Le principal sujet de la Parasha kedoshim qui se place au cœur même du Lévitique (livre difficile et ritualiste), lui-même au centre du pentateuque, est la Kedousha humaine, la capacité chez l’humain d’approcher la sainteté, ou du moins d’y aspirer. Cette quête de sainteté, arrachement à la banalité, reste l’inspiration ultime de la démarche religieuse.
Moïse Hayyim Luzzatto termine son célèbre ouvrage « Le Sentier de rectitude » par une réflexion sur la sainteté, dixième niveau atteignable par un humain. En voici un extrait :
« La sainteté se présente à nous sous deux ; aspects : aspect d’exercice volontaire et d’effort au début, aspect de récompense céleste et de don gratuit à son couronnement. En d’autres termes, l’homme commence par se sanctifier lui-même et reçoit, en fin de compte, la sanctification d’En-Haut.
C’est ce qu’ont enseigné nos Sages . « Si l’homme se sanctifie quelque peu, il se voit sanctifié encore bien davantage ; se sanctifie-t-il ici-bas, il reçoit la sanctification d’En … Haut. » (Yoma, 39a)
En quoi consiste son effort ? A se séparer et à se déraciner entièrement du monde matériel pour s’attacher constamment, à toute heure et à tout instant, à l’Eternel. C’est la raison pour laquelle, les prophètes sont appelés « anges »…
Même au moment où l’homme saint est pris par les occupations matérielles indispensables à sa vie physique, son âme ne se départ pas de son désir suprême, l’attachement, ainsi qu’il est écrit (Psaumes 63.9) : « Mon âme est attachée à ta suite, ta droite me soutient. » Cependant, il faut reconnaître, qu’il est impossible à un homme de parvenir par ses propres forces à un degré d’élévation qui dépasse ses moyens. Car, en fin de compte, c’est un être. Composé de matière, fait de chair et de sang. C’est pourquoi nous avons dit que le couronnement de la sainteté était un don gratuit.
En résumé, la sainteté consiste pour l’homme à s’attacher constamment à Dieu, à un point tel que, quelle que soit l’action qu’il accomplisse, il ne vienne jamais à se séparer de lui ni à s’en éloigner. »
On remarquera que l’injonction de l’amour est au cœur de la parasha Kedoshim qui traite de la sainteté : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, je suis l’Éternel ». Cette injonction à aimer le prochain, parfait dépassement de soi, a été considérée par les rabbins comme l’essence même du message de la Tora, en cela Jésus n’a rien inventé, mais n’a fait que confirmer ses maîtres.
Aimer son prochain peut se faire de deux façons : soit s’attacher à lui pour ce qu’il vous apporte, cet amour est alors intéressé. Dans un tel cas on s’aime d’abord soi-même. Soit aimer le prochain pour ce qu’on peut lui apporter. C’est-à-dire être totalement dans le don de soi aux autres. Cet amour-là est bien sûr beaucoup plus difficile. Il oblige à une forme de renoncement, un effacement de sa propre personne face à l’intérêt extérieur.
C’est pourquoi le commandement nous dit « comme toi-même », l’autre est aussi moi-même, c’est-à-dire que j’ai su renoncer à mon intérêt premier pour m’ouvrir à autre que moi. Le verset se termine par le terme « je suis l’Éternel ». C’est en pensant à l’Éternel, c’est-à-dire l’infini de l’être que l’on peut parvenir à l’autre comme soi-même.
Mais on peut aussi comprendre l’expression « je suis l’Éternel », comme un conditionnel : ce n’est que par l’amour du prochain que l’Éternel est en ce monde. Cette idée est exprimée chez les sages qui décrivent l’éloignement de la shekhina dès lors que les humains se détestent.
On peut enfin comprendre que le « je » véritable, c’est-à-dire l’Ego humain, doit se fondre dans l’idée de l’Éternel.
Nous savons combien l’approche fondamentaliste d’une religion en est la pire distorsion. À l’heure où dans le judaïsme le fondamentalisme devient à la mode, il est bon d’en rappeler les pièges et d‘en dénoncer les excès. Ici, celui de l’inspiration égotique à la sainteté par un surinvestissement du rite au détriment de l’éthique. Le phénomène est partout visible dans le judaïsme contemporain qui aime parfois à s’auto-caricaturer.
