C’est un bel établissement moderne et clair au milieu des petites maisons avec jardinets. Au printemps les amandiers en fleurs et les oliviers parfument les alentours. Cet institut, bien caché dans ce quartier populaire, a une influence importante : 1000 femmes et jeunes filles y étudient.
Le mouvement Beit Yaakov avait déjà ouvert l’enseignement aux filles et jeunes femmes juives orthodoxes dès 1920. On y enseigne la Tora, mais non le talmud réservé aux hommes, et les études supérieures permettent aux femmes de travailler à l’extérieur avec un bon salaire afin que le mari puisse s’adonner entièrement aux études dans la yeshiva (école talmudique). Ici à Matan, ce sont les femmes elles-mêmes qui étudient et qui enseignent. C’est un « talmud -Tora » pour les femmes. Le corps enseignant se compose de 6 rabbins et de 12 femmes.
Le programme de 30 cours par semaine offre un éventail diversifié d’études approfondies de la Bible et des commentaires talmudiques.
La fondatrice Malke Bina, mère de 5 enfants et grand-mère de 15 petits enfants, interviewée par Ruthie Blum Leibovitz pour Jerusalem-Post (15 oct 2008), nous dévoile comment Matan est né. Malke a grandi à Baltimore au Maryland. Adolescente elle lit Yentl du romancier Isaac Bashevis Singer. C’est l’histoire d’une fillette juive d’Europe de l’est, au début des années 1900, qui se déguise en garçon afin de suivre sa passion pour l’étude de la Tora. Cette lecture a un grand impact sur Malke qui est prête à faire quelque chose de semblable dans sa maison et sa communauté bien que l’étude de la Tora ne lui fût pas interdite. Au contraire, elle se rappelle avec émotion que son père, un rabbin , avait l’habitude « d’étudier avec elle ».
Mais, malgré tout, il y avait des limites à cette sorte d’étude pour les femmes. Ces limites n’ont aucun sens pour Malke qui affirme : « Dieu nous a donné la Tora et il désire que nous l’étudions tous. Et c’est ce qui se fait dans cette maison » dit-elle, en escortant la journaliste dans l’auditorium rempli de femmes qui écoutent une conférence donnée par une femme depuis le podium. « Petite fille, je ne pouvais qu’en rêver » s’exclame Malke. Mais elle n’a pas fait que rêver, elle a agi et cela a donné un résultat : une organisation internationale basée en Israël avec une maison d’étude bilingue, un site Internet, une lettre de nouvelles, des programmes d’étude pour des populations désavantagées.
1) Un programme spécial prépare à la Bat Mitzva (majorité religieuse pour les filles à 12 ans). Mère et fille étudient ensemble « La femme juive au cours des générations ». Ce programme est très apprécié en Israël et à l’étranger (Etats-Unis, Canada, Australie, Afrique du Sud). Il y a deux sections, une pour le milieu orthodoxe et une pour le milieu laïc de plus en plus intéressé. Les rencontres s’accompagnent d’activités artistiques : art, danse, musique, théâtre, peinture...
2) Un séminaire a été mis en place pour des infirmières d’origine éthiopienne, travaillant dans les hôpitaux et en milieu gériatrique : cours d’éthique médicale, de relation avec les personnes âgées, de soins palliatifs, etc.
3) Chaque semaine une étude de la paracha (section hebdomadaire de la Tora lue à la synagogue) est proposée à des femmes du quartier.
Malke Bina poursuit : « Matan est né de mon propre désir de fouiller dans les textes et commentaires talmudiques. Nous avons pu créer une nouvelle réalité, une tendance générale. Ce mouvement a commencé en 1988 avec la création de Matan et depuis, des dizaines d’institutions ont surgi dans le pays. Au début on comptait 50 % d’anglophones et 50 % d’hébréophones, actuellement la majorité est hébréophone. »
« Vous considérez-vous orthodoxe « féministe » ? ».
