Il considérait qu’il y avait une nécessité d’avoir des règles morales », dit Fournier.
Cette morale aurait pu s’ériger sur les bases de la science et de la sociologie. Or, à ce chapitre, les conclusions demeurent fragiles, reconnaît le biographe, qui croit qu’encore aujourd’hui la morale demeure plus le fait d’un héritage religieux que d’une éthique scientifique ou sociologique.
copyright Le devoir Caroline Montpetit
Émile Durkheim 1858-1917
Marcel Fournier
Fayard, Paris, 2007, 947 pages