Certains réduisent même le champ d’application de l’injonction d’amour de l’autre à un domaine restrictif. Le prochain, c’est le juif et chez le juif, c’est le juif kasher , le juif déviant étant infréquentable, voire détestable ! Le prochain devient donc moi-même. Celui qui comme moi est plongé dans le rite, ou à la rigueur susceptible d’y rentrer grâce à ma force de conviction. On en arrive donc à une totale déformation du message.
Dans la Tora, le rite, instrument nécessaire, est le chemin menant à l’amour altruiste qui demeure le but de toujours.
Dans le fondamentalisme, l’amour est sacrifié sur l’autel du rite devenu objet d’idolâtrie. Au nom de la pureté de rite, on est prêt à écraser le visage de l’autre, le dénaturer et le mépriser. Combien de violence et d’humiliation entend-on autour de nous au nom de ce fondamentalisme malsain ! Combien de souffrance humaine fait-on subir au nom du rite ! Plus aucun renoncement de soi, contrairement à ce que prônait Luzzatto, mais satisfaction de l’image de soi, de son auto-déguisement en homme de sainteté. La distorsion du message est donc totale, on glisse de l’amour dans la perversion, de l’effacement du moi dans le paganisme d’une image juive fantasmée.
Ces mots ne remettant nullement en cause les personnes très pratiquantes d’un cœur sincère et par soucis de bien faire, tout en gardant l’esprit ouvert, ce qu’on attend d’un pieux véritable, un Hassid. Il ne faut pas confondre Hassid et fondamentaliste.
En tout cas, la sainteté passe par l’amour et l’amour véritable par la sainteté. L’amour n’a de sens, comme la spiritualité, que lorsqu’il y a ouverture vers autrui, qui ne doit pas se réduire au reflet de nous-même, à un narcissisme sous couvert de spiritualité.
Yeshaya Dalsace
La Torah au temps du corona (7)
Achare-Qedochim (Lévitique, 16,1-20,27)
8 Iyar 5780/2 mai 2020
Corona Torah serait la latinisation de Keter Torah, « La couronne de la Torah », expression qui, entre autres usages, donne son titre à un long poème de Isaachar Bär ben Judah Carmoly, rabbin alsacien du 18è siècle, pur génie quant à l’érudition, l’intelligence et la créativité.
Keter, dans l’arbre de vie kabbalistique, est la plus élevée des sephirot et celle qui porte le plus haut degré d’abstraction. Irréelle telle … un virus.
Bref, il n’est pas vain de saisir le moment pour considérer le texte toraïque de la semaine et voir ce qu’il nous fait lire/entendre quant à notre présent pandémique et confiné.
Deux parashiot attachées qui nous parlent de sainteté : celle de Yom Kipour, celle du Sanctuaire, celle des sacrifices, celle des relations sexuelles, celle du sujet humain devant le divin (tsedaka, honnêteté, pratique de l’égalité, respect des parents, célébration du shabbat…).
Comme toujours, la structure du texte biblique est porteuse d’enseignement. Ici la séquence « Achare-Qedochim » ou plutôt, dans la forme complète, « Achere Moth-Kedochim », soit « Après la mort [des deux fils d’Aaron] – [Soyez] Saints ». Que l’on peut d’emblée comprendre, dans une opposition, comme : « Pour ne pas encourir la mort, prenez le chemin de la sainteté ». Déjà une indication : dans le judaïsme, on n’est pas sanctifié quand on est mort. Bonne nouvelle qui éclaire la notion de sainteté, celle-ci se situe dans le vivant, dans l’action, dans la pratique. « Soyez saints » = « Pratiquez la sainteté ». Sans détachement du monde et des autres, sans rejet de la matérialité et du corps. « Sanctifiez-vous et soyez saints, car je suis l’Éternel votre Dieu » (Lév. XX, 7 ; Bible du Rabbinat) Pourquoi la redondance ? À vous de le faire, dit le texte, en visant l’objectif de sainteté.
Qu’est-ce que la mort sinon, dans le lexique psychanalytique, la déliaison, c’est-à-dire la séparation, la dissociation, la fragmentation. Le disparu/la disparue n’est plus avec moi, d’une part, et, d’autre part, mon monde est désormais brisé. Le deuil est justement un travail – ou un espoir – de reconstitution psychologique et morale, visant à retrouver une plénitude. La sainteté serait du côté d’une telle plénitude, d’une harmonie sinon d’un ordre, un agencement qui fonctionne, un monde qui tourne.