« J’ai toujours été très hésitante sur l’expression « féministe ». Il y a une connotation négative dans le sens que pour s’affirmer, la femme devrait faire exactement comme les hommes et perdrait sa spécificité féminine. Mais si être « féministe » c’est la possibilité qu’a la femme d’utiliser tous ses talents, de se concentrer et d’accomplir de grandes choses dans le monde, alors oui, je suis féministe. C’est un phénomène positif auquel j’essaye de participer. Je voyais que le niveau d’étude de la Tora chez les femmes juives n’était pas ce qu’il pourrait être ; non seulement elles devraient aller à une maison d’étude, mais encore il faudrait qu’elles en créent une, et c’est ce que j’ai fait. »
« Ce niveau d’étude insuffisant dont vous parlez, l’avez-vous constaté après votre venue en Israël ou déjà aux Etats-Unis ? »
« Cela s’applique à la vie juive en général et pas seulement en Israël. A 17 ans et demi, quand je suis venue en Israël, j’étais dans un milieu que vous pourriez appeler ultra-orthodoxe . Je fréquentais l’école Beit Yaacov. Nous avions un enseignement très poussé de la Tora, de l’hébreu en plus de Shakespeare et des mathématiques. C’est en commençant le séminaire post-scolaire, après mon alya (émigration) en Israël, que je me suis posée sérieusement la question « Si une femme est capable de réaliser x, en terme de Tora, pourquoi ne peut-elle pas réaliser y ? Mais tout le monde me disait « C’est suffisant pour les femmes ! ». Je n’ai jamais compris pourquoi. »
« Durant mes études secondaires, quand mon père « étudiait avec moi » et pendant mes études au séminaire, j’approfondissais la Tora et je constatais que si Rambam (Maïmonide ) écrivait que pour atteindre sa perfection (plénitude spirituelle) une personne doit étudier et comprendre la Tora d’une manière complète, cela était vrai aussi pour les femmes. Si dans les anciennes générations les femmes n’avaient pas l’autorisation d’apprendre, et si la connaissance était un choix facultatif, actuellement les femmes allant travailler à l’extérieur ont besoin d’apprendre, c’est un impératif. La question était « Que peuvent elles apprendre ? ». Quand, au jardin d’enfants, j’ai reçu mon premier « houmach » (les 5 livres de Moïse), ma grand-mère a éclaté en pleurs. « Grand-mère, pourquoi pleures-tu ? » lui ai-je demandé ? ‘N’es-tu pas contente ?’ Elle m’a répondu : « Je suis heureuse pour toi mais je pleure car je n’ai pas eu cette chance. Petite fille, je suppliais mon père de me laisser apprendre avec le tuteur de mes frères, mais il n’a jamais voulu. Il disait : ‘Tu es une fille et les filles n’apprennent pas !’. C’est ainsi que les femmes de la génération de ma grand-mère n’ont jamais étudié et du coup ont perdu le contact avec les traditions juives. »
« Qu’avez-vous fait pour ouvrir l’étude de la Tora aux femmes, malgré l’opposition de la part des hommes ? »
« Ma réponse est : j’aime l’enseignement. La Tora est le monde de Dieu et des prophètes sur lequel sont basées nos traditions et la vie et nous devons tout simplement la connaître. »
« N’y a-t-il pas un glissement qui peut se faire ? Puisque vous êtes autorisées à apprendre la Tora, alors pourquoi ne pourriez-vous pas lire la Tora à la synagogue comme le font les femmes dans un autre milieu ? Où est la limite ? »
« Pour nous orthodoxes , il y a les prescriptions (Halakha ) qui dictent la conduite à suivre. Déjà des rabbins ont permis cette maison d’étude pour femmes et encouragé la création d’autres centres semblables. »
« Avez-vous senti de la résistance, de la désapprobation de votre communauté ? »
« Non, pas de ma communauté. Certains de mes amis ne sont pas pleinement d’accord avec ce que je fais, mais je ne suis pas du type à m’opposer. On peut penser ce que l’on veut sans être agressif. Evidemment, je ne recrute pas des étudiantes dans les quartiers ultra-orthodoxes de Géoula ou de Mea Shéarim. Matan n’est pas pour ce genre de population. Ces milieux ont d’ailleurs leurs propres institutions touchant les femmes et le niveau y est beaucoup plus élevé qu’il y a 20 ou 30 ans. A Matan, nous avons la population orthodoxe la plus ouverte et de plus en plus de femmes laïques. »
« Pensez-vous que les femmes ont plus d’aptitudes pour ce genre d’étude car elles réfléchissent d’une façon plus personnelle, plus existentielle ? »
« Oui, car elles analysent de manière psychologique. En même temps elles ont une possibilité d’aborder ces textes de façon analytique, logique. Les hommes ont cette approche analytique mais actuellement ils introduisent cette analyse psychologique. En d’autres termes, il y a un apport réciproque ».