Le nôtre, actuellement, hanté part la mort ne tourne pas bien. Le dysfonctionnement touche toutes les sphères (médicale, économique, éducative,…). La réaction est de malgré tout maintenir du vivant : la relation et la solidarité. Le social d’avant n’est pas le seul modèle, il est possible d’inventer d’autres formes de socialité – et la technologie trouve soudainement une fonction entièrement positive. L’invention technologique au service de l’invention sociale. De nouveaux rituels s’établissent, de nouveaux liens : on applaudit à 20h, on se rencontre sur écran, on chante en chœur sans chorale, on se sourit avec un masque et on se salue avec le coude. Des formes de sainteté.
Car la sainteté dans le judaïsme n’est pas au bout du chemin, elle est sur le chemin et, si possible, elle est le chemin. Emmanuel Lévinas précise : « Responsabilité pour autrui, le pour-l’autre « dés-intéressé » de la sainteté. Je ne dis pas que les hommes sont des saints ou vont vers la sainteté. Je dis seulement que la vocation de la sainteté est reconnue par tout être humain comme valeur et que cette reconnaissance définit l’humain » (Altérité et transcendance).
Ne pas oublier l’autre même si le confinement et les gestes barrières le mettent à distance – et parce qu’ils le mettent à distance. Garder le lien du vivant. « La saintété qu’il [le judaïsme] veut lui vient du Dieu vivant » conclut Emmanuel Lévinas dans un texte (Du sacré au saint) où il pose la distinction entre le saint et le sacré, cette dernière notion étant du côté de la noirceur et de la sorcellerie, tout ce qui brouille les relations entre humains.
Et l’on comprend que Rabbi Akiva présentait la prescription suivante, sise dans Qedochim, comme le cœur ou le nerf de la Torah, un « principe majeur » dit Rashi : « Ne te venge ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple, mais aime ton prochain comme toi-même : je suis l’Éternel » (Lév. , XIX, 18, Bible du Rabbinat). L’amour définit la relation indispensable et la fin du verset montre que le divin se perçoit d’abord dans cette relation. Si l’autre souffre, je souffre. Je suis confiné mais je souffre avec celui/celle qui est en réanimation. Le confinement n’est pas égoïsme, il est protection de soi et de l’autre, un autre que je n’oublie jamais. La sainteté passe par l’autre.
Plus loin, il est au demeurant précisé : « Il sera pour vous comme un de vos compatriotes, l’étranger qui séjourne avec vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers dans le pays d’Egypte je suis l’Éternel votre Dieu » (Lév. XIX, 34 ; Bible du Rabbinat). La répétition de la formule « comme toi-même » pose la mesure du « prochain » : ce n’est pas seulement le proche immédiat, ma maisonnée, mon clan, ma tribu mais l’ensemble des humains. Eux qui, dans leur ensemble, sont touchés par le Covid-19. Incroyable circonstance où l’on peut prendre conscience de ce que veut dire « l’humanité ».
D’ailleurs Ben Azaï contestait le choix de Rabbi Akiva et préférait comme énoncé fondateur : « Ceci est l’histoire des générations de l’humanité. Lorsque Dieu créa l’être humain, il le fit à sa propre ressemblance » (Gen. V, 1 ; Bible du Rabbinat). Tous les humains sont frères/sœurs et ont droit à notre amour. Pas facile, certes. Il s’agit d’un cheminement. Le texte biblique le reconnaît : « "Parle à toute la communauté des enfants d’Israël et dis-leur : Soyez saints ! Car je suis saint, moi l’Éternel, votre Dieu » (Lév. , XIX, 2 ; Bible du Rabbinat).
קְדֹשִׁים תִּהְיוּ : כִּי קָדוֹשׁ, אֲנִי יְהוָה אֱלֹהֵיכֶם… Le premier kadosh (« Soyez saints ») est incomplet, sans vav, tandis que le second (« je suis saint ») est plein, avec un vav. Entre les deux termes, le chemin de la sainteté aui commence au verset suivant : « Révérez, chacun, votre mère et votre père, et observez mes sabbats : je suis l’Éternel votre Dieu. (Lév. , XIX, 3 ; Bible du Rabbinat). Shabbat shalom !
Prenez soin de vous, prenez soin des autres, soyons unis par le cœur et l’esprit, soyons vaillants pour préserver la lumière du judaïsme et de la paix.
Alexis Nuselovici,
Président, Or Chalom