« 20 ans après. Qu’est-ce qui est semblable ou différent de votre vision première ? »
« Je n’ai jamais vraiment eu de vision. J’aimais la Tora, je désirais inspirer d’autres femmes. J’étais déçue que dans les séminaires pour femmes, sur les 30 enseignants, 29 étaient des hommes. Je ne trouvais pas logique que les femmes ne puissent pas enseigner, elles ont les mêmes gênes que les hommes. Comment les hommes sont-ils arrivés au niveau d’étude où ils en sont ? Ils s’asseyaient ensemble et étudiaient. Ils développaient ainsi leur aptitude à analyser et comparer. Je savais que si des femmes faisaient la même chose, elles atteindraient elles aussi de hauts niveaux de réflexion ».
Et de fait, dans la bibliothèque de Matan on peut voir de petits groupes de femmes ou de jeunes filles qui discutent, des livres ouverts devant elles, une vraie yeshiva (école talmudique), et la bibliothèque qui d’ordinaire est un lieu de silence, est ici une vraie ruche où l’on discute, argumente, compare (médite, préciserait le rabbin D. Epstein). A la question de la journaliste sur la possibilité que des femmes soient juges (comme Debora) à la Cour rabbinique, Malke Bina répond « Les femmes sont de plus en plus capables de tenir ce rôle, mais il n’y a pas encore de consensus. D’ailleurs même du temps des Juges, Débora, fut une exception à la règle. Malgré ces restrictions, le rôle de la femme est de plus en plus crucial aujourd’hui. Bien que mon père était rabbin , ce que je vois de plus important en lui, ce fût son rôle de « Rebbe ». Le « Rebbe » est un guide spirituel, un conseiller et si la femme ne peut avoir ce titre, en fait elle peut l’être réellement ».
Pour le rabbin Daniel Epstein qui donne des cours magistraux dans l’auditorium, « Matan est un lieu de parole où les conditions sont données pour une parole non soumise à d’autres institutions, en particulier l’université. C’est un lieu créé pour les femmes, avec un langage intelligible pour notre époque. Une parole qui donne un sens pertinent pour notre génération. Pour ma part (c’est ce que je fais), c’est un lieu de confluences, de convergences. Ce qui dans notre cerveau est souvent séparé par notre sensibilité : juif- non juif, milieu sociologique… est rassemblé. Recevoir en direct la pensée de l’un ou de l’autre. » C’est ainsi que pendant les cours du rabbin Daniel Epstein, un commentaire de Rachi sur la Bible est mis en parallèle avec Rabbi Nahman de Breslav , Winikott, Levinas ou Semprun.
« On fait le lien en soi. La gloire de Dieu est dans tous les lieux… »
« Ce n’est pas un hasard si j’enseigne à Matan, à des femmes. Les femmes ont une plus grande sensibilité, émotivité, une vibration intérieure qui est souvent atténuée chez les hommes. C’est une maison d’étude dans le sens de débat, de discussion, même si mon enseignement est magistral, il n’est pas dogmatique mais personnel.
Dans la yeshiva il y a deux aspects : la recherche et la méditation à haute voix. Pour ce deuxième aspect, il y faut la confiance. Il y a un élément religieux dans le sens d’une émotion, d’une intervention divine dans la parole, d’une « divine surprise ». Pour l’aspect de recherche, cela se poursuit sur des années, une parole et une écoute qui se forment, qui évoluent, on ne prouve rien… et surtout pas Dieu. Il se ‘laisse entendre’. »
Il n’est pas étonnant que d’année en année, on s’inscrive à ce cours pour écouter ce qui se ‘laisse entendre’, pour entrer dans cette méditation à haute voix.
A ma question, « il n’y a pas beaucoup de jeunes étudiantes à vos cours ? ». Le Rabbin Daniel Epstein répond « Le poids des ans est important pour entendre. Ce n’est pas le brillant des idées qui compte, mais plutôt leur retentissement. La majorité de l’assistance est composée de femmes, enseignantes, psychologues, soignantes, artistes, qui travaillent et qui prennent une matinée, parfois deux sur leur temps de travail. Ce qui est fondamental, c’est de ne pas perdre la dimension d’humanité ».
Matan reste un lieu de tradition dans le sens de fidélité et renouvellement.
Suzanne Millet pour http://un-echo-israel.net
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